Colombie : un 6 décembre à Ciénaga

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24 février 2022

 

Chaque 6 décembre, à Ciénaga, une petite ville de la côte atlantique colombienne, des habitants, syndicalistes, et travailleurs agricoles se retrouvent pour commémorer une grève qui bouleversa la vie politique du pays en 1928. Au pied d’une statue de bronze et d’acier noir érigée sur la place des martyrs, est remémoré le soulèvement des travailleurs contre les conditions de vie et de travail dans l’enclave agricole dominée alors par la United Fruit Company (UFC) et sa violente répression par l’armée nationale.

Texte : Benjamin Levy

Géographe, Laboratoire PACTE, Université Grenoble Alpes

Photos : Luis Enrique Montenegro et Benjamin Levy

Melquiades n’avait pas ordonné les faits dans le temps conventionnel des hommes mais avait concentré un siècle d’épisodes quotidiens, de sorte que tous coexistaient en un instant. »

Garbriel García Márquez (1967), Cent ans de solitude, Gallimard, [1995] p. 386.

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La statue d’« El Negro » à Ciénega
source : Cienega Turismo, 2016.

Cet homme qui brandit une machette au ciel et serre le poing gauche est appelé à Ciénaga « El negro », en référence aux ouvriers noirs, qui tout au long du XXe siècle, immigrèrent depuis les régions voisines et de la Jamaïque pour travailler dans les champs de bananes. En réalité, son créateur la dénomma Prométhée de la liberté et conçut la statue pour l’exposer à Curaçao et célébrer les rébellions des esclaves contre le pouvoir colonial hollandais. Elle fut finalement inaugurée en 1978 pour commémorer le cinquantenaire du massacre des bananeraies. Elle a acquis, depuis, une signification qui dépasse les grévistes des années 1930 pour embrasser le conflit armé et l’exploitation vécus au cours de la seconde moitié du XXe siècle dans la Zona Bananera, le bassin agroindustriel de Ciénaga.

S’il est vrai que la raison d’être fondamentale d’un lieu de mémoire est de figer le temps, bloquer le travail de l’oubli, fixer un état des choses, immortaliser la mort, matérialiser l’immatériel pour enfermer le maximum de sens dans le minimum de signes, il est clair, et c’est ce qui les rend passionnants, que les lieux de mémoire ne vivent que par leur aptitude à la métamorphose, dans la résurgence incessante de leurs significations et l’arborescence imprévisible de leurs ramifications. »

Pierre Nora (1984, p. 36).

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La région de Ciénaga.
Benjamin Levy, 2022

« El negro » est aujourd’hui ancré dans la mémoire de la violence des groupes guérilleros et paramilitaires qui a affecté les habitants de la région à partir des années 1980. Chaque 6 décembre, les porte-paroles des mouvements ouvriers et paysans dénoncent la violence qui, aujourd’hui encore, se perpétuent dans la région. Cette statue est le lieu d’une mémoire à la temporalité multiple, signifiant la situation extrême d’exploitation des humains qui, pour de nombreux ciénagueros, semble éternelle. Cependant si cette mémoire est locale, elle contient quelque chose de plus large. Les sociétés plantationnaires se situent aux frontières marchandes (Moore, 2015) et sont des espaces clés de l’organisation contemporaine de notre régime alimentaire et commercial. Ainsi, la commémoration du 6 décembre et le Prométhée de la liberté sont les objets d’une mémoire locale et de sa transformation. Ils contiennent aussi celle des chaînes de production, de la division internationale du travail agricole et de ses contradictions sociales.

Création d’une frontière marchande : 1890 – 1945

À l’aube du XXe siècle, après la Guerre des mille jours entre conservateurs et libéraux qui a ravagé la région jusqu’en 1902, le président conservateur Rafael Reyes Prieto entreprend un vaste plan de modernisation de l’économie nationale afin de stimuler l’exportation de produits agricoles. Alors que le café constitue le fer de lance de l’agriculture colombienne, de nouvelles plantations, des bananeraies, sont apparues une décennie plus tôt aux bords de la mer des Caraïbes dans la région Magdalena. En moins d’une décennie, des zones de production de bananes ont été implantées en Colombie mais aussi au Costa Rica, au Nicaragua, au Panama, au Honduras pour former à partir de 1899 l’un des premiers empires modernes de l’exportation agro-industrielle. Son centre ne se trouve pas dans les Caraïbes mais à Boston, au siège de la United Fruit Company (UFC).

