En 1914, l’empire colonial allemand est à son apogée, administrant des terres, en Asie, en Océanie et surtout en Afrique. Au lendemain de la déclaration de guerre, les forces de la Triple Entente décident d’attaquer les possessions allemandes en Afrique, où les rivalités sont exacerbées depuis le « partage de Berlin » (1884-1885). Pour les Français, les Britanniques et les Belges établis dans les colonies voisines, le contrôle de la Mittel Afrika est un enjeu d’importance pour l’accès aux matières premières indispensables à l’économie et à l’effort de guerre.
Dès août 1914, des colonnes mobilisées dans les différents empires coloniaux se lancent à l’assaut du Kamerun, transfigurant la « guerre des Européens » en « guerre des Africains ». Les combats vont durer près de deux ans.
Quatre fronts s’ouvrent en quelques semaines au Nord, à l’Est, au Sud et sur le littoral camerounais. C’est une guerre de mouvement qui s’engage dans un milieu naturel difficile : la chaleur humide, la savane herbacée, la grande forêt dense, la mangrove, les forêts galeries… Il faut cheminer en suivant les pistes de latérite, en se frayant à pied des sentiers dans la brousse, en remontant les fleuves en pirogue.
C’est aussi une guerre de voies de communication : les 200 kilomètres de voie ferrée et les axes routiers et fluviaux déterminent la pénétration dans l’hinterland et les liens possibles avec la métropole (télégraphe, téléphone, câble). De part et d’autre, l’artillerie de guerre européenne a été transbordée : canons Nordenfeld, Krupp, obusiers, mitrailleuses Maxim, Gatling, Vickers, Lewis, Hotchkiss, etc. Les combattants, en uniformes de circonstance, portent des grenades, des fusées éclairantes, des fusils Mauser, Lee Enfield, Lebel ; des armes traditionnelles sont adaptées aux tenues des soldats africains : fusils de traite, machettes ou poignards, pointes de flèches…
Sur le terrain sahélien du nord, les troupes britanniques mobilisées au Nigeria avancent en unités de cavalerie, dont un escadron de Spahis du West India Regiment, conjointement avec les troupes françaises parties de Fort-Lamy au Tchad.
Après la prise de Kousséri en septembre 1914, l’avancée semble rapide dans les plaines, mais elle se heurte aux positions de refuge allemandes dès le piedmont des Monts Mandaras et les plateaux enclavés de l’Adamaoua.
Au Sud et à l’Est, régions aux faibles densités de peuplement, les attaques sont ciblées sur les comptoirs commerciaux. Les colonnes françaises du Gabon, de la Sangha, de Lobaye et de la Ngoko, qui représentent près de 7 000 hommes, sont appuyées par 700 « Habits Noirs » de la Force Publique Belge. Bonga et Zinga sont prises à coup de canonnières (voir la couverture d’un cahier d’écoliers publié à la rentrée 1914).
Lorsque les soldats français menés par le colonel Hutin s’emparent des entrepôts de la Gesellschaft Süd-Kamerun à Moloundou en décembre 1914, ils récupèrent un précieux butin de guerre : la carte de Max Moisel, seule carte géographique détaillée du pays réalisée au 1/300 000e. (Sur l’histoire de cette carte, lire l’article « La carte de Moisel »)
Côté littoral, les ports de Campo, Kribi, Victoria (Limbé aujourd’hui) font l’objet de pilonnages ciblés. Mais le grand objectif reste le port de Douala, au cœur du Golfe de Guinée.
Un corps expéditionnaire franco-britannique est organisé avec 4 500 soldats provenant de la West African Frontier Force, de la Royal Navy et des unités de Tirailleurs d’Afrique Occidentale Française, autant de porteurs, des croiseurs armés, des blindés, une ambulance... C’est la première expérience de commandement intégré de cette guerre, bien avant la bataille de la Somme de 1916 !
Abasourdis par la violence des bombardements navals, les Allemands sabordent leurs vaisseaux commerciaux pour boucher le chenal, cassent le quai flottant et sabotent la station télégraphique pour limiter les prises de guerre. Les machines des ateliers de la Kriegsmarine, le matériel roulant et les armes sont planquées dans l’arrière-pays, juste avant la déclaration de reddition de la ville, le 26 septembre 1914.
La symbolique est forte et les Alliés ne s’y trompent pas en y installant leur quartier général. L’arrivée du corps expéditionnaire est d’ailleurs favorablement accueillie par les Duala, très remontés contre les autorités allemandes qui viennent d’exécuter de nombreuses notabilités qu’ils soupçonnaient d’un éventuel ralliement aux ennemis, parmi lesquels la haute figure du chef Douala Manga Bell, tête de file du mouvement de résistance à l’expropriation des terres indigènes.
