Trois Tsiganes ordinaires en Tchéquie et Slovaquie

À propos de la bande dessinée « O Pribjehi » (« Histoires » en français)

29 janvier 2016

 

Des récits du quotidien en bande dessinée où l’ordinaire devient extraordinaire.

par Cécile Kovacshazy

maître de conférences en littératures comparées à l’Université de Limoges.
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Ce livre aurait également pu s’appeler Histoires ordinaires ou Contes de la vie ordinaire : car, récits du quotidien, les trois histoires présentées sont tout à fait ordinaires et banales. C’est là précisément l’intérêt de l’ouvrage : l’ordinaire — puisqu’il n’est généralement pas représenté, quand il s’agit des Tsiganes — devient extraordinaire.

Les trois auteurs d’Histoires content les vies de leurs héros dans leur banalité, et pour une fois ils ne sont pas stigmatisés comme « différents », « étranges », « étrangers » ; ces vies singulières ne sont pas reliées à une appartenance qui englobe et dissout. Les héros ne sont pas les « Roms » au pluriel, un ensemble confus de personnes censées être toutes pareilles, mais au contraire des personnalités bien différentes. Ce sont des hommes et des femmes avant tout, qui sont identitairement autant tchécoslovaques que tsiganes.

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Albina.
Extrait de la première histoire.

Albina a 45 ans, elle a vécu dans la misère avec son mari et ses sept enfants dans un campement rom slovaque ; elle entretient une relation clandestine avec un gadjo (un non-Tsigane ou un « Blanc », comme on le dénomme là-bas) venu faire de l’humanitaire dans son village.

Ferko a la soixantaine et il a tenté sa chance en Suède avec succès, avant d’en être exilé à cause de sa fille.

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Ferko.
Extrait de la deuxième histoire.

Keva a 21 ans, elle fait des petits boulots à Prague tout en flirtant d’un homme à l’autre en attendant de trouver le bon.

Ce livre déjoue toute tendance essentialiste ou culturaliste : non, « les Tsiganes » ne sont pas tous pareils. Histoires permet de façon salutaire de poser un discours non ethnique sur des personnes bien réelles et marquées par leurs différences. On lit des tranches de vie qui sont parfois des plus triviales : le lecteur peut se demander en quoi raconter un désaccord banal entre un adolescent et ses parents, par exemple, vient participer au caractère extraordinaire ; le livre contraint à s’habituer au fait que les Tsiganes sont des gens comme les autres.

Sans qu’il soit possible de distinguer l’itinéraire individuel de l’itinéraire social, des éléments d’histoire collective apparaissent de temps en temps dans ces récits. Ainsi apprend-on par exemple comment la « révolution de velours » a été vécue par les personnages, originellement tchèques ou slovaques.

Dans leur récit biographique, présenté au lecteur comme spontané, les références culturelles populaires tchèques sont nombreuses. Seuls des ignorants ou des pervers peuvent croire et faire accroire que les Roms de leur pays ne seraient pas de leur pays.

Ainsi cette enseignante de tchèque à l’école que fréquente Keva (p. 311) :

— Un élève : « Pourquoi les Tsiganes ne parlent pas tchèque ? (reflétant les préjugés du sens commun).
— L’enseignante : Parce qu’ils ne veulent pas l’apprendre. C’est pourquoi ils parlent un tchèque cassé.
— Keva : Ce n’est pas vrai.
— L’enseignante : Si, c’est vrai.
— Keva : Et pourquoi je suis là ? Et pourquoi je parle tchèque ?
— L’enseignante : Tu es l’une des rares exceptions.
— Keva : C’est complètement faux. Mes parents, mes amis parlent tchèque. Et tous, ils vont à l’école, et tous veulent devenir quelqu’un. »

Les trois personnages sont à la fois tchécoslovaques et tsiganes : roms servika et slovaques, roms hongrois ou roms Vlax. L’ouvrage ne renie pas leur identité tsigane. Au contraire, les enquêteurs insistent pour que les protagonistes racontent en quoi le fait d’être tsigane les amène à subir des discriminations. A chaque fois, d’ordre économique.

Si la pauvreté extrême n’est pas l’exclusivité des Roms, ces derniers sont pour la plupart les habitants les plus pauvres des républiques tchèque et slovaque. L’histoire d’Albina, qui vit dans un campement en milieu rural, témoigne de cette détresse matérielle au quotidien et de ses conséquences, comme lorsqu’une inondation vient détruire les habitations.

En tant que fils de forgeron, Ferko semble mener une vie matérielle un peu moins difficile, mais les années accumulées le renvoient à une vie matériellement précaire (p. 134).

L’histoire de Keva montre comment le fait d’être Rom expose à tout un ensemble de souffrances sociales : le chômage d’abord, puisque les Roms ont été les premières victimes de la fin de l’industrialisation, au delà du fait qu’ils sont discriminés à leur entrée sur le marché du travail ; mais aussi l’influence des sectes, l’emprise de la drogue, les mauvais soins de santé, la relégation scolaire des enfants dans des écoles pour handicapés. Si ces épreuves ne leur sont pas propres, leur cumul, dans le cas des Tsiganes, atteste la force de la discrimination dont ils sont victimes.