[La] conquête commerciale des tropiques d’Afrique, prédisait un propagandiste de l’UFC, d’Asie et des îles du Pacifique sera contée dans le futur par les historiens comme le succès monumental de cette époque, qui consiste à l’application des méthodes de la civilisation et de la haute science à l’industrie dans des zones tropicales encore sous-développées. »

Frederick U. Adams (1914, p. 9)

Le président Reyes, partisan du libre marché, voit dans l’investissement étranger la possibilité de désamorcer les conflits politiques, et dans l’industrie bananière la promesse du développement économique d’une région sinistrée par la guerre civile. Ainsi, toutes les conditions doivent être réunies pour favoriser la formation de la Zona : concession du chemin de fer, exonérations fiscales, construction et gestion des infrastructures de communication et d’irrigation. Mais la plus grande convoitise de l’entreprise sont les terres qui, situées entre les montagnes et les marécages, sont les plus fertiles de la région.

Une large campagne d’attribution des terres publiques est alors lancée et l’UFC, grâce au soutien du gouvernement mais aussi à ses alliances avec les élites régionales, les grands propriétaires et les entrepreneurs étrangers, détient dès 1909 plus de 13 000 hectares de terres et continue d’acquérir, légalement et illégalement, des « baldíos » [1] jusqu’à détenir 60 000 hectares au cours des années 1930 (Viloria de La Hoz, 2009, p. 38 ; LeGrand, 1984). Dans chaque zone de production l’entreprise use de sa puissance économique et juridique, d’alliances administratives et politiques pour accumuler jusqu’à 1,5 million d’hectares de terres et transformer les terres publiques en ensembles agro-industriels (Wiley, 2008, p. 48 ; Bucheli, 2005, p. 58).

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Un géomètre arpente les bananeraies, Magdalena, Colombie, 1926.
Source : Baker Library Harvard University

Dans une société rurale, où l’accès à la terre constitue le principal moyen de subsistance et de reproduction sociale, la stratégie du monopole foncier développée par l’UFC, couplée à l’accroissement de la population, devient dès lors une source majeure de conflits. L’expansion du régime de propriété privée formel et la privatisation rapide des terres publiques impliquent en effet l’expropriation dès 1907 de milliers de paysans colons [2] par la coercition ou la vente forcée.

Malgré les plaintes envoyées au gouvernement central, dénonçant l’usage d’agents de l’entreprise et de policiers corrompus pour les expulser (Torres, 2016), les colons n’ont souvent de choix que le déplacement vers des terres plus éloignées et moins fertiles ou l’embauche comme travailleurs agricoles au sein des bananeraies. Dans les plantations aussi, les tensions sont fortes. Les premières grèves sont initiées dès 1910 mais c’est au cours des années 1920 que le mouvement s’intensifie sous l’impulsion de migrants anarcho-syndicalistes espagnols et italiens et inspiré par le mouvement syndical des travailleurs du pétrole de la région voisine Santander (Vega, 2002, p. 183). Les travailleurs des plantations, mais aussi du chemin de fer et du port, en alliance avec le mouvement paysan et des secteurs du parti libéral, réclament à l’UFC l’amélioration des conditions de vie et de travail. Ils demandent la reconnaissance des obligations de sécurité sociale, le recrutement direct des travailleurs sans sous-traitance, l’arrêt du paiement des travailleurs en coupons de consommation des produits importés par l’entreprise et l’augmentation des salaires (White, 1978 ; Molano, 2016 ; Viloria de La Hoz, 2009).