Rudolf Douala Manga Bell
Le prince Rudolf Douala Manga Bell (né vers 1873 et mort le 8 août 1914), petit-fils du Chef King Bell qui avait établi un Traité de protection de la paix et de l’économie du Kamerun avec les Allemands en 1884, est considéré comme l’un des pères du nationalisme camerounais et le premier chef de file de l’anticolonialisme.
Eduqué au Cameroun et en Allemagne, il dénonce dès 1905 les dépossessions foncières, les travaux forcés et la ségrégation raciale. Il sensibilise d’autres chefs confrontés à ces problématiques et tente de médiatiser son combat juridiquement et politiquement auprès du Reichstag et des missions chrétiennes, notamment lorsque le gouvernorat décide en 1911 d’expulser les autochtones du plateau Joss pour créer un quartier européen.
Arrêté en 1914 pour rébellion, il est pendu au motif de « haute trahison envers le Kaiser » quelques jours après la déclaration de guerre, à l’issue d’un procès expéditif qui entérine également la condamnation à mort de ses assistants ainsi que des dizaines d’autres notabilités à travers le pays.
À consulter et écouter sur le site de la Deutsche Welle, le portrait de Rudolf Douala Manga Bell
Références
– Niada G., 2015, Le Kamerun en Allemagne, les germano-camerounais de 1884 à 1945, affiliation à l’élite, révisionniste colonial et mémoire, Editions Ifrikiya, Yaoundé. pp. 52-57.
– Bommarius C., Sadji B.-E., 2021, Rudolf Manga Bell, un bon allemand, Présence africaine.
– Fotso H., 2021, Rudolf Douala Manga Bell : le roi contre le colonialisme.
La voie est désormais ouverte sur le pays, ses plantations de café, de cacao, de bananes, de tabac, d’hévéas, de palmiers à huile, de coton... Toutefois, la progression est plus lente que prévu. L’avancée sur la voie dégagée par le chemin de fer est compliquée par les dynamitages. La navigabilité devient impossible avec les fortes pluies. De plus, les ponts détruits ralentissent le franchissement des rivières, bien que le génie militaire français placé en arrière-ligne essaie d’intervenir rapidement pour les réparer.
Il faut deux mois et demi aux Britanniques pour atteindre Nkongsamba/Baré situé à 150 kilomètres au nord de Douala – où ils découvrent, dans un hangar, deux avions biplans jamais utilisés faute de pilote – et pour maîtriser le littoral sud-ouest, vers Victoria et Buéa, lors de batailles épiques (Yabassi, Muyuka), qui remettent en cause le pressentiment d’une victoire imminente.
La stratégie des Alliés est d’encercler les Allemands du Kamerun. Ceux-ci, surpris pour n’avoir pas anticipé la généralisation de ce conflit d’abord européen en Afrique (en vertu de la déclaration de neutralité du bassin du Congo depuis 1884), arrivent à organiser une réplique efficace avec l’appui de Berlin. Des raids impressionnants sont lancés sur le Nigeria britannique (Calabar, Takum, Yola) ainsi que du côté du Tchad et de l’Oubangui-Chari français (Bangui). Les Britanniques sont lourdement défaits sur la frontière sud-ouest (combats de Nsanakang, d’Ossidingue) pendant que les colonnes franco-belges sont contenues à l’est (Bertoua, Batouri, Moloundou) et au sud (combats de Mibang, Ebom).
Néanmoins, la supériorité numérique des Alliés (jusqu’à 15 000 combattants en 1915, dont un dixième d’Européens) amène l’état-major allemand à faire le choix d’un repli sur l’intérieur pour protéger Yaoundé, la capitale. Le pays étant récemment « pacifié », les Allemands comptent aussi sur les régions où ils ont le plus de partisans tel Karl Atangana, au Sud, qu’ils ont institué chef supérieur des Ewondo, ou certains lamido (sultans) au nord et le roi des Bamoun à l’Ouest, Ibrahim Njoya. Cependant, ils doivent aussi composer avec l’attitude ambiguë des familles ou des élites, écartelées entre le consentement à la défense et l’opportunité de s’émanciper de la tutelle allemande, en collaborant avec les Alliés. Un positionnement qui fera d’ailleurs émerger les bases d’une conscience nationale au lendemain du conflit.
La Schutztruppe, l’armée du Kamerun allemand dirigée par le Lieutenant-Colonel Zimmermann, compte 3 500 hommes à la mobilisation de 1914, dont un millier de blancs. Elle arrive à faire monter ses effectifs à 6 500 hommes en 1915. Elle a l’avantage de la connaissance du terrain et d’un bon équipement : une récente réforme a rénové l’instruction militaire, amélioré la solde et aboli les châtiments corporels sur les soldats noirs, les Askaris. Ainsi paraît-elle plus disciplinée, plus dévouée et sa capacité d’endurance déstabilise le camp adverse.