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Keva.
Extrait de la troisième histoire.

Victimes, ils le sont aussi des insultes et des agressions physiques récurrentes des skinheads, ou encore d’une police qui ne les protège pas toujours.

Ces destins singuliers et familiaux montrent des familles déstructurées par l’histoire. Les politiques nationales de « rééducation et de persuasion » et une tradition juridique, mêlant droit du sang et droit du sol, en répertoriant des « non-citoyens » et des déplacements massifs liés à l’obtention d’un emploi, ont violemment démantelé la culture romani de Tchécoslovaquie. En découlent, chez les Roms, des désastres économiques, culturels et familiaux.

Malgré la violence de ce quotidien, décrite sans enjolivement, et alors que l’on comprend, page après page, que l’histoire politique pénètre toujours l’histoire individuelle, ces récits ne cèdent jamais à une lourdeur pathétique, laissant parfois même place à l’humour.

Une enquête mise en abyme

Ce n’est pas la première fois que l’itinéraire particulier d’une Romani tchécoslovaque est traduit en français. Avec « Je suis née sous une bonne étoile », Elena Lackova, militante rom communiste pendant la période soviétique, avait déjà livré à l’ethnologue Milena Hubschmannova l’histoire de sa vie particulière — aux deux sens du terme : individuelle et originale.

Histoires est le résultat d’un travail d’ethnologues originaires de Prague, qui mettent des mots sur des trajectoires biographiques, suivant la tradition tsigane du récit familial anecdotique, raconté oralement, collectivement et quotidiennement : le vakeriben.

Cette enquête de deux années est mise en abyme dans le livre. Participant des procédés de vraisemblance, le récit met en scène les enquêteurs, les protocoles, les enregistrements. « Je suis resté un an pour faire une recherche de terrain et faire de l’observation participante. Je voulais comprendre le fonctionnement de l’ensemble du village rom. » (p. 52).

La nouveauté la plus heureuse de ce livre est le recours à la bande dessinée. Les trois récits biographiques s’inscrivent dans la continuité des œuvres d’Art Spiegelman et de Marjane Satrapi. Cette dernière est d’ailleurs explicitement nommée par une des enquêteuses : « Tu nous racontes ta vie. Et moi, Marketa, et aussi un copain qui dessine… [...] Ils feraient ça avec moi. Un livre sur toi. Une BD. [...] C’est à la mode maintenant. Les gens écrivent des livres sur leur vie sous forme de BD. Je t’ai apporté celle-ci. La bonne femme vient d’Iran. » (p. 257). Le support bande dessinée est investi par une recherche artistique dense, le rapport entre textes et images créé par Vojtech Masek (un illustrateur connu en République tchèque) étant formidablement polymorphe. Tour à tour, l’image explique le texte, le texte illustre l’image, puis vient une image ou un texte en pleine page, etc. Le choix de la bande dessinée s’explique sans doute aussi par la volonté de diffuser plus largement ces récits ordinaires et leur propos finalement très politique.

Enfin, le travail de restitution linguistique renforce l’intérêt de cet ouvrage. Dans sa note liminaire, la traductrice Milena Fucikova explique de façon intéressante son travail. Comme très souvent en Europe centrale et orientale, les Roms d’Histoires sont polyglottes, « étrangers à une culture monolingue » (p. 3). Contrairement à l’enseignante de Keva qui, probablement monoglotte, ne saurait concevoir qu’on parlât plusieurs langues.

Avec la partition récente de la Tchécoslovaquie en deux pays, c’est finalement un texte en plusieurs langues que la traductrice a livré en français : à la fois en slovaque, en tchèque, en romanès slovaque, en romanès vlax et parfois, en un sabir tout personnel. Elle précise que « les protagonistes étant peu lettrés, leur expression est “orale, maladroite et naturelle” et les auteurs ont souhaité garder cette manière de parler. Le choix d’une langue varie selon les sentiments exprimés par le locuteur. » (p. 3).

Cet ouvrage très dense s’inscrit en contre-point de ces trop nombreux écrits ethnicisants et généralisants sur les Tsiganes qui relèvent de la dangereuse « psychologie des peuples ». Avec l’humilité de ne pas vouloir imposer un discours universel, Histoires propose ces trois parcours qui démontrent que le « Tsigane type » n’existe pas. On conclura par une phrase programmatique de la traductrice :

Si le lecteur, en lisant cette trilogie, ressent un peu de cette complexité opaque et de cette étonnante richesse, j’aurais peut-être transmis quelque chose de vrai. »
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Masa Borkovcova, Marketa Hajska et Vojtech Masek, O Pribjehi (« Histoires » en français), Bande dessinée, Éditions ça et là, 2011 (2010, Lipnik), 365 pages, traduit du tchèque/slovaque/romani par Milena Fucikova.


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