Ces si (extra)ordinaires alchimistes du sol

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14 novembre 2017

 

Petite visite en terre inconnue, dans ce repaire où, bien à l’abri des regards, un microcosme souterrain s’active à l’accomplissement du grand œuvre : fabriquer du sol et faire pousser des plantes... éternellement.

par Agnès Stienne

Artiste, cartographe

La lumière se fait plus douce, les températures fraîchissent, les jours raccourcissent. Ici dans la forêt, la palette de couleur des feuilles se réchauffe dans un dernier soupir avant la chute : ocre, ocre jaune, ocre rouge, terre de Sienne naturelle, terre de Sienne brûlée, bronze, oxyde de fer, terre d’ombre, terre d’ombre brûlée… C’est l’automne. Du sol se dégage une chaleur humide et une forte odeur de matières en décomposition, de champignons et de terre envahit nos sens. Ce sont des bactéries (actinomycètes) qui émettent cette molécule, la géosmine, qui donne à la terre cette senteur si particulière.

Au pied d’un chêne séculaire, s’échappant d’un épais tapis de feuilles à moitié décomposées, trois petits chapeaux, d’un brun velouté sur le dessus, jaune et mousseux sur le dessous, trahissent la présence d’un coin à cèpes. Des cèpes mais pas l’ombre d’une trompette de la mort ! Mais enfin pourquoi ? Parce que.

L’union fait la force

Les liens intimes entre arbres et champignons ne sont pas un mystère pour qui parcourt les sentiers forestiers à la recherche de jolis spécimens mais la nature de cette relation restait obscure. L’observation souterraine a pourtant bien révélé la présence d’un vaste réseau de filaments blancs très fins, appelés hyphes, qui relient les champignons aux arbres par les racines ; mais les scientifiques ont d’abord cru à une relation parasitaire au bénéfice du champignon. On a compris depuis que cette connexion est le plus souvent profitable aux deux partenaires : il s’agit d’une symbiose qui porte le nom de mycorhize (myco pour champignon, rhize pour racine).

La partie charnue du champignon, celle que nous mangeons, n’est que son appareil reproducteur, tout le reste, le mycélium, étend sous terre son fin maillage d’hyphes ramifiés sur plusieurs mètres. Un centimètre cube de sol peut contenir entre 100 et 1 000 mètres d’hyphes. La connexion s’établit au niveau des racines secondaires et radicelles : les hyphes forment un manchon autour de la racine, et c’est à l’intérieur de ce manchon que les échanges ont lieu. Ce type de mycorhize très spécifique caractérise les champignons ectomycorhiziens. Le champignon prélève du carbone sur la plante pour subvenir à ses besoins et fournit en retour de l’azote, du phosphore et de l’eau puisée dans les pores minuscules du substrat que la racine n’atteint pas. Les filaments sont en quelque sorte un prolongement de la racine qui peut s’étirer sur plusieurs dizaines de centimètres au-delà de la racine elle-même.

Des exemples d’associations arbre-champignon nous sont détaillés par l’Office national des forêts. Chêne et châtaignier nouent une complicité avec le cèpe de Bordeaux, le cèpe bronzé, l’amanite des Césars et le tricholome Colombette ; le bolet orangé, lui, préfère le bouleau ou le tremble, le tricholome brun le peuplier, le bolet élégant le mélèze, la morille ronde le frêne, la trompette de la mort le hêtre et le charme, la truffe le chêne et le noisetiers. Les résineux — pins, sapins et épicéas — se lient aussi à de nombreux champignons. Cela dit, les champignons ectomycorhiziens peuvent puiser seuls les matières carbonées dont ils ont besoin.

