L’atlas « The War in Maps. 1939-1941 » a été publié à New York en 1941 par la Bibliothèque allemande d’information (Wirsing, 1941). Il ne s’agit pas d’un inédit, puisqu’une version antérieure avait été éditée à Munich, quelques mois auparavant (Wirsing, 1940). Quel est l’objectif général de cet atlas, publié dans un pays encore neutre à l’époque ? Quelles informations sont exposées et quelles méthodes sont utilisées pour transmettre les messages ? Les cartes rassemblées dans cet atlas, accompagnées de textes explicatifs, permettent d’observer diverses formes de rhétorique graphique, conçues pour servir des objectifs politiques. Ce n’était pas vraiment nouveau, puisque des cartes de propagande avaient été utilisées pendant la période de l’entre-deux-guerres, en Hongrie ou en Allemagne, pour promouvoir des points de vue révisionnistes (Mehmel, 1995, Krasnai, 2001). Mais cet atlas, publié en anglais pour le public américain, suscite des réactions critiques et joue donc un rôle important dans le développement d’une réflexion sur le langage et la communication cartographiques. La diffusion massive des cartes de propagande fait prendre conscience de leur efficacité en tant que dispositifs de communication, et c’est ainsi que des scientifiques (dont des cartographes et des géographes) s’engagent dans une analyse des éléments graphiques qui peut être considérée comme constitutive des premiers principes de la sémiologie graphique.
« The war in maps » est le résultat du travail de plusieurs auteurs et dessinateurs. Parmi eux apparaît le nom de Giselher Wirsing, en tant que responsable de la publication. Proche de Goebbels, Wirsing est une figure majeure du journalisme pendant la période du Troisième Reich. Depuis 1935, il collabore avec la SS (Schutzstaffel - Escadron de protection) et le SD (Sicherheitsdienst - Service de sécurité). Il devient membre de la SS en 1938, puis du parti nazi en 1940. Il écrit dans plusieurs journaux, qui, dans les années 1930, font la promotion de la « révolution conservatrice », comme par exemple le mensuel Die Tat (Le Fait), qui devient par la suite un des organes de la propagande nazie.
Pendant cette période, Wirsing écrit de nombreux livres de propagande sur des sujets géopolitiques. En 1943, il a été nommé rédacteur en chef de Signal, un journal nazi bien connu, publié en plusieurs langues dans toute l’Europe. Pour l’atlas de 1941, le nom d’Albrecht Haushofer, fils de Karl Haushofer, le célèbre géopoliticien allemand, apparaît parmi les collaborateurs de Wirsing. Albrecht, géographe de formation, est alors professeur de géographie politique et de géopolitique à l’Université de Munich. Il a également occupé le poste de secrétaire de la Société allemande de géographie (Deutsche Gesellschaft für Erdkunde) de 1929 à 1940. Il reste difficile d’évaluer avec certitude son degré réel d’implication dans la préparation de l’atlas, son nom ayant pu être mentionné pour donner à la publication un vernis de scientificité (Herb, 1989, 301).
Enfin, il est essentiel de rappeler le contexte historique de cette publication. L’atlas est probablement préparé à la fin de 1940, et publié dans les premiers mois de 1941, alors que les États-Unis sont encore neutres. Le Reich est alors libre de diffuser ses propres informations aux journalistes, aux personnalités politiques et le grand public. Ainsi, la German Library of Information avait été fondée à New York en 1934, sous le patronage du ministère allemand de la Propagande (Reichministerium für Volksaufklärung und Propaganda), pour publier et distribuer divers imprimés aux États-Unis. Il s’agissait de brochures, de « livres blancs » et d’un journal, Facts in Review, le tout étant envoyé ou distribué gratuitement.
De toute évidence, The War in Maps n’a pas pour but de rendre les Américains pronazis, mais plutôt, comme pour d’autres outils de propagande, de prévenir l’influence anglaise de susciter des sentiments de sympathie envers l’Allemagne et au final de retarder l’action contre le Reich. Pour atteindre cet objectif, l’Allemagne peut compter sur le soutien de certaines composantes de la population américaine : les germano-américain
es, bien-sûr, mais aussi des groupes nationalistes et « isolationnistes », comme l’America First Committee, l’American Nationalist Party ou encore les American Patriots, voire même des mouvements d’extrême droite et antisémites, comme le groupe fasciste de la « Silver Legion of America », dont les membres sont désignés comme les « Chemises d’argent ». Dans la propagande imprimée, les cartes sont d’une importance particulière : elles ont ce pouvoir d’informer autant que de persuader, puisque le public en général est enclin à les croire, à les accepter comme des documents scientifiquement fiables, et donc des preuves visuelles.L’atlas qui retrace l’histoire de l’avant-guerre et du début de la guerre (en fait jusqu’à la fin de l’année 1940) est conçu pour convaincre le public que la victoire de l’Allemagne est inéluctable, notamment en opposant la situation de 1940 à celle de 1914, au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Il s’agit aussi de présenter le Royaume-Uni comme une menace, comme un « fauteur de troubles » pour les autres pays, et de dénoncer l’impérialisme britannique. Pour y arriver, les auteurs de l’atlas utilisent une sémiologie (carto)graphique particulière : comparaisons, cartes appariées, géométrisation de l’espace, flèches ou « symboles en action », forts contrastes de couleurs et enfin, symboles linéaires, « rangés » et continus, par opposition à des ensembles de symboles désordonnés.
