Prologue
Bien que les deux cas (« La mort de Blessing Matthew » et « Le bateau abandonné à la mort ») se soient déroulés à dix ans d’intervalle, à des échelles très différentes et dans des zones frontalières distantes de plus de mille kilomètres, elles présentent néanmoins de nombreuses similitudes.
La Méditerranée et les Alpes s’érigent en obstacles frontaliers successifs le long des trajectoires des migrantUE) —.
es illégalisé es qui cherchent à se rendre en Europe depuis l’Afrique. Les populations racialisées et identifiées comme étant originaires du « Sud global », en particulier quand elles proviennent d’Afrique, se voient refuser leur droit de circuler du fait des politiques européennes très restrictives. Celleux qui, malgré ces restrictions, tentent de migrer se heurtent à la violence des frontières européennes dès qu’elles et ils traversent la Mer Méditerranée ou le désert du Sahara — avant même d’atteindre le territoire de l’Union européenne (Même une fois arrivé
es saines et sauves sur les côtes européennes, iels continuent de se heurter aux frontières de l’Europe, que ce soit pour traverser les pays européens ou circuler à l’intérieur de ceux-ci. Blessing Matthew, les passagèr es du "Bateau abandonné à la mort" et les autres migrant es subissent quotidiennement, souvent victimes de profilage racial, « la violence des frontières » dans leurs déplacements.« La mort de Blessing Matthew » est la première enquête menée par la toute nouvelle agence Border Forensics (2021-2022) ; elle se penche sur les conditions qui ont conduit à la mort de Blessing Matthew, une jeune femme nigériane, dans la zone frontalière alpine entre l’Italie et la France. Elle a été retrouvée morte dans une rivière le 9 mai 2018, deux jours après avoir été traquée par la gendarmerie mobile française à travers La Vachette, un village situé quelques kilomètres en amont.
“Le bateau abandonné à la mort" a été la première enquête menée par les chercheurs de Forensic Oceanography (2011-2012) ; elle retrace la trajectoire d’un bateau avec à son bord 72 migrant es, principalement originaires d’Éthiopie et d’Érythrée, qui tentaient de fuir la Libye par la mer Méditerranée en 2011. Après une panne de moteur, et malgré les appels à l’aide, iels ont été abandonné es dans la zone de surveillance de l’OTAN alors que de nombreux bateaux passaient à proximité. Personne n’est intervenu, le bateau a dérivé pendant plusieurs semaines, et seul es 9 des passagèr es ont survécu.
Dans chacun des cas étudiés ici, la brutalité des policiers ou des gendarmes relève à la fois de l’action et de l’inaction, ce qui brouille la distinction que l’on pourrait faire entre ces deux termes. Ces actes de violences se déroulent dans des environnements géographiques très particuliers, la mer et une rivière de montagne : des paysages idylliques pour certain
es, pour d’autres des pièges mortels, celleux qui sont dépossédé es de tout (en particulier de leur droits fondamentaux) par les politiques migratoires et frontalières très restrictives.Alors qu’au cours des dernières années un nombre croissant d’actes de violence directe — tels que les passages à tabac par les gardes-frontières — ont été documentés aux frontières de l’Europe grâce aux photos et aux vidéos, la « violence indirecte » - tout aussi fréquente - est beaucoup plus difficile à déceler. Elle est en effet invisible du fait de l’absence d’image. Refusant l’impunité des responsables de ces violences et de ces décès, nous avons développé des méthodologies innovantes pour recueillir et consigner les traces de ces événements meurtriers.
Dans l’affaire Blessing, nous avons reconstitué la traque policière et généré les images manquantes des événements afin de cartographier la séquence d’actions et d’inactions qui a conduit à la noyade de Blessing dans la rivière.