Les grèves et pétitions se multiplient au cours des années 1920 jusqu’à la mobilisation, le 12 novembre 1928, de 30 000 travailleurs, paysans et commerçants qui paralysent l’activité de l’UFC durant trois semaines. Le 5 décembre, malgré quelques concessions des planteurs, la grève continue et le gouvernement promulgue le décret de trouble à l’ordre public dans les villes de Santa Marta et Ciénaga. Le lendemain, à l’aube, le général Carlos Cortés Vargas ordonne à ses troupes de tirer sur les manifestants pour mettre fin, dans le sang, à la grève. La grève et le massacre des travailleurs agricoles resteront symboliquement dans l’histoire sociale latino-américaine comme l’un des premiers soulèvements ouvriers massifs, réprimé par l’armée nationale pour garantir les intérêts agro-industriels. Au cours des années 1930, marquées par la récession économique et le retrait temporaire de l’UFC, travailleurs au chômage et paysans envahissent près de 10 000 hectares de l’entreprise. De violents conflits s’engagent dès lors entre les colons, appuyés par le Parti Communiste, qui luttent contre la dépossession forcée des terres publiques et l’UFC ainsi que les propriétaires nationaux qui revendiquent une résistance légitime contre l’invasion de leurs propriétés privées (LeGrand, 1984).

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Arrière de l’économat du village Orihueca montrant le coffre-fort ouvert et les restes de la caisse enregistreuse après la grande grève, Magdalena, Colombie, 10 déc. 1928.
Source : Baker Library Harvard University

Changements politiques et
mouvements du capital : 1945 – 1983

Alors que la Seconde Guerre mondiale force l’UFC à interrompre la production et le commerce de bananes, ses bateaux étant réquisitionnés par la marine des États-Unis, elle est une période d’amplification et de renforcement du syndicalisme colombien, appuyé par le gouvernement du président libéral Alfonso López Pumarejo. Malgré la domination de la branche conservatrice et catholique (Union des Travailleurs Colombiens) sur les tendances libérales et socialistes (Confédération des Travailleurs de Colombie) du syndicalisme dans la zone bananière, l’entreprise fait face, après la guerre et tout au long des années 1950, à une multiplication des grèves et mobilisations. Ainsi, en plus des récentes réformes du code du travail qui imposent la journée de neuf heures et l’indemnisation des accidents du travail, l’UFC garantit bientôt l’accès gratuit aux soins et la gratuité des loyers au sein des campements de travailleurs.

« Nous faisions la grève pour tout et tout le monde leur demandait de l’argent pour tout. C’était Mamita Yunai ! Nous n’avons jamais pensé qu’ils partiraient. Ça semblait être un tonneau sans fond. » (syndicaliste, cit. in. Bucheli, 2005, p. 157). Ce nouveau traitement s’accompagne d’un changement de stratégie. Les conflits avec les colons persistent, le syndicalisme se renforce, appuyé par des gouvernements populistes, et les tentatives d’en contenir le développement par le syndicalisme jaune (le solidarisme) sont infructueux. L’UFC choisit alors de se retirer peu à peu de la production et de céder, partout, ses propriétés foncières à des planteurs nationaux associés (Wiley, 2008). A Santa Marta, un autre facteur accélère ce désengagement. Après soixante années de monoculture, les terres sont harassées et les racines des bananiers attaquées par un champignon dont l’inexorable expansion est connue sous le nom du mal de Panama. A mesure que la compagnie vend ses terres, la production régionale décline et le syndicalisme se fragmente. En 1964, l’UFC a cédé l’ensemble de ses actifs et quitte la région.

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Déplacement et chargement des containers de marchandise au port de Santa Marta, Magdalena, Colombie, oct. 2021.
Source : Levy et Montenegro

Devant l’agitation communiste, et face au durcissement des conflits fonciers, le gouvernement libéral de Carlos Lleras Restrepo entreprend à la fin des années 1960 une large réforme agraire. Les bureaux régionaux de l’INCORA, l’institution chargée d’exproprier, de redistribuer et d’administrer les terres, est installée dans la zone bananière au sein des anciens bâtiments administratifs de l’UFC. Mais l’appropriation des terres délaissées par la compagnie est l’objet d’une âpre lutte. Des colons et anciens travailleurs agricoles envahissent les terres en sollicitant l’aide des fonctionnaires de l’INCORA pour acheter les terres, parfois à prix fort, et éviter les expulsions violentes par la police et les milices privées.