L’idée essentielle véhiculée par l’ouvrage, c’est que la victoire de l’Allemagne ne fait aucun doute. Plusieurs cartes soulignent la puissance territoriale et militaire de l’Axe et démontrent, indirectement, à quel point il serait vain pour les États-Unis d’aider le Royaume-Uni.
Cette approche est fort différente des cartes tracées dans l’entre-deux-guerres, où l’Allemagne se présentait la plupart du temps comme une victime, menacée par ses voisins. Sur une carte intitulée « de l’Arctique à l’Afrique », qui figure le territoire sous contrôle allemand, l’Axe apparaît en rouge, comme une solide colonne vertébrale, allant du nord de l’Europe au sud de l’Afrique. Pour renforcer l’impression de puissance, des trames de lignes rouges sont utilisées pour indiquer les territoires occupés ainsi que les pays alliés (l’URSS et l’Espagne). La carte anticipe, dans la tradition géopolitique, les changements à venir : elle signale les futures zones d’expansion et de conflits. En Afrique, les flèches sont pointées depuis les possessions italiennes vers les colonies britanniques, le Soudan ou le Kenya. Les limites des anciennes colonies allemandes, perdues en 1919, sont également superposées sur la carte, comme pour indiquer les territoires où les droits allemands doivent être restaurés. L’ensemble démontre que le Royaume-Uni doit faire face, non pas à un seul pays, mais à une alliance puissante. Ainsi, la prochaine phase de la guerre, comme le mentionne le texte d’accompagnement, ce sera la lutte entre l’Angleterre et... l’Europe !
Un certain nombre de cartes sont présentées selon le principe d’opposition. Cette approche est principalement utilisée pour comparer la situation pendant la Première Guerre mondiale à celle de 1940. On trouve, par exemple, une carte qui montre l’encerclement de l’Allemagne par l’Entente en 1914, face à une autre qui illustre l’échec de l’encerclement en 1940. « Pas de menottes cette fois-ci », dit le titre.
La méthode des « cartes jumelées » est ensuite appliquée pour comparer, entre autres, le blocus de guerre ou la situation en mer du Nord en 1914-1918 et en 1940. Cet exemple est également caractéristique de la « géométrisation de l’espace » : les deux cartes utilisent les figures géométriques de cercles, tracés concentriquement autour de l’Allemagne, sur les pays voisins. Le Reich est ainsi présenté comme le centre d’une cible. Mais alors que les cercles se refermaient autour l’Allemagne en 1914, matérialisant l’efficacité du blocus, ils sont interrompus, discontinus sur la seconde carte. Le blocus a cette fois échoué. Cette conception géométrique de l’espace semble directement issue de la tradition cartographique géopolitique. Elle a été décrite comme une tradition « utopique », dans le sens où elle se concentrait sur les caractéristiques géométriques des espaces géographiques (Raffestin, 1995), où les lieux ont une position, une forme, une surface, mais n’ont souvent aucun contenu réel.
Les « symboles en actions », très utilisés dans l’atlas, entendent prouver les fortes capacités militaires de l’Allemagne. Les cartographes allemands ont mené une réflexion approfondie sur les modes de représentation des dynamiques dans les cartes, ainsi Rupert von Schumacher, dans le Zeitschrift für Geopolitik (von Schumacher, 1935).
Les mouvements sont alors représentés par différents types de flèches ou de lignes de front qui épousent une géométrie savamment pensée. Les symboles de l’atlas de Wirsing ne s’inspirent pas directement de ceux que propose von Schumacher, mais ils sont tout de même très sophistiqués. Sur une carte de la campagne de Pologne (p. 23), un système de flèches démontre la victoire éclatante de l’Allemagne. Les mouvements des divisions allemandes sont exprimés par 3 à 6 flèches, en correspondance avec différents laps de temps. L’expression des mouvements est souvent asymétrique sur les cartes de guerre : sur celle-ci, on voit exclusivement les troupes allemandes, leurs mouvements à différents moments, leurs manœuvres d’encerclement.
