La France, en collaboration avec les armées nationales des pays d’Afrique occidentale et avec la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies au Mali (Minusma), assure l’essentiel de la sécurité dans ces parages. C’est ce qui fait d’ailleurs de « l’ennemi français » une des cibles privilégiées des djihadistes, comme l’ont montré les attentats de mars et novembre 2015 à Bamako, ainsi que les tueries de janvier et du vendredi 13 novembre à Paris.
Le principal outil militaire français est actuellement l’opération Barkhane, à vocation interrégionale et conçue pour durer. À en croire ses concepteurs, elle repose sur une approche stratégique fondée sur « une logique de partenariat avec les principaux pays de la bande sahélo-saharienne (BSS) » ainsi que sur « une logique de fusion et de partage des moyens qui jusqu’alors étaient dévolus à des opérations distinctes » (l’opération Serval au Mali, qui avait démantelé en 2013 le « califat » installé au nord du pays, et l’opération « Épervier » au Tchad, qui avait cours depuis 1986, ainsi que des actions plus éclatées en Mauritanie ou au Niger).
Du faible au fort
Côté africain, les pays concernés sont regroupés depuis le mois de février 2014 au sein d’un cadre institutionnel souple baptisé « G5 Sahel » : une réponse régionale et partiellement coordonnée aux défis sécuritaires, ainsi qu’aux menaces que font peser sur eux les groupes armés de type terroriste, au travers d’un partage accru de renseignements, d’un début de coopération dans la planification des opérations, de projets de « droit de suite », de la perspective de patrouilles conjointes ou d’unités mixtes.
Dans la pratique, le processus a été assez lent. Le deuxième sommet des chefs d’État du G5 Sahel – qui s’est réuni le 21 novembre 2015 à N’Djamena, un an après celui de Nouakchott, et cette fois sur fond de prise d’otages dans un grand hôtel de Bamako – a décidé du principe de la création d’une force militaire conjointe ainsi que d’une plate-forme de coopération sécuritaire.
Mais le système sécurisé d’échange de renseignements sur les mouvements djihadistes n’a toujours pas vu le jour, les échanges restant essentiellement bilatéraux. Faute de confiance, il y a parfois rétention de renseignements. Le Mali reste à la traîne ; ses relations avec la Mauritanie ou le Burkina ne sont pas idéales. En outre, l’Algérie – le poids lourd sécuritaire et politique de la région, qui a notamment patronné l’accord de paix conclu entre les factions maliennes – mène une politique autonome, même si elle a offert quelques facilités aux Français ces derniers mois (notamment pour le ravitaillement de leur petite base de Tessalit, dans l’extrême-nord malien).
Les responsables des renseignements français – la Direction du Renseignement militaire (DRM) et la Direction de la protection et de la sécurité de défense (DPSD) [1] – ont profité de la tenue du deuxième Forum de Dakar sur la sécurité et la défense en Afrique, les 9 et 10 novembre 2015, pour rencontrer leurs homologues des pays du G5, qui sont de loin les mieux placés pour fournir du renseignement d’origine humaine. Tandis que les services français – dans le cadre d’un « donnant-donnant » qui est le mode d’échange classique entre services – sont mieux à même de diffuser des données recueillies par leurs outils de haute technologie (écoutes, signatures radar, observations satellite ou drone).
Sur le terrain, au Mali, en dépit du choc causé le 20 novembre par la prise en otage de 170 clients et personnels de l’hôtel Radisson à Bamako (qui a fait 22 morts) et de la multiplication des attentats, explosions de mines, etc. ces derniers mois, « la menace terroriste est affaiblie et contenue », selon le général Labuze, qui commande l’opération Barkhane au Mali. L’officier étend même ce diagnostic à l’ensemble des pays du G5 :
Les structures régionales de coopération pour lutter contre le terrorisme et le réflexe de travailler ensemble sont en place. La prise d’otages de Bamako est à mettre au compte des tentatives désespérées d’un ennemi qui a beaucoup souffert, qui est disloqué, et qui tente de perturber cette paix. C’est la réponse du faible au fort » [2].La répétition, à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, du même type d’attentat, contre un hôtel et un restaurant fréquentés par une clientèle étrangère, qui a fait trente morts et 130 blessés le 15 janvier 2016, et a été revendiquée par le même groupe Al Mourabitoune, prouve que les groupes djihadistes, à défaut de pouvoir désormais combattre ouvertement, peuvent agir partout en Afrique de l’Ouest même très loin de leurs bases arrières.