En effet, les grands propriétaires sont engagés dans une campagne intense contre la réforme agraire et les terres irriguées ont été monopolisées par les familles de planteurs qui ont prospéré sous le régime de l’UFC. Des milliers d’hectares sont transformés en pâturage et l’élevage devient l’instrument d’une nouvelle phase d’accumulation primitive dans la région. Un anthropologue constate en 1979 que « le colonialisme interne a suivi l’impérialisme capitaliste, car cette élite corrompue continue à disposer du pouvoir politique pour contrôler la majorité des terres irriguées au mépris de la loi fédérale » (Partridge, p. 499).

Quant à la compagnie nord-américaine, elle n’est pas partie très loin. À la recherche de terres « vierges » de tout champignons et syndicats, l’UFC bénéficie d’un plan économique gouvernemental important et de la collaboration de nouveaux planteurs andins pour former une enclave à l’Est de la côte caribéenne, en Urabá (Ramírez Tobon, 2005 ; Steiner, 2000 ; Romero, 2007 ; Sarmiento, 2007). L’État colombien cherche dans le même temps à favoriser l’émergence d’une agro-industrie nationale et à briser le monopole des exportateurs nord-américains. Ainsi, l’UFC n’assure plus la production mais maintient un contrôle partiel du marché par la commercialisation et la sous-traitance de planteurs chargés d’assurer la gestion des plantations et de la main-d’œuvre. Malgré l’absence de culture syndicale régionale, les syndicats Sintrabanano – affilié au Parti Communiste –, Sintragro, Sintraexpoban puis Sindejornaleros croissent rapidement mais se heurtent à la répression et l’occupation militaire des plantations (Bucheli, 2005, p. 162 ; Hough, 2010, p. 139 ; Carroll, 2011, p. 139).

Compte tenu de ce contexte politique exclusif, et de la répression directe du militantisme des travailleurs dans les plantations, les groupes de guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et de l’Armée populaire de libération (EPL) trouvent le soutien des travailleurs agricoles de la région. L’agro-industrie représente aussi une manne financière importante. Les extorsions, sabotages et enlèvements pratiqués contre les planteurs, la nouvelle puissance électorale des partis d’extrême gauche ainsi que la force de blocage acquise par les syndicats amènent les élites régionales et l’État à engager à partir du milieu des années 1980 une campagne contre-insurrectionnelle. Urabá devient dès lors un foyer majeur du conflit armé national et l’épicentre de l’expansion du paramilitarisme à l’ensemble de la côte caribéenne.

Économie agro-industrielle,
économie de guerre : 1983 – 2006

Urabá est ainsi marqué au cours des années 1980 par une hausse des grèves, marches et manifestations pour l’obtention de l’amélioration des conditions de vie et de travail au sein des plantations. Face à la subversion qui sévit en Urabá au cours des années 1980, mais aussi contre la redistribution d’une plus-value déterminée par le coût de la main-d’œuvre, le patronat menace de fermer les plantations. Si la menace reste vaine, les nouveaux entrepreneurs nationaux et les multinationales, stimulés par la hausse des prix sur le marché international, diversifient leurs investissements vers des plantations à l’étranger et dans le département de Magdalena.

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Vue aérienne des plantations autour du village de Sevilla, Magdalena, Colombie, oct. 2021.
Source : Berty, Levy et Montenegro

Telle est la rationalité du marché et la mobilité du capital agraire : entre 1950 et 1974, alors que les prix baissaient, les multinationales ont cherché à exacerber la compétition entre les régions productrices afin de sélectionner les « sources d’approvisionnement les moins coûteuses » (FAO, 1986, p. 10). Quand les prix repartent à la hausse à partir de 1980, l’expansion des champs de culture peut reprendre. Vingt ans après le départ de l’UFC, la Zona Bananera retrouve alors sa vocation d’exportation agricole sous l’impulsion des planteurs d’Urabá, du Magdalena et des multinationales Chiquita Brands (ex-UFC) et DOLE (ex-Standards Fuit Company). Cependant, dans la même période, le front XIX des FARC est créé dans la chaîne de montagne qui longe les plaines de monoculture, la Sierra Nevada.