Les troupes polonaises, leurs positions ou leurs déplacements, n’ont aucune représentation sur la carte, et seules des flèches discrètes sont concédées à l’armée soviétique. Face aux troupes allemandes, il semble qu’il n’y ait ni obstacles, ni ennemis, seulement un espace abstrait et vide. Tout au long de l’ouvrage, la dimension temporelle bénéficie d’un traitement élaboré. Sur la « Bataille des Flandres » (p. 51), le temps est ordonné selon différentes nuances de rouge, pour montrer la fermeture progressive de l’anneau autour de Dunkerque. Les auteurs de l’atlas atteignent là un haut degré de raffinement dans l’utilisation de ce que nous appelons aujourd’hui les « variables visuelles », couleur et valeur, et leur travail contraste avec la moyenne des cartes produite par le pouvoir nazi, généralement assez pauvrement dessinées (Herb, 1989, pp. 299-300).
Treize cartes sur les trente-deux que compte l’atlas portent sur le Royaume-Uni. Elles décrivent ce pays comme une nation agressive et impérialiste, une « menace », un « intrus », un « prédateur » et même un « parasite » (autant de qualificatifs utilisés dans le texte). Les Allemands essayent de disqualifier, de décrédibiliser les Anglais en espérant faire douter les États-Unis pour qu’ils n’interviennent pas dans le conflit. Une grande carte du monde, la seule qui se déploie sur une double page, illustre particulièrement ce discours. Elle représente le résultat de trois siècles et demi d’agressions britanniques, avec une forte opposition de couleurs : le jaune, pour les possessions britanniques, contrastant avec le noir, qui couvre tous les autres territoires. La couleur permet d’exagérer la présence britannique, car elle englobe le passé et le présent, les véritables colonies comme les membres indépendants du Commonwealth. La carte suivante se concentre sur les États-Unis, pour présenter l’Angleterre comme « une menace pour la doctrine Monroe » : dans la sphère des intérêts américains, colorée en vert, de grands cercles jaunes entourent de petites îles, proches de la côte Est américaine. L’image semble dire que la menace britannique est aux portes de l’Amérique…
Sur la grande carte du monde, on aurait pu s’attendre à voir l’influence britannique représentée en noir, avec une connotation négative. Mais sur toutes les cartes, l’Allemagne et ses alliés sont en rouge, et leurs ennemis sont toujours figurés en jaune. Cette opposition de teintes a bien sûr une signification symbolique. Le rouge est insistant et puissant, il attire immédiatement l’attention et il « avance » par rapport aux autres couleurs. Le rouge rayonne d’énergie, il est vital, fort et chaud. Il est également synonyme de sang, de guerre et de destruction. Le jaune est également intense, mais il est considéré dans de nombreuses cultures comme la couleur la moins attrayante, et ses associations symboliques sont souvent dévalorisantes. C’est traditionnellement la couleur de la trahison et de la lâcheté. Dans le contexte de la guerre, bien sûr, elle est également associée aux Juifs par les Nazis.
Il y a aussi de fréquentes oppositions entre des symboles stables ou continus et des symboles désordonnés, discontinus. L’influence perturbatrice de l’Angleterre est ainsi figurée par des cartes qui montrent des territoires fragmentés, comme les cartes de la Palestine (p. 41), de la Syrie (p. 43) ou de l’Inde britannique (p. 37), où les provinces et leurs frontières sont dessinées d’une manière qui fait ressembler l’Inde à une couverture rapiécée. L’agenda caché des Alliés est de « diviser pour régner », dans leurs colonies ou en Europe, de « diviser » les territoires, de « balkaniser », alors que l’objectif de l’Allemagne est présenté et légitimé comme une tentative d’unification.
L’analyse des procédés graphiques peut être complétée par quelques remarques plus générales sur les cartes de l’atlas. Conçues comme des messages ou des démonstrations, elles ne portent généralement pas de graticule, pas d’échelle, et n’ont souvent ni titre ni légende explicative des symboles. Les détails sont plutôt précisés dans le texte adjacent. Ces cartes montrent la guerre et les relations entre les nations comme un « ballet géométrique », à travers des images neutres et déshumanisées. Les territoires ont une forme et des dimensions, mais pas de « profondeur ». Cette « guerre en cartes » est une guerre sans souffrance, sans corps, sans hémoglobine, ce qui offre une vision qui se veut probablement rassurante pour les lecteurs américains. Lorsque la Bibliothèque allemande d’information se hasarde à publier des photographies choquantes, c’est dans un livre destiné à dénoncer les atrocités polonaises (Schadewaldt, 1940) !