Dans le cas du « bateau abandonné à la mort », nous avons mobilisé (et détourné !) les technologies de surveillance frontalière pour retracer la trajectoire de ce bateau à la dérive, et localiser les navires militaires se trouvant à proximité, mais qui ont ignoré les appels à l’aide et se sont abstenus de porter secours aux passagè
res.Les démarches entreprises pour faire surgir la vérité et rendre justice aux familles et aux survivant
es n’ont été satisfaites dans aucun de ces deux cas. À ce jour, ces crimes restent impunis malgré les évidences que ces enquêtes ont fait apparaître et malgré les tentatives de contentieux engagées (l’affaire du « Bateau abandonné à la mort » a été portée devant la justice française).Dans ces conditions, nous pensons qu’il est fondamental de faire entendre la voix des survivant
es, que ces enquêtes sortent des palais de justice pour gagner les espaces culturels, afin de refuser collectivement que l’aveuglement de la loi devienne le nôtre.La mort de Blessing Matthew.
Une contre-enquête sur la violence à la frontière des Alpes
Le 9 mai 2018, le corps de Blessing Matthew, originaire du Nigeria, a été découvert dans la rivière Durance, dans les Hautes-Alpes françaises, près de la frontière avec l’Italie. Blessing avait été vue pour la dernière fois dans le village de La Vachette aux premières heures du jour le 7 mai, alors que la gendarmerie mobile française traquait Blessing et ses deux compagnons de voyage, Hervé S. et Roland R., pour les arrêter. L’enquête de police judiciaire a exonéré les gendarmes de toute responsabilité, et le tribunal a rejeté la plainte déposée contre eux en février 2021. Mais la contre-enquête de Border Forensics remet en question ces conclusions.
Border Forensics a mené des investigations à la demande de vérité et de justice de la famille de Blessing et de l’ONG Tous Migrants. Malgré les nouveaux éléments apportés, le procureur général de Grenoble a refusé de rouvrir l’enquête. Une requête devant la Cour européenne des droits humains (CEDH) a été déposée en octobre 2022 dénonçant l’absence d’enquête effective. Comme le dit Christiana Obie, l’une des sœurs de Blessing : « ma sœur continuera de crier » jusqu’à ce que la vérité soit reconnue et que justice soit faite.
Pour mener notre contre-enquête sur les conditions de la mort de Blessing, nous avons procédé en plusieurs étapes.
Tout d’abord, nous avons procédé à une analyse spatio-temporelle des récits fournis par les gendarmes, lors de l’enquête de la police judiciaire, et avons démontré que leurs déclarations étaient contradictoires et incohérentes.
Lien pour voir la vidéo complète : La mort de Blessing Matthew, Analyse
Ensuite, nous nous sommes rendus à La Vachette avec Hervé S., l’un des compagnons de route de Blessing, et avons enregistré in situ son témoignage sur le déroulement des événements, depuis le moment où les gendarmes ont commencé à les poursuivre jusqu’à celui où Blessing est tombée dans la rivière. Nous avons positionné une caméra vidéo à proximité d’Hervé, à des moments-clé du déroulé des événements, pour vérifier s’il était possible de voir ce qu’il décrivait. Nous avons ainsi généré les images manquantes des événements du 7 mai 2018 que nous avons positionné dans un modèle 3D, et produit une analyse cartographique du témoignage d’Hervé. Son témoignage, aussi précis que cohérent, est corroboré par d’autres éléments de preuve que nous avons récoltés. Enfin, les pratiques des gendarmes décrites par Hervé ont été documentées et vérifiées. Notre analyse suggère que tant les actions que les « inactions » des gendarmes ont pu conduire à la mort par noyade de Blessing dans la Durance.
Lien pour voir la vidéo complète : La mort de Blessing Matthew, Témoignage in situ
Enchaînement des événements ayant conduit à la mort de Blessing Matthew selon Hervé S.
Le 7 mai vers minuit, Blessing Matthew, Hervé S. et Roland E. quittent Clavière, le dernier village italien avant la frontière française. Ils ont d’abord marché à travers les montagnes pour éviter d’être interceptés et refoulés, puis ont rejoint la route principale en direction de Briançon pour ne pas se perdre.
