Prologue
La dimension extraordinaire de cette pandémie, sa rapidité de propagation et son caractère mondialisé ont laissé penser que les dispositifs exceptionnels mis en place pour la combattre seraient éphémères. Les réponses auraient été appropriées à une période dont la « finitude » ne laissait aucun doute. Cela a été en partie vrai pour des épisodes aussi marquants que les confinements (en particulier celui de mars à mai 2020), mais différencié selon les activités économiques concernées [1]. Les discours portant sur le souhait d’un retour à la normale ont pu l’illustrer autant que les textes se projetant dans un « monde d’après » qui se sont multipliés pendant cette période avant de devenir caducs.
Pourtant ces mois passés, ponctués de diverses décisions politiques, montrent qu’une inscription dans un temps plus long est à l’œuvre : qu’il s’agisse de traces collectives dans nos façons d’être et d’appréhender l’altérité, de pratiques de surveillance ou de réglementations de déplacements. Nous avons fait le choix, en géographes [2], de questionner les effets d’une mobilisation de critères spatiaux du contrôle de l’espace public.
Rarement, en si peu de temps, des décisions politiques auront eu un tel effet sur les modes de vie et d’habiter, sur les contours de l’espace vécu, tout autant que sur les dimensions internationales. Rarement l’incertitude et la difficulté de se projeter sur le long terme auront été si présentes collectivement, et ceci largement dû aux injonctions changeantes pour les déplacements, à l’imposition des mesures « barrières », et à l’accentuation, du profil socio-économique d’une population « en K » [3], autrement dit, des inégalités.
Notre espace vécu, nos façons d’être au monde ont - à la faveur de l’épidémie – très rapidement absorbé ces nouveaux dispositifs de cloisonnement de l’espace, de protection et de contrôle. Ce phénomène est peut-être révélateur de tendances lourdes plus anciennes : les actions de lutte sanitaire auraient accéléré et renforcé des politiques, orientées vers le contrôle et l’ordre, déjà mises en place avant l’apparition de la pandémie (Lucie Bony, Muriel Froment-Meurice et Manon Lecoquierre, 2021). Ces épisodes, qui ont eu pour effet de « réduire » l’espace de la vie sociale et personnelle, ont transformé les pratiques et les perceptions spatiales, en y ajoutant une épaisseur nouvelle, qui rentre dans la mémoire commune.
L’espace vécu dans la tourmente
de la crise sanitaire
Ce qui nous intéresse ici, c’est de recontextualiser les épisodes du confinement de mars 2020 à juin 2021 dans un processus plus long des « modes d’habiter » d’une part, et du contrôle politique sur les espaces publics d’autre part.
Dans un premier temps, nous utiliserons la modélisation sous forme d’un emboîtement des « coquilles d’environnement » proposées par Abraham Moles et Elisabeth Rohmer en 1972 et utilisées par Armand Frémont en 1976 afin de disposer d’une définition graphique de l’espace vécu :
L’espace vécu semble ainsi constitué d’un compactage de strates successives qui s’accumulent se pressent, s’effritent, s’oublient plus ou moins… Cette stratification comporte évidemment des composantes personnelles, propres à chaque individu, à ses qualités et virtualités spécifiques, mais elle s’insère aussi dans un système de contingences dont le mariage, le travail, le service militaire, les migrations révèlent assez bien les références, celles d’un ordre économique et social. L’espace vécu de l’âge adulte doit s’intégrer à un espace ordonné dont les obligations dépassent celles de la personne et des proches. »
Armand Frémont, 1976, p. 69
Toutes les occupations (et obligations) inédites qui se sont déroulées durant cette période ont produit un rapport à l’environnement lui-même en constant changement. Armand Frémont, inspiré de Moles et Rohmer, propose une lecture en fonction de rythmes et d’une échelle de distances. Depuis les années 1970, l’espace vécu a considérablement évolué, il s’est étendu, dilaté et transformé avec l’apparition des connexions numériques et la multiplication des écrans. Dans la représentation (carto)graphique de la pratique urbaine (figure 1), nous introduisons les lieux d’échange, les lieux de travail, les moyens de transport (qui peuvent également servir de lieu de travail) comme les cafés ou les espaces de co-working, qui élargissent géographiquement les espaces vécus. Comme nous avons déjà pu le développer à propos d’une étude de cas sur un quartier « résidentialisé » lors d’une opération de renouvellement urbain [4] (Luxembourg et Moullé, 2020), la proposition de modélisation des coquilles permet de comprendre la logique multiscalaire des limites et des relations à l’espace.