Dans les plantations, la section locale du syndicat Sintrainagro est formée en 1988, importée d’Urabá tout comme les méthodes répressives et anti- syndicales des planteurs. La masse de travailleurs agricoles devient alors l’objectif politique des FARC qui entendent conjuguer lutte syndicale et lutte armée. Les guérilleros multiplient les incursions dans la Zona Bananera pour recruter et pénétrer les conflits entre patrons, administrateurs et ouvriers. Les sabotages des fermes et infrastructures, les séquestrations des éleveurs, planteurs et administrateurs ainsi que les attaques contre les postes militaires de la zone forment durant plus d’une décennie le modus operandi du groupe armé. Les actions belliqueuses se multiplient au début des années 1990 et l’Armée Nationale de Libération (ELN) crée à son tour un front régional.

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Vue aérienne des plantations autour du village de Sevilla, Magdalena, Colombie, oct. 2021.
Source : Berty, Levy et Montenegro

Au début des années 1990, la situation régionale est critique sur le plan politique et économique. L’expansion des champs de culture dans l’ensemble des pays producteurs aboutit à une surproduction mondiale ainsi qu’à la baisse tendancielle des prix (Wiley, 2008 : 164). Le phénomène est d’autant plus grave qu’en 1993, l’Union européenne, sous la pression de la France et de l’Angleterre, annonce la mise en place d’un système de quotas afin de protéger les productions des anciennes colonies et territoires d’outre-mer. La paralysie soudaine des exportations pousse les producteurs à suspendre le remboursement des crédits ainsi que le paiement des salaires. Des plantations ferment et de nombreux salariés et journaliers sont au chômage.

Parallèlement, les groupes armés se multiplient dans la région à partir des clans formés autour de l’économie mafieuse et grâce à la demande en sécurité privée des secteurs patronaux contre l’extorsion et les enlèvements. C’est en 1996, lors de la pénétration des Autodéfenses Paysannes de Córdoba et Urabá (ACCU) de Carlos Castaño, que le phénomène paramilitaire se déploie avec toute sa force. En quelques années, tous les groupes mafieux régionaux sont cooptés, de grès ou de force, sous la bannière des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) dont le Bloc Nord est dirigé par Rodrigo Tovar Pupo. Installés tout d’abord dans la zone plane, les groupes armés forment peu à peu un cordon de sécurité autour de la Sierra Nevada d’où les guérillas sont chassées au début des années 2000.

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Rodrigo Tovar Pupo, alias Jorge 40, commandant du Bloc Nord des AUC., lieu et date inconnus.
Source : Semana, Armando Neira

La tactique contre-insurrectionnelle des AUC se constitue à la fois d’opérations militaires contre les bases et patrouilles des guérillas mais aussi dans une guerre sale et intégrale contre les mouvements sociaux, par anéantissement du tissu social (Romero 2003 ; Gill, 2016). Une campagne d’assassinats ciblés vise la quasi-intégralité des dirigeants de Sintrainagro jusqu’au remplacement de son directoire par des affiliés au tournant des années 2000. Cependant, même en berne, la production de bananes continue d’augmenter grâce à l’amélioration des rendements de productivité (Morón, 2000). Elle devient aussi l’une des nombreuses sources de financement des AUC. Les paramilitaires importent d’Urabá un système de taxation des planteurs et multinationales conçu et géré par l’entrepreneur Raúl Hazbún. Par le biais de la figure légale des Convivir [3] et d’une société écran, le Bloc Nord, prélève alors une taxe par hectare cultivée et caisse exportée. Le commandant en charge de la zone bananière déclarera en 2009 devant la Cour Supérieure de Californie :