Les mycorhizes ne relient pas uniquement des arbres à des champignons ectomycorhiziens : elles associent 80 % des plantes à des champignons endomycorhiziens. Ceux-ci sont restés longtemps ignorés de la recherche car, dépourvus de partie aérienne, ils demeurent invisibles. Ces champignons sont des mycéliums plus ou moins volumineux qui font apparaître par endroits de petites vésicules contenant des réserves de lipides. La connexion diffère en cela que les hyphes de ces champignons ne forment pas de manchon autour de la racine mais la pénètrent et se ramifient à l’intérieur de celle-ci en formant des arbuscules. D’où le nom de mycorhize arbusculaire. C’est là que les échanges, similaires à ceux de chez leurs cousines, ont lieu. Les champignons endomycorhiziens appartiennent au groupe des Gloméromycètes dont on ne sait aujourd’hui que très peu de chose, si ce n’est qu’on en dénombre environ 200 espèces pour 350 000 espèces de plantes associées ; et qu’ils ne sauraient survivre sans les racines de ces dernières. On présume que cette symbiose est à l’origine de la colonisation des plantes sur les terres émergées, on en trouve une trace fossilisée en Écosse datant de 400 millions d’années.

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Où se cachent les champignons.
L’abondance de champignons mycorhiziens a été estimée par les scientifiques en analysant les relations entre le degré de colonisation des plantes par les champignons, les propriétés des sols et le climat. La diversité des champignons (mycorhiziens ou non) est calculée à partir des propriétés du sol et des précipitations.
Agnès Stienne, 2017.

Ce que l’on peut avancer avec certitude, c’est que les mycorhizes sont indispensables à la croissance de la plupart des plantes (brassicacées et chénopodes en sont exempts) et à leur bonne santé. Il n’y a que dans un milieu exceptionnellement riche offrant eau et nutriments à portée de racines que les plantes peuvent se dispenser de la contribution des champignons mycorhiziens. Enfin, les relations ne sont pas exclusives de part et d’autre, plantes et champignons peuvent se lier à plusieurs partenaires de types différents.

Visite de la rhizosphère

La région du sol directement influencée par le déploiement d’un système racinaire est la rhizosphère. L’activité biologique peut y être 50 % supérieure à celle d’un environnement proche sans racines.

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Rhizosphère, vue en coupe.
Agnès Stienne, 2017.
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Rhizosphère, vue du dessus.
Agnès Stienne, 2017.

On y rencontre toute une population d’organismes vivants, la biocénose, qui contribuent chacun à leur façon à la fertilité des sols et à la mise à disposition de nutriments assimilables par les plantes : racines, champignons, mycorhizes, algues, invertébrés et bactéries. Ils sont saprophytes (se nourrissant par absorption de matières organiques mortes qu’ils décomposent en secrétant des enzymes digestives), saprophages (se nourrissant de matières en décomposition), détritivores (se nourrissant par ingestion de débris organiques morts et d’excréments), coprophages (se nourrissant d’excréments), carnivores (se nourrissant de larves et d’invertébrés vivants ou morts), parasites (vivant aux dépens d’un autre organisme) ou encore prédateurs (tuant leurs proies). Leurs actions, au niveau de la rhizosphère sont physiques, biologiques et chimiques.

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Fragment de la rhizosphère.
Une roche sédimenteuse calcaire peut contenir des fossiles d’organismes marins : la boucle est bouclée.
Agnès Stienne, 2017.
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La petite faune des sols.
Agnès Stienne, 2017.

Les « transmutations » de la biocénose

La structure du sol, c’est-à-dire l’agencement spatial et la taille des agrégats des particules solides et des pores, découle de l’activité et de la biodiversité de sa biocénose. Les propriétés essentielles à la germination et à la croissance des plantes sont l’aération des matières organiques et des agrégats, l’infiltration, le drainage et le stockage de l’eau, la circulation des nutriments et des micro-organismes, la pérennité de l’habitat de tout ce microcosme.

À ce titre, la macrofaune compte parmi ses membres d’illustres architectes : les vers de terre, les fourmis et les termites. Ces petits invertébrés creusent en largeur et en profondeur des galeries qui facilitent l’activité microbienne, assurent la porosité du sol, le drainage de l’eau et entraînent par leurs déplacements la répartition de la matière organique, des nutriments, des micro-organismes et des spores de champignons. Par ailleurs, ils sont avec les mille-pattes (myriapodes) de précieux décomposeurs. Les galeries des vers de terre peuvent descendre parfois à près d’un mètre de profondeur ; les turricules qu’ils déposent à la surface du sol sont riches en nutriments.