La publication de The War in Maps (et de quelques autres cartes insérées par exemple dans Facts in Review) a des conséquences immédiates aux États-Unis, mais pas celles qu’espéraient les auteurs : elle fait prendre conscience de l’importance des cartes comme outils de communication et de propagande. La cartographie devient un média de masse, qui peut déformer la réalité et transmettre non seulement des faits, mais aussi des idées, des doctrines, des politiques, des visions de l’avenir. Les années 1940 sont un tournant pour la discipline cartographique : de nombreux articles sont publiés aux États-Unis entre 1941 et 1949, abordant le thème de l’usage des cartes par la propagande (Quam, 1943 ; Boggs, 1947 ; Thomas, 1949). Le premier et le plus célèbre est celui qu’écrit en 1941 Hans Speier, un sociologue allemand qui a émigré à New York en 1933. Son article, intitulé « Géographie magique » est une réponse directe à l’atlas The War in Maps.
Speier démonte les manipulations graphiques de l’atlas et souligne l’importance de la cartographie en tant que processus de communication : « La préoccupation première du propagandiste n’est jamais la vérité d’une idée mais sa communication efficace pour le public » (Speier, 1941, p. 313). Plusieurs autres textes paraissent dans des bulletins géographiques ou cartographiques. Cette littérature critique est l’une des sources évidentes du célèbre manuel d’A. H. Robinson : The Look of Maps (1952), qui met l’accent sur la question de la communication et des caractéristiques visuelles des cartes, que l’auteur juge essentielles, bien que peu étudiées.
La dernière édition de l’atlas de Wirsing est publiée en 1942 à Munich, en allemand (Wirsing, 1942). L’outil de propagande retrouve en quelque sorte sa vocation interne. L’atlas prend en compte les derniers développements de la guerre, et notamment les opérations allemandes sur le front de l’Est. A cette date, les États-Unis sont entrés en guerre, et la couverture de cette dernière version montre un changement important. Sur une carte d’Europe, la couleur rouge semble déborder du continent. Des flèches rouges sont entrecroisées sur le Royaume-Uni, comme pour annoncer son anéantissement, et d’autres sont dessinées au-dessus de l’océan, comme une menace claire envers les États-Unis. La précision est à nouveau subordonnée à l’illustration dramatique. Plus que jamais, la guerre se développe « sur le front visuel » (Soffner, 1942).
↬ Gilles Palsky.
L’atlas en version anglaise - The War in Maps 1939/40, publié par la German Library of Information à New York (1941) - est téléchargeable en bonne définition sous la forme d’un fichier pdf sur le site de l’université du Texas (Perry-Castañeda Library Map Collection).
La version allemande de 1942 - Der Krieg 1939/41 in Karten est disponible sur le site de la collection cartographique David Rumsey.
Références
– Boggs, Samuel W., 1947, « Cartohypnosis », Scientific Monthly, 64 : 469-476.
– Herb, Guntram, 1989, « Persuasive cartography in Geopolitik and national socialism », Political Geography Quarterly, 8 (3) : 289-303.
– Herb, Guntram, 1999, « Before the Nazis : maps as weapons in German nationalist propaganda », Mercator’s World, 4 (3) : 26-31.
– Krasznai Zoltàn, 2001, Les représentations du territoire national en Hongrie à travers la production de la géographie hongroise. De la Conférence de la Paix de Versailles jusqu’à la Première décision de Vienne (1918-1938), Mémoire de Master, Paris : École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).
– Mehmel, Astrid, 1995, « Deutsche Revisionspolitik in der Geographie nach dem Ersten Weltkrieg », Geographische Rundschau, 47 (9) : 498-505.
– Quam, Louis. 1943, « The Use of Maps in Propaganda », Journal of Geographers, 42 : 21-32.
– Raffestin, Claude, 1995, Géopolitique et histoire, Paris : Payot.
– Robinson, Arthur H., 1952, The look of maps : an examination of cartographic design, Madison : University of Wisconsin Press.
– Schadewaldt, Hans, 1940, Polish acts of atrocity against the German minority in Poland. Compilation founded on documentary evidence and published for the German foreign office, New York : German library of information.
– von Schumacher, Rupert, 1935, « Zur Theorie des geopolitischen Darstellung », Zeitschrift für Geopolitik, 12 : 247-265.
– Soffner, Heinz, 1942, « War on the Visual Front », The American Scholar, 11(4) : 465-476.
– Speier, Hans, 1941, « Magic geography », Social Research, 8 : 310-330.
– Thomas, Louis B., 1949, « Maps as instruments of propaganda », Surveying and Mapping, 9 : 75-84.
– Wirsing, Giselher (éd.), 1940, Der Krieg 1939/40 in Karten, Munich : Knorr & Hirth.
– Wirsing, Giselher (éd.), 1941, The War in Maps 1939/40, New York : German library of information.
– Wirsing, Giselher (éd.), 1942, Der Krieg 1939/41 in Karten, Munich : Knorr & Hirth.