Les services que nous fournissions à Chiquita ont été les mêmes que ceux que nous avons fournis à Dole et à toutes les sociétés de commercialisation de bananes qui avaient des plantations et des opérations commerciales sur le territoire du Front William Rivas [4] […] Nous les avons débarrassé des guérillas, qui les extorquaient, enlevaient leurs chefs et brûlaient les plantations, et nous les avons protégés des bandes criminelles ordinaires qui leur volaient leurs fournitures et leur équipement, braquaient les cargaisons de fruits et pillaient les plantations. Depuis les bases visibles, les sous-commandements et les points de contrôle mobiles, nous leur avons garanti des conditions de sécurité. Nous avons protégé leurs directeurs, administrateurs, contremaîtres et employés. Nous nous sommes occupés de leurs plaintes concernant la sécurité et nous avons pris les mesures de guerre qui ressortaient des informations qu’ils nous ont données. Nous leur avons garanti la restitution des plantations envahies, la stabilité et la valeur immobilière des plantations. Nous avons fait un travail politico-militaire pour expulser la guérilla du syndicat et des organisations sociales et nous avons escorté les camions qui transportaient les fruits des plantations jusqu’au port de Santa Marta. »
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Travail d’un ouvrier au sein d’une plantation de Macondo, Magdalena, Colombie, oct. 2021.
Source : Levy et Montenegro

Au milieu des années 2000, après la période la plus dure du conflit armé, la structure agro-industrielle de l’économie régionale est renforcée. Malgré une nouvelle chute des exportations à la toute fin des années 1990, l’aire cultivée et la production repartent à la hausse à partir de 2002 (Viloria de La Hoz, 2008). La guerre commerciale engagée entre les multinationales, les États-Unis et l’Europe a en effet aboutit à un accord ainsi qu’à l’augmentation des parts de marché des producteurs latino-américains. De fait, une nouvelle zone agro-industrielle a émergé dans le département, où les mêmes entreprises et exportateurs investissent la production biologique afin de répondre à l’évolution des consommations sur le marché européen.

En 2006, au sortir du conflit armé, le secteur bananier emploi toujours directement 35 000 personnes mais le taux de syndicalisation est extrêmement faible. Le syndicalisme est à la fois marginalisé idéologiquement, représenté comme un instrument de subversion et un facteur de violence, et miné par des divisions dont la mémoire est vive. De même, à la fin des années 2000, le pays prend peu à peu la mesure des transformations irrémédiables engendrées par le phénomène paramilitaire sur la propriété de la terre et découvre, partout, d’innombrables récits de violence, d’abandons et d’expropriation des terres paysannes (Grajales, 2016, 2021 ; Ojeda et al., 2015 ; Ballvé, 2012 ; Reyes, 2009).

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Exactions des groupes guérilleros et paramilitaires dans le nord-est de la Colombie. Données : CNMH.
Benjamin Levy, 2022

Les relations de production ont été violemment restructurées et sont continuellement traversées par cet héritage [5]. Or, les planteurs et exportateurs, à la fois victimes, commanditaires ou passifs, sont les grands absents d’une justice transitionnelle concentrée sur les acteurs armés, sur les principales figures paramilitaires (Wesche, 2019). Les secteurs économiques sont restés silencieux et hors de portée de la justice colombienne. En 2007, après la révélation de documents qui prouvent le paiement de services de sécurité aux guérillas (800 000 dollars) puis aux paramilitaires (1,7 million de dollars entre 1998 et 2002), la multinationale Chiquita Brands est poursuivie par le Département de Justice des États-Unis pour financement de groupes terroristes et s’accorde finalement sur le paiement d’une amende de 25 millions de dollars, reversée intégralement au trésor des États-Unis. A la suite des aveux des cadres de l’entreprise, s’engage une longue bataille judiciaire. Huit actions collectives de victimes sont portées par des ONG nord-américaines devant les cours fédérales des États-Unis contre DOLE et Chiquita Brands pour financement du paramilitarisme.

À ce jour, aucune condamnation n’a été prononcée.

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Des pêcheurs naviguent devant le terminal charbonnier de Ciénaga, Magdalena Colombie, oct. 2021.
Source : Levy et Montenegro

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