La première des « coquilles d’environnement », ou la première frontière, c’est le corps humain dans son intimité et dans le geste. |
La seconde épaisseur, c’est celle du domicile où interagissent les différent | es occupant es. Cette coquille évolue avec la structure familiale et les activités professionnelles et domestiques. La chambre y est l’endroit de la plus grande intimité, et pourtant ces lieux privés sont de moins en moins hermétiques.
Le « chez-soi » est de plus en plus traversé par l’extérieur qui s’infiltre par le biais des téléphones, des flux radiophoniques et télévisuels, d’échanges dématérialisés et numériques où l’image domine de plus en plus. La porosité entre la sphère privée et publique est d’autant plus grande qu’il ne s’agit pas seulement de réseaux d’information mais aussi d’interactions sociales. Avec ces évolutions, le logement devient plus poreux et « transparent ». Il lui est désormais possible de s’alimenter, de se ravitailler sans que les habitant | es de la maisonnée n’aient à sortir.
La coquille suivante est plus floue, matérialisée par un ou plusieurs seuils : c’est le passage physique progressif du privé au public, de l’intime à « l’extime ». Les degrés de séparation se précisent au fur et à mesure que l’on progresse de la rue vers le logement. |
La « résidentialisation » - qu’elle soit le fait des opérations de rénovation urbaine ou l’apanage des résidences privées de copropriétés - s’accompagne des mêmes dispositifs : digicodes, sas de passage entre la rue et les espaces communs avant l’accès aux appartements, parfois caméras de vidéosurveillance ou de vidéoprotection (selon qu’il s’agit de filmer les espaces privés de résidences ou la voie publique), badges d’accès aux étages… Cet appareillage généralisé répond à la conception de la prévention « situationnelle » comme le décrit l’architecte Oscar Newman (Gosselin, 2016 ; Deutinger, 2017) avec le concept de « l’espace défendable ». Ceci n’est pas sans rappeler le panoptique de Michel Foucault [5], essentiel dans le continuum « policier », puisqu’il s’agit bien d’intérioriser (d’incorporer) la surveillance.
Les dernières coquilles, ce sont des espaces géographiques déterminés (le quartier, la région, et le reste du monde), auxquels s’adjoignent - à partir du logement - d’autres emboîtements, d’autres lieux, d’autres habitudes. C’est cet « habiter polytopique » (Stock, 2006) qui produit pour chaque être humain des territorialités archipélagiques et réticulaires.
Dans la proposition d’Abraham Moles et Elisabeth Rohmer (1972) chaque coquille correspond aux pratiques spatiales d’une personne dans l’espace, et aux perceptions qu’elle en a.
Les mesures de confinement et les « gestes barrières » ont eu des effets spatiaux :
– Un recentrement autour des individus,
– La réduction des espaces de vie et des espaces sociaux,
– Une plus grande porosité des espaces privés,
– La rupture du lien physique entre les lieux habités (logement, travail, loisirs) remplaçant les rencontres entre personnes par des sortes de présences numériques,
– L’accentuation des inégalités de genre.
Ce que nous avons vécu depuis mars 2020 a conduit à la réintroduction du corps dans les discussions. Les différentes invitations à se distancier physiquement du corps des autres a explicitement réintroduit cette limite, cette première frontière géographique : notre peau et les réalités biologiques.