Les décomposeurs désagrègent les matières organiques. Certains les transforment en énergie, d’autres en nutriments assimilables par les plantes. On recense d’autres décomposeurs parmi la mésofaune (acariens, collemboles), la microfaune (protozoaires et nématodes), les bactéries et les champignons. Ensemble, ils produisent cette substance indispensable qu’on appelle l’humus.

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Diversité de la macrofaune des sols.
Agnès Stienne, 2017.
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La France des vers de terre.
Agnès Stienne, 2017.

Azote, phosphore, potassium, magnésium, calcium, zinc, fer, cuivre et soufre sont parmi ces éléments nutritifs dont les plantes ont besoin pour leur croissance. Cependant, les végétaux n’y ont accès que sous
des formes spécifiques, notamment inorganiques, tels que les minéraux. Par exemple, l’azote, un nutriment qui est d’autant plus indispensable qu’il est limitant (son déficit entraîne l’affaiblissement des autres nutriments), ne peut être prélevé par les racines des plantes sous sa forme organique, il doit être transformé en ammonium ou en nitrate.

Cette transformation peut se produire dans le cadre d’une symbiose. Les légumineuses ont la réputation de fixer l’azote dans le sol mais c’est en réalité une aptitude qui revient à la bactérie qu’elles hébergent dans des nodosités au niveau des tissus racinaires, rhizobium ou frankia. Ces bactéries se nourrissent de sucres issus de la photosynthèse produite par leur hôte et convertissent l’azote gazeux en ammonium. L’endosymbiose est possible à la seule condition que ces bactéries soient présentes en suffisance dans le sol où la légumineuse est semée. Dans un sol stérilisé, pas de symbiose, pas de récolte. Pour contourner ce handicap, certains semenciers ont recours à l’inoculation des graines recouvertes de bactéries par enrobage. La fixation de l’azote par les organismes symbiotiques est particulièrement importante mais elle peut être la manifestation d’organismes non symbiotiques. Dans le sol, des dizaines de genres de bactéries et de cyanobactéries transforment l’azote : les unes en ammonium (ammonification), d’autres en nitrite et d’autres encore en nitrate (nitrification). Le cycle de l’azote s’achève par la dénitrification du nitrate, toujours par des bactéries, qui retourne à l’état gazeux dans l’atmosphère. Dans ce processus, les micro-organismes tirent leur énergie de ces conversions ; l’excédent est libéré et mis à disposition des plantes ou d’autres micro-organismes.

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Le cycle de l’azote dans le sol.
Agnès Stienne, 2017.

Les champignons endomycorhiziens sont aussi de bons chimistes. Ils prélèvent du phosphore qui profite à leurs partenaires, de l’azote et dans une moindre mesure du potassium, du magnésium, du zinc, du cuivre et du fer.

Les nutriments inorganiques contenus dans les minéraux ou la roche sont en partie libérés dans le sol par altération, un processus que réalisent, par l’excrétion d’acides organiques, des champignons et des bactéries. Ces dernières peuvent solubiliser de nombreux minéraux ou éléments mais les recherches à cet égard ne font que commencer : rhizobium (phosphate), burkholderia (biotite, phosphate, fer, granite), azotobacter (pyrite, olivine, goethite, hématite), geobacter (fer), acidithiobaccillus (pyrite), pseudomonas (biotite, phosphate, fer), shewanella (smectite, fer, calcite, dolomite), paenebacillus (biotite, bauxite), streptomyces (hornblende).

Les bactéries contribuent activement à la plupart des services écosystémiques rendus par la biocénose du sol.

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Principaux services écosystémiques de la biocénose du sol.
Agnès Stienne, 2017.