Principe d’incertitude
Mais la tâche semble démesurée, en regard des moyens déployés. Les 3 500 militaires français de l’opération Barkhane tentent d’embrasser une zone de 2,4 millions de km2, soit quatre fois la superficie de la France. Ils agissent dans un environnement complexe : il n’y a pas ou plus de frontière, ni de zone avant ou arrière ; l’ennemi est plus ou moins invisible, capable d’agir partout ; les conditions climatiques sont très rudes (aridité, chaleur étouffante) ; des élongations géographiques sont considérables, et compliquent les liaisons et le soutien logistique.
Il faut, dans ce cas, selon le général Didier Castres, adjoint au chef d’état-major français pour les opérations, qui s’exprimait dans un colloque sur le droit et les opérations extérieures, les 2 et 3 novembre 2015 à Paris, « cesser de penser uniquement “attrition, élimination, éradication” comme dans les “guerres clausewitziennes” », et plutôt songer à d’autres stratégies :
– cibler les flux, réseaux, nœuds, centres, ce dont se préoccupe, entre autres, la base avancée de Madama, au Nord-Niger, ouverte en 2014, à quelques centaines de kilomètres de la passe de Salvador, passage obligé aux confins de trois pays - grâce à laquelle les militaires français sont beaucoup moins « aveugles » que par le passé ;
– chercher les faiblesses, agir sur les sutures et les soudures, grâce à une bonne connaissance des pistes de ravitaillement, des organigrammes de commandement, des systèmes de communication, etc. ;
– raisonner en termes de « plates-formes » et non plus de « logique de garnison » ;
– être « capable de mener une stratégie de mouvement et d’adaptation perpétuelle » ;
– créer la surprise du lieu, du temps, du volume, et y ajouter si possible la « foudroyance » pour « inverser le principe d’incertitude » : c’est à quoi concourt notamment la composante aéromobile de l’opération Barkhane (17 machines) qui permet de s’affranchir des contraintes liées à l’étendue de la zone d’action, et confère à la force la capacité de mener, à l’endroit et au moment qu’elle choisit, des actions de feu, de renseignement ou de mouvement, en appui et en complément des troupes déployées au sol ;
– faire en sorte de tarir à terme les sources qui assurent à l’adversaire sa combativité ;
– aider à la reconstruction des armées, en l’espèce, surtout celle du Mali, devenue un « grand corps malade », après plusieurs vagues de défection d’anciens combattants touaregs, un putsch (dirigé en 2013 par le capitaine Sanogo), et plusieurs échecs militaires dans les provinces du nord.
En 2013, en parallèle de l’opération française Serval et de la création de la Misma africaine [3], un cycle de formation des unités maliennes s’est ouvert à Kouli Kouro, sous l’égide de l’Union européenne, baptisé EUTM-Mali. En deux ans, huit bataillons de 700 hommes ont déjà été « reconditionnés ». Paris, qui avait lancé l’opération, a réussi à entraîner treize partenaires européens, notamment allemand, autrichien et espagnol, lesquels ont pris dès 2014 le relais du commandement, avant de passer la main à un Allemand. L’opération européenne de formation devra être reconduite en mai 2016.
Par ailleurs, à la suite des attentats de Paris et Bamako, et à la demande du gouvernement français (qui a demandé à être « soulagé » notamment sur le théâtre africain, pour les pays qui ne souhaitent pas s’engager dans la coalition anti-Daech en Irak-Syrie), l’Allemagne enverra début 2016 un contingent supplémentaire de 650 hommes, au profit de la force des Nations unies : la Minusma a perdu plus de 70 hommes depuis le début de son déploiement, en 2013, dont plus d’une vingtaine cette année.
Il y a quelques mois, le général danois commandant la Minusma avait fait savoir qu’il ne « s’estimait pas équipé pour une guerre asymétrique », et avait réclamé… l’aide de la France (dont le contingent resté stationné au Mali dans le cadre de l’opération régionale Barkhane joue déjà, en cas de besoin, le rôle d’une force de réaction rapide en soutien aux casques bleus).