La pandémie de Covid-19 a tracé ses propres frontières. Le corps est la première d’entre elles, c’est une réalité biologique (les humeurs, muqueuses, protéines, cellule, par où circule le virus). Mais le corps n’est jamais seulement biologique, c’est une réalité sociale, toujours en relation. »Michel Agier, 2020
Ce que l’anthropologue Michel Agier relève ici rejoint les réflexions d’Abraham Moles et Elisabeth Rohmer qui modélisent des coquilles d’espace que les habitant
es s’approprient, puis utilisées par Armand Frémont dans ses recherches pour définir l’espace vécu.Mise à distance et espaces égocentrés
Le premier confinement (mars 2020) a considérablement réduit les mouvements possibles en imposant deux sortes de bulles, assignant chaque individu à son centre :
– une bulle comprise entre 1 et 2 mètres, espace « barrière » de sécurité théorique entre chaque personne dans les espaces publics
– une bulle d’un kilomètre de rayon à l’intérieur de laquelle il n’est permis de sortir qu’une seule fois par jour, pendant une heure au maximum… À moins d’avoir un animal domestique qu’il faut sortir régulièrement (Deutinger, 2021).
Si l’on reprend les échelles de distance d’espaces vécus telles qu’elles ont été modélisées par Armand Frémont, il s’agit bien de rester assigné
e au seul quartier de résidence.En réintroduisant la mesure métrique, on redécouvre la notion de distance, on se la « réapproprie ». À la rapidité de propagation du virus qui se diffusait à la faveur des processus induits par la mondialisation et l’urbanisation (avec une surutilisation des transports – train, avion) a répondu la métrique pédestre où la résidence devient le centre d’un rayon normalisé, à la densité urbaine a répondu un strict encadrement des distances de sociabilités, bien décrites par l’école interactionniste (Goffmann, 1973) : les interactions entre deux personnes proches réduisent l’espace entre elles, et les distinguent de deux personnes qui ne se connaissent pas.
L’espace public devenait l’accumulation des trajectoires, sans pause (les bancs sont barrés de rubalise), sans discussion (le virus circulant en aérosol, et l’usage des masques étant alors recommandé voire obligatoire) ou marqué par une distanciation vite assimilée. De fait, la proxémie entendue comme une relation aux distances matérielles et sociales était durablement mise en cause en la ramenant à des normes sécuritaires. Les bulles personnelles, au début du premier confinement, ont créé des déambulations particulières. Les déplacements, dans le contexte de la contagiosité du SarsCov2, ont pris des allures de chorégraphies improvisées et méfiantes.
L’altérité dissimulait un danger mortel, d’autant plus sournois que l’on apprenait que le virus était transmissible par des personnes sans symptômes. Théo Deutinger, Julia Rocho et Daniel Paul ont modélisé dans une vidéo ce que pouvaient être les déplacements en fonction de ces distances réglementées en faisant varier les situations (rue, carrefour), le nombre de personnes (personnes seules, couples, familles) et les modes de déplacements (marche, jogging, vélo). Les variations de vitesse induisent mathématiquement des augmentations de distances à prendre en compte lors de croisements ou de dépassements. Le respect des distances devrait alors mécaniquement entraîner des variations de vitesse de déplacement dans un dispositif de coveillance des différentes personnes en présence. Or, cette question n’est pas abordée dans les préconisations publiques.
Figure 3 – Dessins de situation produits à partir du film Pandemic Encounters de Julia Rocho et Daniel Paul.
Cette bulle circulaire a permis de découvrir « l’espace proche », celui qui permet une appropriation par des déambulations urbaines « contenues » où chaque ruelle, chaque venelle ont été empruntées. Comme l’explique Antoine Bailly (1993), l’espace environnant se transforme en lieu approprié. Le décor spatial de l’habitat devient parfois un lieu connu dans le moindre de ses interstices. La contrainte de l’échelle impose une appropriation interstitielle qui relève de l’intime.