Globalement, la biomasse microbienne (organismes microscopiques tels que bactéries, champignons et algues) la plus riche prolifère sous les espaces naturels et les prairies. L’abondance et la diversité des micro-organismes dans le sol sont influencées par plusieurs facteurs dont le pH semble être le plus déterminant. Viennent ensuite le climat et le taux d’humidité. La teneur en micro-organismes s’appauvrit en s’éloignant de la surface, mais des collemboles peuvent survivre à plusieurs centaines de mètres de profondeur. Ortobalaganensis Plutomurus a été découvert à 1 980 mètre sous terre. Sous les plantes à pousse rapide la communauté de bactéries prédomine alors que sous les plantes à pousse lente c’est celle des champignons. Dans des environnements extrêmes, les températures très basses sont parfaitement supportées par des bactéries et des nématodes ; quelques vers de terre qui n’ont pas froid aux yeux explorent l’Antarctique. À l’autre extrémité du thermomètre, à température élevée, on rencontre quelques nématodes, tardigrades et rotifères ; termites et fourmis y construisent des villages en terre crue très sophistiqués.

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Biomasse microbienne du monde mesurée en carbone.
Agnès Stienne, 2017.
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Biomasse microbienne de la France mesurée en ADN.
Agnès Stienne, 2017.

En France, l’Institut national de recherche agronomique (Inra) a procédé à des prélèvements pour analyser la teneur en biomasse microbienne de nos sols. Les plus faibles teneurs ont été constatées dans des sols sableux et acides, les plus élevées dans des sols argileux, basiques et riches en carbone organique.

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Biomasse microbienne de la France par type d’utilisation des sols.
Agnès Stienne, 2017.

Un monde en décomposition

Au milieu de tout ce microcosme grouillant d’activité on rencontre bien sûr un certain nombre d’indésirables, les insectes nuisibles et les pathogènes (champignons et bactéries). Dans un environnement naturel, c’est-à-dire non perturbé, la majorité des champignons et des bactéries sont bénéfiques aux plantes. L’abondance et la diversité des micro-organismes dont les fonctions peuvent être redondantes entretiennent une dynamique qui neutralise efficacement les ravageurs par différents mécanismes : compétitions pour les nutriments, parasitisme, production d’antibiotiques ou stimulation de la résistance des plantes.

Malheureusement, tous ces précieux micro-organismes ont un redoutable ennemi appartenant à la communauté de la mégafaune, un mammifère qui a profondément perturbé l’équilibre des écosystèmes des sols : technicus agricola industrius. Plus précisément, les techniques et technologies utilisées par l’agriculture conventionnelle ont éradiqué des sols les plus efficaces partenaires des agriculteurices.

Le labour détruit sur son passage la structure du sol — qui devient de ce fait vulnérable à l’érosion, à l’engorgement et à la compaction — et avec elle l’habitat de la biocénose parmi lesquels les insectes pollinisateurs telles que les abeilles terricoles, les bourdons terrestres, certaines mouches et coléoptères. La monoculture, quant à elle, entraîne une perte considérable de micro-organismes tant en diversité qu’en abondance, de la matière organique et de la fertilité. Ces sols, épuisés, ne sont plus résilients aux éléments pathogènes. Le recours aux intrants chimiques (engrais, pesticides, herbicides et autres biocides) parachève le processus de destruction des sols tout en portant atteinte à la qualité de l’eau et à la santé des êtres vivants.

Quand une culture est affectée par un insecte, un champignon ou une bactérie, il est possible de s’en remettre au génie de la nature en faisant intervenir… un insecte, un champignon ou une bactérie. En dernier ressort, la rotation des cultures avec mise en jachère et les techniques agroécologiques sont, à tout point de vue, les meilleures alliées des terres cultivées.

Ressources utilisées

— Global soil biodiversity atlas, European Union, 2016.
— Atlas européen de la biodiversité des sols, Union européenne, 2013.
— Marc-André Selosse, Jamais seul, Actes Sud, 2017.