Avec le renfort de la Bundeswehr, la Minusma sera sans doute mieux armée pour faire face aux goupes djihadistes qui ont multiplié cette année les coups de main au centre comme au nord du pays, même si le mandat des renforts allemands n’est pas très offensif, conformément aux directives du parlement allemand. Le samedi 28 novembre 2015, en tout cas, le camp de la mission de l’ONU à Kidal, dans le nord-est du pays, a été à nouveau attaqué par des hommes armés.
L’urgence et le temps long
Analysant le phénomène terroriste lors du Forum de Dakar, le 9 novembre dernier, le chef d’état-major des armées françaises, le général Pierre de Villiers avait insisté sur son caractère transnational et transfrontalier :
– les groupes armés terroristes profitent de la porosité des frontières pour préparer leurs actions, pour les rendre possibles, puis pour se replier et se régénérer ;
– mais la mondialisation offre également des connexions matérielles et immatérielles, à l’échelle mondiale, qui démultiplient les moyens des terroristes en matière de recrutement, de financement, de diffusion de leurs techniques et de leurs savoir-faire : « Les messages de haine d’AQMI, de Daech ou de Boko Haram sont accessibles à tous et partout. »
– les modes d’action de ces mouvements sont évolutifs et « redoutablement variés » : les cyber-attaques, les engins explosifs improvisés, les snipers, les attaques-suicides, les actions dans les champs de l’influence et de la perception… « des capacités d’autant plus dangereuses qu’elles sont peu coûteuses, aisément accessibles, et qu’elles se combinent facilement à l’idéal de mort de ceux qui nous combattent ».
Le général Pierre de Villiers recommandait de prêter attention au temps long :
La résolution des crises demande en effet en moyenne quinze années d’endurance, de constance et de persévérance. Sachons donc nous garder de la pression pour une réponse immédiate et inscrivons notre action dans la durée, dans une stratégie de long terme. »
Mais aussi de s’en tenir au respect du droit international :
Face au terrorisme, plus que jamais, nous devons brandir la force pour nous opposer à la violence, surtout la violence la plus extrême. Mais nous devons nous garder de tomber dans un mimétisme où nous perdrions notre légitimité (…) N’oublions pas que les terroristes savent très bien se nourrir de ce qu’ils présentent comme une répression aveugle. »
Enfin, il plaidait aussi en faveur de l’approche globale :
Gagner la guerre ne suffit pas, il faut gagner la paix. La force seule n’est pas en soi une solution ; elle est un levier, un moyen au service de la défense et de la sécurité collective. Si la complexité des racines du terrorisme rend souvent difficile l’établissement d’une stratégie globale, il faut nécessairement penser au-delà des seuls effets militaires, et chercher aussi des succès sur les plans de la gouvernance et du développement. »
Trou noir sécuritaire
Reste aussi, plus au sud, les menées de plus en plus « audacieuses » des combattants de la secte nigériane Boko Haram jusqu’au Tchad, au Cameroun et même au sud-est du Niger. C’est un motif d’inquiétude majeur : la Libye, qualifiée par les spécialistes de « trou noir sécuritaire », devenue un véritable « arsenal à ciel ouvert » depuis la chute du régime Kadhafi. Les négociations entre les grandes factions rivales de Tripoli et Tobrouk butent depuis plusieurs mois sur des questions de clans et de tribus, en dépit de médiations internationales. Le ministre français de la défense, Jean-Yves Le Drian, estimait, neuf jours après les attentats de Paris, « qu’il y a urgence, car Daech s’est installé en Libye en profitant de ces rivalités, prend des territoires à partir de Syrte et essaie de descendre vers des ressources pétrolières ». Il invitait les pays voisins également exposés à cette menace du groupe État islamique – Algérie, Tunisie, Egypte, Niger, Tchad – à user de leur influence pour convaincre les Libyens de s’entendre.