Les habitant
es ont donc été contraint es de circuler dans l’espace public à partir d’une règle imposée par les autorités, en s’appropriant leur « Covidie, contrée éphémère [...] d’une superficie de 3,14 km² et parfaitement circulaire » (Gay, 2020). Covidie d’ailleurs limitée dans le temps : à la tentation de la ville qui ne s’endort plus se sont opposés des couvre-feux rendant la ville déserte dès six heures du soir pour les salarié es - par exemple celles et ceux travaillant dans les métiers du care – qui se retrouvaient dans l’espace public avec les habitant es des marges informelles de la ville.Parallèlement, en réduisant la fréquence des transports en commun, le premier confinement a allongé les temps de transport - souvent déjà longs - entre les centres et les marges, en déréglant la synchronisation des correspondances. Les journées de travail comprenant les trajets pendulaires domicile-travail ont été allongées, ce qui a eu une double conséquence : d’une part le rétrécissement de l’espace vécu, et d’autre part la dilatation des distances-temps (figure 4) qui a été vécue principalement dans les territoires périphériques des villes-centres, par les personnes qui assuraient la continuité des services de care et des services prioritaires (entretien et propreté des espaces publics, commerces d’alimentation, soin aux personnes, etc.). Les inégalités socio-spatiales s’en sont alors trouvées accentuées dans la modification des conditions de vie notamment pour les femmes, largement majoritaires dans les métiers du care.
En traitant l’ensemble du territoire national de la même façon, sans tenir compte ni des différences sur le terrain ni de la ruralité, ce premier confinement a feint de penser que les emplois étaient tertiaires et accessibles au télétravail, comme si l’ensemble du territoire était plat, uniforme, fluide et densément urbanisé, sans inégalités d’accès aux services publics de transports. Ce « déni » a accentué les inégalités.
L’injonction métrique a été un enjeu citoyen où les personnes se sont retrouvées dans une situation d’inégalité face au respect raisonnable de la règle. Dans la ville dense, les services essentiels sont en général contenus dans le rayon d’un kilomètre, quitte à pousser un peu la membrane de la bulle pour l’adapter aux besoins. En milieu faiblement peuplé, notamment dans les territoires ruraux, l’impossibilité de vivre dans un cercle de 3,14 km² sous peine de grandes difficultés de ravitaillement a fait que la bulle de la distanciation physique de 1 à 2 mètres est devenue mobile, la voiture individuelle permettant la délocalisation de sa propre bulle là où les commerces autorisés étaient ouverts. L’attestation dérogatoire de déplacements auto-attribuée était alors la normalisation de sa propre circulation intériorisant l’auto-surveillance de sa propre mobilité.
Par la suite, la multiplication des formulaires apparus au fur et à mesure de l’évolution de la pandémie a laissé perplexes les habitant
es, certain es se retrouvant dans l’illégalité car le modèle présenté n’était pas le bon, ou bien la case cochée ne correspondait pas à la situation.Les interactions sociales, hors du foyer physique, se sont matérialisés dans l’espace de deux manières : la première est celle de la discussion « de loin », parfois à travers une limite matérielle de l’espace telle que la barrière ou la haie dans les quartiers pavillonnaires, d’un balcon à une fenêtre dans les immeubles collectifs, la seconde est celle de la queue devant les commerces. La territorialité de la file d’attente a été matérialisé à partir du confinement de mars 2020 avec des points et des lignes pour canaliser et distancier chaque individu dans ce groupe en attente d’une consommation déclarée comme essentielle, puis le marquage au sol a ancré dans le paysage urbain ces distances devant les écoles, sur les quais des transports en communs, les sièges, les halls de gare, les centres commerciaux (figure 5). La gestion des queues et des flux perdure au-delà des périodes de confinement pour réguler le nombre de personnes pouvant être présentes dans un même local, le passe sanitaire généralisé à partir de l’été jouant parfois le même rôle.
L’organisation des queues n’est pas sans rappeler le savoir-faire généralisé dans les nœuds des réseaux de transports pour surveiller et contrôler les passages, l’archétype étant la queue à la sécurité de l’aéroport et de certains quais de gare. Le queueing (Lussault, 2012 ; Deutinger, 2017) a ainsi été banalisé d’abord pour des raisons de sécurité publique et de gestion des foules et aujourd’hui de sécurité sanitaire. Le contrôle des passes sanitaires rencontre cette logique d’une société de l’ordre et de la surveillance, délégant le contrôle de régularité et le pouvoir de sanctionner à des professions dont ce n’est clairement pas la compétence (restauration, commerces, équipements culturels, etc.). La pratique du queueing aujourd’hui va de pair avec l’appareillage de l’espace public, la généralisation des caméras et même des drones, le croisement de données numériques, etc.