Dès lors se profile la guerre de position. Les Allemands ont érigé des blockhaus, creusé des tranchées et posé des barbelés, profitant de l’expérience africaine en réutilisant pièges de chasse ou haies traditionnelles. Français et Britanniques ont également leurs tranchées sur les lignes de front, notamment dans la vallée de la Bénoué où ils assiègent Garoua pendant dix mois, et dans la plaine de la Sava, plus au Nord. À Mora, le capitaine Von Raben de la IIIe Compagnie de la Schutztruppe s’est réfugié sur les hauteurs rocheuses avec 300 hommes, 10 mitrailleuses, des munitions, des zébus, des réserves de mil, d’eau et d’antipaludiques. Pendant les cinq cent quarante jours de la bataille du Cameroun, il réussit à repousser tous les assauts. A l’Est et au Sud, les positions ne semblent plus acquises : des lieux stratégiques changent à plusieurs reprises de mains, les assiégeants se retrouvant parfois assiégés (Edéa, Bitam, Bertoua, Lomié).
La tactique de la terre brûlée se systématise dans les deux camps : les villages sont désertés, les missions dévastées, les puits d’eau empoisonnés, les cheptels décimés et les champs incendiés lorsque les positions ne peuvent plus être tenues. Les forces allemandes privées d’approvisionnement par le blocus optent pour la guérilla, en enrôlant des civils consentants ou terrorisés pour les embuscades ou l’espionnage, notamment des femmes. Les exactions contre les civils soupçonnés de trahison et les déportations massives se multiplient.
Les troupes alliées considèrent pillages et viols comme des butins de guerre. Les prisonniers de guerre sont exilés en camps de travaux forcés. Des cohortes de femmes et d’enfants sont contraintes d’assister les soldats et les porteurs épuisés. La malnutrition, les infections et certaines maladies tropicales (paludisme, dysenterie, parasitoses) dévastent les combattants et leurs supplétifs. La faiblesse des ressources médicales aggrave la létalité.
Au milieu de l’année 1915, les positions semblent figées. Malgré des renforts, le manque de coordination entre Français et Britanniques, voire leur mésentente, ne leur permet pas de percer significativement la résistance allemande. Le tournant s’amorce en novembre 1915, à l’issue des conférences interalliées de février et d’août, pour lancer une nouvelle offensive sur Yaoundé. Avec la fin de la saison des pluies, les Britanniques ont pu avancer à l’Ouest (Kontscha, Bamenda, Banyo), les colonnes franco-belges ont réussi à prendre Tibati pendant que les colonnes franco-britanniques descendant du front nord arrivaient à Yoko.
À la jonction des armées, l’étau se resserre sur les forces allemandes qui redoublent de combativité, mais doivent replier toujours plus au Sud. En quelques semaines, la Sanaga est franchie par les Alliés, leur victoire dans la poche germanophile de Nanga-Eboko les met aux portes de Yaoundé, finalement abandonnée par les Allemands au Nouvel An 1916.
Tout en protégeant leurs arrières, les Allemands, qui ne se considèrent pas comme totalement défaits, décident de se réfugier au Rio Muni (Guinée Equatoriale) neutre. Cette retraite, négociée par le gouverneur allemand Ebermaier, est massive et ordonnée. Le commandement allemand et les trois-quarts des Askaris survivants, leurs familles et des missionnaires s’engagent sur plus de 200 kilomètres le long de la piste d’Ebolowa. Près de 20 000 personnes sont accueillies par le gouverneur espagnol Barrera qui projette de profiter de cette main-d’œuvre pour sa colonie sous-peuplée.
Alors que Berlin est informée de l’abandon de son protectorat, les derniers combats ont lieu sur la ligne du fleuve Ntem en février-mars 1916. Confiné sur l’île de Fernando Po, puis exilé à Madrid, le commandement allemand espère revenir – il déclare Madrid capitale du gouvernement provisoire du Kamerun allemand – tandis que les autorités françaises et britanniques mettent sur pied un condominium pour administrer le territoire occupé. Leur partage, de part et d’autre de la ligne Picot, sera entériné, d’une part, par le Traité de Versailles qui retirera toutes ses colonies à l’Allemagne vaincue, d’autre part, par la Société des nations (SDN) qui leur confiera le Cameroun [3] sous mandat international de type B, ouvrant une nouvelle page d’histoire pour les Camerounais es.
Ainsi, au terme de vingt-deux mois d’affrontements terrestres et navals, de milliers de morts dont le nombre exact reste méconnu, la campagne du Cameroun préfigure la guerre moderne avec des tactiques de moins en moins conventionnelles, une brutalisation amplifiée par le contexte colonial et des bouleversements géopolitiques majeurs.
↬ Muriel Samé Ekobo & Françoise Bahoken
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