Paris tente, depuis 2014, d’attirer l’attention de la communauté internationale sur l’apparition de ce nouveau foyer djihadiste, mais reconnaît qu’il est un des moins bien placés pour prendre la tête d’une intervention. En décembre 2014, en clôture du premier forum de Dakar sur la défense et la sécurité en Afrique, le tchadien Idriss Deby avait fait une retentissante mise au point :
Les conflits actuels ont pris naissance en 2011, quand nos amis européens et occidentaux ont attaqué la Libye : ils ne nous ont pas demandé notre avis, pas plus que lorsqu’ils ont divisé le Soudan en deux … Mais ce n’était pas autre chose que la destruction de la Libye, que l’assassinat de Kadhafi ! Le travail a été achevé, c’est le service après-vente qui a manqué. Aucune armée africaine ne peut aller tuer les terroristes : la solution est entre les mains de l’OTAN qui a créé le désordre. »
Du ventre mou à l’épicentre
A priori, il y en a pour un moment, si l’on en croit Cheikh Tidiane Diallo, ancien ministre sénégalais des affaires étrangères, organisateur du Forum sur la défense et la sécurité de l’Afrique, à Dakar, qui s’exprimait sur RFI le 2 janvier 2016 : « progressivement – parce que l’Afrique est le ventre mou du système international, les terroristes l’ont compris – [l’Afrique] est en train de devenir l’épicentre du phénomène du terrorisme dans le monde. Avant c’était le Moyen-Orient, avant c’était l’Afghanistan, ça continue toujours. C’est une catastrophe pour nous, Africains, que nous n’arrivions pas à apporter une réponse au fléau du terrorisme.
»Tous nos États vont être fragilisés. Nos jeunes qui n’ont pas de perspectives, n’ont pas d’avenir, ces jeunes vont peut-être prendre la main tendue de ces groupes-là. Il faut que nos dirigeants exercent un leadership fort, se ressaisissent et comprennent que le phénomène du terrorisme n’est pas un phénomène périphérique. Ce n’est pas des attaques contre la France, contre les États-Unis seulement. C’est même un phénomène qui se concentre sur l’Afrique pour s’installer durablement. »
Les États-Unis, dès la fin des années 1990, sous la présidence de Bill Clinton, avaient lancé le programme ACRI de renforcement des capacités africaines de maintien de la paix ; et ensuite, sous le président Bush, s’étaient largement engagés dans ces mêmes pays de la « bande sahélo-saharienne », avec l’Initiative Pan Sahel - programme étendu à l’Algérie, au Maroc et à la Tunisie, mais sur le terrain surtout au Mali : en 2004, par exemple, des Bérets verts des forces spéciales américaines entraînaient des unités de l’armée nationale malienne , à Tombouctou ou Gao, les portes du nord.
Le Mali passait alors, selon un diplomate américain de l’époque, pour « probablement le seul pays musulman d’Afrique à collaborer pleinement à la guerre contre le terrorisme ». L’ennemi public du moment était le Groupe salafiste de prédication, dirigé par l’ex-officier algérien Abdelrazzak-le-Para, ancêtre d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Cette coopération militaire américaine n’avait guère réussi à l’armée malienne, qui devait encaisser plusieurs rébellions touareg, et pour finir cette offensive djihadiste victorieuse et particulièrement humiliante de 2012 ...
La solitude du grand pacificateur
Reste, s’agissant de l’engagement international et notamment français, à répondre à de nombreuses questions d’ordre plus général : les interventions militaires étrangères aident-t-elles vraiment à résoudre les crises ? Empêchent-elles le pire, ou contribuent-elles à entretenir, voire rallumer le feu (comme cela a pu être le cas en Centrafrique, par exemple) ? Les Occidentaux doivent-ils s’attendre à d’autres guerres en Afrique ? Quelle utilité aura eu la purge des principaux foyers de djihadisme au Mali, si c’est pour les voir se reconstituer dans les pays voisins ?
Et aussi : quel risque d’enlisement au Sahel pour les Français, qui se doutent bien qu’ils seront militairement et politiquement aux premières loges en cas de nouvelles crises dans ces pays particulièrement fragiles ? La France peut-elle ainsi soutenir l’idée (et le fardeau) d’une « guerre des sables » plus ou moins permanente ?
Paris prend le risque d’apparaître ainsi comme un « grand pacificateur » qui se joue des frontières, une sorte de parrain militaire omniprésent, qui aura beaucoup de mal (si tant est qu’il le veuille) à passer le relais militaire et politique quand, du côté africain, manquent souvent les crédits, les compétences, voire même la volonté politique. Du côté des dirigeants européens, on laisse volontiers la France prendre en charge, à ses frais, la défense du flanc sud : aucun d’eux n’est très pressé d’endosser la nouvelle « guerre contre le terrorisme » prônée par Paris, en Afrique comme au Moyen-Orient, avec ses retombées jusqu’en Europe.
↬ Philippe Leymarie.