Phase 1
Vers 4 heures du matin. Hervé, Roland et Blessing arrivent à l’entrée du village de La Vachette par la route nationale RN94. Roland aperçoit des torches lumineuses, iels décident de se cacher au bord de la route. Au bout de dix minutes, Roland se lève et continue de marcher le long de la route. Il est ébloui par les torches des gendarmes qui lui ordonnent de s’arrêter. Blessing et Hervé sortent de leur cachette et courent en direction de l’église.Phase 2
Iels arrivent à la hauteur du pont au centre du village. Blessing laisse tomber son sac juste avant le pont, Hervé se penche pour le ramasser. Il voit quatre gendarmes venir vers lui à pied, venant de deux directions différentes, avec leurs torches allumées.Phase 3
Poursuivi es par les gendarmes, Blessing et Hervé traversent le pont et continuent de courir vers l’église. Hervé descend dans un jardin en contrebas de l’église, où il se cache en s’allongeant dans les buissons. Blessing descend dans ce même jardin par les escaliers. Un gendarme arrive en courant derrière elle et lui dit : « Arrêtez ! Si vous n’arrêtez pas, je tire ».Phase 4
Il est alors à peu près 4h20, Blessing continue de courir dans le jardin, poursuivie par un gendarme. Bloquée par la rivière, elle s’arrête. Coincée par le gendarme, elle lui dit qu’elle se jettera à l’eau s’il continue de la traquer. Le gendarme l’atteint, la saisit par le bras, elle se débat. Elle crie en anglais : « Leave me ! Leave me !, Leave me !". Hervé ne la voit plus. Sa voix se fait distante en criant en anglais "Help me ! Help me ! Help me !".
Après que Blessing soit tombée à l’eau, Hervé a vu le gendarme remonter et rejoindre ses collègues dans le jardin. Il entend le gendarme dire : « Elle est tombée, elle a dû passer de l’autre côté ». Les gendarmes restent dans le jardin pendant plus de dix minutes pour chercher Hervé. Puis trois véhicules de la gendarmerie s’arrêtent sur le parking, les gendarmes rejoignent leurs collègues. Vers 5 heures du matin l’éclairage public s’allume. Hervé se glisse dans une cachette pour éviter d’être arrêté. Il aperçoit des torches de l’autre côté, sur la rive gauche. Il reste caché pendant environ une heure. Il est ensuite rattrapé par les gendarmes, qui le frappent et lui mettent les menottes avant de le renvoyer de l’autre côté de la frontière, vers l’Italie.
Note importante : En septembre 2023, Hervé S., compagnon de route de Blessing et principal témoin de sa mort, est menacé d’expulsion. Vous pouvez le soutenir en signant cette pétition.
À voir aussi sur le site de Médiapart, l’entretien avec Charles Heller et Sarah Bachellerie, de Border Forensics, Agnès Antoine, de l’association Tous Migrants, et Vincent Brengarth, avocat : « Mort de Blessing Matthew : les gendarmes mis en cause »
Crédits pour l’enquête sur la mort de Blessing
Équipe de recherche : Sarah Bachellerie, Cristina Del Biaggio, Charles Heller, Svitlana Lavrenchuk, Lorenzo Pezzani, Giovanna Reder et Santiago Rivas Sola.
Production : Border Forensics.
Coproduction : Tous Migrants
Soutien : European Cultural Foundation, Investigative Journalism for Europe, Pro Helvetia, PRO ASYL Foundation, Rosa-Luxemburg Foundation, République et Canton de Genève, Utopiana and Ville de Genève.
L’affaire du « bateau abandonné à la mort »
Une contre-enquête sur les violences à la frontière européenne en Méditerranée
En mars 2011, les 72 passagèrOTAN intervenait militairement en Libye. Malgré les multiples appels de détresse indiquant leur position, et les interactions avec au moins un hélicoptère et un navire militaires, iels ont été laissé es à l’abandon et ont dérivé pendant 14 jours. Seules neuf personnes ont survécu.
es d’un petit bateau pneumatique ont quitté les côtes libyennes en direction de l’Italie, au moment même où l’Pour corroborer les témoignages des survivants, et enregistrer les traces de ces événements meurtriers dont il n’existait pratiquement aucune image, nous avons mobilisé différentes données issues de sources météorologiques et employées pour la surveillance.