Les confinements suivants ont surpris par leurs différences par rapport au premier. Le confinement déclaré le 28 octobre 2020 conservait la distance d’1 kilomètre autour du domicile dans la limite d’une heure quotidienne, alors que celui du 19 mars 2021 autorisait une distance de 10 kilomètres sans restriction de temps (figure 6).
Ces incohérences (indications brouillonnes, attestations multiples, etc.) ont créé de nouvelles « Covidies », pour reprendre la toponymie de Jean-Christophe Gay. Si les étudiant
es et quelques activités continuaient d’être totalement confinées (fermeture des lieux pour les pratiques sportives et culturelles, ainsi que des établissements pour l’éducation supérieure et de recherche), ne voyant d’ailleurs guère de changement entre les périodes confinées et non confinées, les possibilités de déplacement étaient élargies. Toujours circulaires, les « Covidies » des déplacements quotidiens domestiques s’étalaient sur 314 km² et les « Covidies » professionnelles justifiées par attestation recouvraient 2826 km². Ainsi la métrique pédestre s’effaçait pour des raisons économiques et pratiques devant des métriques motorisées ou parfois vélocipédestres. Comme pour le premier confinement, les distances prévues de 10 km et 30 km correspondent aux coquilles d’environnement proposées par Moles et Rohmer pour la ville centrée et la région (figure 7.)L’organisation de l’espace imposé à l’ensemble du territoire national est fondamentalement urbaine et métropolitaine. Les frontières nationales restent fermées pour toutes et tous, à moins d’avoir une autorisation dérogatoire. Ces nouvelles contraintes abrogent la polytopie des espaces de vie et des espaces sociaux, qu’ils soient expérimentés et éprouvés aussi bien au domicile que dans les résidences secondaires. Le contrôle des mobilités relève d’une conception géométrique, et repose donc sur une conception centralisée du territoire national que l’on pourrait rapprocher par certains aspects du modèle de Christaller, lequel théorise l’organisation territoriale à partir des lieux centraux (Djament-Tran, 2014).
Selon Christiane Arbaret-Schulz (2002), « la frontière crée de la distance dans la proximité » : dans ce cas, il s’agit d’un cercle imposé comme norme (temporaire) d’usage, pour créer un « ici » par rapport à un « ailleurs » avec une ligne qui entraîne de la distanciation dans la proximité. La cohérence des cercles géo-centrés sur l’individu vient de leurs combinaisons avec les gestes barrières qui sont censés construire une protection sanitaire. Au-delà de la modélisation des diffusions dans l’espace, la limite imposée est psychologique (l’individu doit s’approprier une nouvelle limite de l’espace) et juridique (transgresser la limite imposée devient un acte délictueux).
La généralisation des indications à respecter les gestes barrières a perturbé, peut-être durablement, les cadres proxémiques [6] en les matérialisant graphiquement et en les situant de façon fonctionnelle. Ainsi les pictogrammes largement affichés dans l’espace public se retrouvent au-delà du seuil dans les sphères plus appropriées, comme les affichages enjoignant au respect du port du masque dans les halls d’immeubles collectifs. Nous assistons, par la mise en œuvre de ces comportements de « barrière », à un déplacement des limites des coquilles, de sorte que la porte du logement redevient réel lieu de passage entre public et privé, transformant également les rapports de voisinage dans les espaces communs. Dans ces espaces intermédiaires, les comportements - notamment de distanciation - doivent être les mêmes que ceux de l’espace public. Ainsi, les individus sont coupés des contacts avec l’autre et surveillés.
De manière générale, la mise à distance et l’appareillage des limites institutionnelles comme l’État et ses frontières, certaines grandes entreprises, les zones d’activités à risques ou encore les zones aéroportuaires et portuaires s’appliquent désormais aux seuils des espaces vécus quotidiens des individus et en particulier aux différentes limites qui conditionnent la transition entre espace public et espace privé.