Tout d’abord, sur la base des témoignages des survivants et des positions géoréférencées générées par les appels de détresse des migrant
es, nous avons reconstitué la trajectoire de l’embarcation jusqu’au moment où elle est tombée en panne sèche. Pour déterminer la trajectoire du bateau durant les quatorze jours pendant lesquels il a dérivé, nous avons fait appel à un océanographe qui a modélisé l’itinéraire du bateau à partir des données météorologiques indiquant le sens des vents et des courants.Deuxièmement, après avoir déterminé la trajectoire du bateau, nous avons cherché à localiser les navires à proximité. Nous nous sommes appuyés sur l’imagerie radar à synthèse d’ouverture. La résolution relativement faible des images auxquelles nous avons eu accès (50 m et 75 m de résolution en pixels) ne nous a permis de détecter que les grands navires militaires et commerciaux à proximité de l’embarcation, elle-même en dessous du seuil de résolution des images.
Troisièmement, nous avons effectué une analyse détaillée de la portée et de la précision des technologies de détection utilisées par les États afin de prouver que les ressources navales avaient les moyens de détecter le bateau de migrant
es à la dérive. Nous avons démontré que les acteurs étatiques connaissaient le sort des passagèr es mais n’ont pas agi en conséquence, comme le leur impose le droit maritime international.Le rapport de Forensic Oceanography a servi de base à plusieurs plaintes déposées par les survivant es devant les tribunaux des États dont les navires étaient déployés au large des côtes libyennes en 2011. Cependant, plus de 10 ans après les faits, les démarches pour connaître la vérité et obtenir justice n’ont toujours pas abouti.
Enchaînement des événements ayant conduit au drame du « Bateau abandonné à la mort »
L’embarcation a quitté le port de Tripoli entre minuit et deux heures du matin (GMT) le 27 mars 2011 avec 72 migrant es à son bord. À l’époque, dans le cadre des opérations militaires en Libye, l’OTAN appliquait un embargo sur les armes en Méditerranée centrale. C’était à l’époque la zone maritime la plus surveillée au monde.
A :
Le 27 mars à 14h55, le bateau est repéré par un avion français qui transmet ses coordonnées (point A) au Centre de coordination des secours maritimes (MRCC).B :
Après avoir fait route pendant 15 à 17 heures vers l’île italienne de Lampedusa, les migrant es lancent un appel de détresse par téléphone satellite. La position GPS du navire a été déterminée à 16h52 le 27 mars 2011 (point B) par l’opérateur de téléphonie par satellite Thuraya. Peu après, le MRCC de Rome a signalé l’appel de détresse et la position du bateau à tous les navires de la zone. Il a également alerté le MRCC de Malte et le QG du Commandement allié de l’OTAN à Naples.C :
L’embarcation a poursuivi sa route pendant environ deux heures avant d’être survolée par un hélicoptère. Le lieu approximatif de l’observation est fourni par le dernier signal détecté par Thuraya avant que le téléphone satellite ne tombe à l’eau à 19h08 le 27 mars (point C). Deuxième visite : un hélicoptère militaire a déposé des biscuits et de l’eau sur le bateau avant de repartir.D :
Vers 7h00 le 28 mars, probablement après avoir pénétré dans la zone de recherche et de sauvetage (SAR) maltaise, l’embarcation est tombée en panne de carburant et a commencé à dériver vers le sud-ouest (point D).E :
Le bateau a dérivé vers le sud-ouest pendant sept à huit jours avant de croiser un navire militaire entre le 3 et le 5 avril (point E). Bien qu’il s’en soit approché en décrivant des cercles et qu’il ait été témoin de la détresse des passagèr es, ce navire est reparti sans leur porter assistance.L’embarcation a continué à dériver jusqu’au 10 avril, date à laquelle elle s’est échouée au sud-est de Tripoli, à Zlitan. Au moment du débarquement, onze migrants étaient encore en vie ; deux sont décédés peu après.
Pour voir la vidéo : Traces liquides (18 min)
Lire l’entretien avec Charles Heller (Border Forensics) : « The disobedient gaze », Zürcher Theater Spektakel, août 2023.
Crédits pour l’enquête sur « Le bateau abandonné à la mort »
Équipe de rcherche : Charles Heller, Richard Limeburner, Samaneh Moafi, Rossana Padeletti, Lorenzo Pezzani and SITU Research.
Production : Forensic Oceanography.
Coproduction : Forensic Architecture.
Soutien : Haus der Kulturen der Welt (HKW).