Isolement et enclosure du monde
La distanciation physique est appliquée dans les moindres détails, du plafond de paiements par carte bancaire « sans contact » élargi de 30 à 50 euros aux salutations distantes. La mise à distance est enjointe pour protéger, sécuriser, mais elle transforme radicalement la sphère individuelle et les interactions sociales. La première coquille du modèle Moles-Rohmer, la sphère du geste personnel, est ainsi « protégée » puisque les mains ne se touchent plus.
Le déploiement sans précédent du télétravail, des plateformes de visioconférences et des outils numériques à distance a eu pour effet une intrusion du monde extérieur, et plus précisément professionnel, à l’intérieur des limites du chez soi, avec l’irruption à l’écran des cohabitant
es et des animaux domestiques dans des cadres habituellement cloisonnés de la vie professionnelle (figure 8).Le confinement de mars 2020 a bouleversé, pour beaucoup de salarié
es, la fonction de la coquille primaire du logement, passant d’une pluralité de fonctionnalités privées à une plurifonctionnalité générale où la pièce se transforme au gré des heures, par exemple en bureau, en salle de réunion, en lieu de convivialité virtuelle amicale et/ou familiale sous la forme de « apéro-visio » ou encore en lieu d’enseignement pour les enfants. Parfois les fonctions s’imbriquent soulignant la disparition de l’habitat polytopique à un habitat monotopique polyfonctionnel. Les logements exigus se sont parfois transformés en lieu d’assignation où les circonstances de vie n’étaient pas sans rappeler certains aspects des conditions carcérales.Depuis mars 2020, il était intéressant de voir comment le confinement, et l’injonction « appuyée » à télétravailler - quelle que soit la période, confinée ou non - a transformé le rapport au logement et a pu être un révélateur des conditions de vie. Mais plus encore, c’est la superposition des journées d’activités de chacunCREDOC, 2021 ; Lambert et Cayouette-Remblière, 2021).
e des membres du foyer, des nécessités domestiques dans un temps quotidien réduit dans l’espace et dans le temps, qui a pu mettre certaines personnes en difficulté. On a, par exemple, pu noter le renforcement des inégalités de genre, en exacerbant le cumul de travail pour les femmes dans la gestion des tâches induites par les stéréotypes sociosexués (Les outils des géographes ont été mobilisés : le compte Instagram @40_metres_carres a été alimenté par toutes celles et ceux qui étaient invité es à dessiner ou cartographier leur espace de vie. Les auteur es se limitant à représenter leur seul logement ou induisant un rapport à l’extérieur. Dans ce cas, la majeure partie des illustrations publiées montrent une très nette fragmentation.
Ludovic Falaix a par exemple montré comme il était possible d’imaginer une forme de micro-géopolitique de l’habiter à partir du logement (Falaix, 2021) :
En marge de la gestion de la crise sanitaire, le confinement s’inscrit dans une microgéopolitique puisque les récits du confinement illustrent la nécessité de ne plus penser l’habitat d’un point de vue pragmatique mais d’un point de vue ontologique. […] Avec le confinement, le logement n’est plus seulement une habitation, une machine à habiter où seraient programmées les pratiques sociospatiales : il est un univers propre, celui de l’individu, qui contient les dynamiques du Monde (Lussault, 2013). Ce sont donc bien les affectations, les motivations, les représentations, les processus de normalisation et de domination qu’il convient d’appréhender si l’on veut comprendre les registres de spatialisation des individus, c’est-à-dire la manière dont les lieux entrent en résonance avec la sensibilité des individus. »
Ainsi, si l’on se situe, non pas dans l’exceptionnel du confinement, mais dans un continuum de la fragmentation spatiale d’une part, et de l’évolution vers des hyperlieux (Lussault, 2017) où chaque élément fait système d’autre part, il est possible d’envisager cette géopolitique comme un emboîtement interagissant entre chaque échelle.
Dans le même temps que l’espace public se cloisonnait par la superposition d’un urbanisme sanitaire sur un urbanisme sécuritaire, les frontières ont connu un mouvement identique, de sorte qu’il semble possible de parler d’une multiscalarité du processus de fragmentation. La fermeture des frontières aux flux de personnes est un outil de crise tant en période de risque d’attentats que de diffusion d’un virus actif.
Ainsi, dans la société occidentale hédoniste, souvent aveugle aux conditions de passages des frontières pour les personnes extra-européennes, la fermeture des frontières des États, sous prétexte de limiter la diffusion du virus, s’est traduite par un arrêt brutal du tourisme international, sans doute le symbole le plus fort de la liberté offerte par la mondialisation contemporaine pour celles et ceux qui ont les moyens d’en profiter. De facto, la fermeture de la frontière de l’État et son contrôle est une demande politique récurrente pour celles et ceux qui alimentent le discours selon lequel les dangers viennent de l’ailleurs. Paradoxalement, cette fermeture s’est faite au prix d’une forme d’assignation à résidence qu’ignorait cette partie de la population.
Dans cette idée de continuum, terrorisme et pandémie ont souligné que la frontière pouvait être modulée, régulée, selon les situations, et que les opportunités de déplacements offertes à l’intérieur de l’espace Schengen, pour l’Europe, pouvaient être remises en question. Le législateur, dans les démocraties occidentales, prend l’habitude d’adapter l’exceptionnel pour le pérenniser. Le principe de liberté au sein de l’espace Schengen est mis à mal dans le contexte de crise sanitaire, le « passe sanitaire » est à la fois un moyen de remise en route des flux de personnes et un outil complémentaire pour tracer, surveiller, sélectionner et contrôler les individus. Néanmoins cette partie visible, parce que spectaculaire, n’est qu’un aspect de ce continuum de cloisonnement sécuritaire de l’espace à toutes les échelles.
La succession de crises provoquent des réactions immédiates car le politique a besoin de montrer qu’il est dans l’action. Chaque acte qualifié de terroriste a pour corollaire une nouvelle loi antiterroriste. Pour autant, le projet politique du vivre ensemble à moyen et long terme disparaît. François Hartog (2003) propose le concept de présentisme, qui remplace le sens profond de l’action politique qui est de proposer et mettre en œuvre un projet commun. Ce régime d’historicité permet une adaptation permanente en utilisant les technologies comme argument de modernité, mais le fond reste la surveillance et le contrôle.
Épilogue
Entre un monde aux frontières de plus en plus poreuses, et l’imposition du jour au lendemain d’un espace égocentré et fortement contraignant, l’individu s’est retrouvé dans un jeu de coquilles spatiales renforcées, transformées et redéfinies. La mise en réseau virtuel n’a fait qu’accentuer l’injonction à limiter ses déplacements. Ce qui était avant tout un outil d’ouverture sur le monde s’est transformé en assignation à résidence. Les repères spatiaux, les consignes de mises à distance et les gestes barrières ont brisé une partie de ce qui fait l’humanité : les contacts physiques.
Une première lecture aurait pu orienter l’analyse vers une dimension conjoncturelle liée à la crise du SarsCov2 ; pour autant, les injonctions venues d’en haut ont perturbé durablement les repères spatiaux car la crise s’emboîte dans un continuum de mesures déjà engagées auparavant et liés aux tensions sécuritaires, ainsi qu’à une politique continue de lutte contre le terrorisme. La crise a accentué les principes d’une société de la protection et de la surveillance. L’appareillage de l’espace public et des individus ainsi que l’appareillage digital de l’espace privé participent aux changements de rapports à l’espace pour chaque individu. Globalement, les limites des coquilles « molesiennes » se renforcent à toutes les échelles dans un contexte où chaque coquille devient plus perméable à la surveillance par l’intermédiaire des technologies du numérique.
Dans cette perspective, la crise du SarsCov2 n’est pas une parenthèse avec un avant et un après, mais bien une opportunité de plus pour le renforcement - depuis plus de vingt ans - de la société de surveillance provoquant des changements dans les rapports à l’espace pour les individus, à commencer par le rapport direct à l’autre et à l’ailleurs.
↬ Corinne Luxembourg, François Moullé et Camille Noûs
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