
« Ils n’utilisent pas la magie, ils prient. Et tôt ou tard, le seigneur répond à leur prière », explique Kosgei Noah, le secrétaire du clan des Talai. Implanté dans l’ouest du Kenya, ce sous-groupe de la tribu Kalenjin est réputé, depuis plusieurs siècles, pour ses pouvoirs mystiques. Si leurs traditions effraient certains de leurs voisin
es, qui préfèrent ne pas croiser leur chemin de peur d’être maudit es, elles ont aussi fait des Talai des figures respectées, régulièrement sollicitées par les hommes les plus puissants du pays. Depuis l’indépendance en 1963, tous les présidents kényans les ont sollicités lorsqu’ils étaient en campagne.Une influence sur la politique nationale ?
L’actuel chef de l’État, William Ruto, issu du groupe Kalenjin, leur a rendu visite à plusieurs reprises. Dans la nuit du 15 juin 2020, celui qui n’était alors que le vice-président d’Uhuru Kenyatta est allé dans les marécages du comté de Nandi pour les rencontrer. Le conseil des anciens, le Kaburwo Council of Elders [1], a réalisé un rituel syncrétique, mélangeant religion chrétienne et rites traditionnels, en sa faveur. Vêtus de fourrures et peaux animales pour l’occasion, les sages, réunis autour de leur chef, le révérend James arap Bassy, racontent avoir demandé à Dieu de protéger William Ruto.

Pendant ce temps, le futur président tenait dans ses mains un « bâton de pouvoir ». « Ce n’est pas un bout de bois quelconque », explique le révérend. Il décrit le sceptre comme un objet sacré, aux vertus magiques, réservé à un cercle restreint d’élus. Son bois, l’olivier sauvage, est choisi avec minutie. « Nous ne bénissons pas n’importe qui », poursuit-il. Dans la liste des chanceux figurent les personnalités politiques les plus influentes du pays : le chef de l’État, des gouverneurs et députés, ainsi que quelques rares dirigeants étrangers, dont les noms restent tus.
A contrario des bénédictions, les anciens peuvent aussi punir. Ils jettent des sorts sur les personnes qui rompent l’ordre social : les tueurs, les voleurs, les mauvais politiciens. Et ils disent avoir la capacité de faire tomber la pluie et de prédire l’avenir. Selon leur récit, ils avaient annoncé à Daniel arap Moi - également issu du groupe ethnique Kalenjin - une grande carrière politique six ans avant l’indépendance kényane. Il est par la suite devenu l’homme qui a occupé le plus longtemps la fonction de président de la République (1978-2002), dirigeant le pays avec une main de fer. Les sages réfutent les accusations de sorcellerie et disent avoir simplement une « relation privilégiée avec Dieu ». Les dons divins dont ils seraient détenteurs leur a permis de construire une position d’autorité depuis plus de deux cents ans dans le comté de Nandi, explique Amos Korir. « De leaders spirituels, les Talai sont devenus des leaders sociaux », indique l’ancien aux yeux azurs. Convoqués comme des arbitres dans les conflits locaux, leur position a évolué avec le temps. Ils n’occupent plus seulement une fonction militaire et spirituelle forte, elle est aussi symbolique et sociale.

Désormais, leur influence ne se limite pas à l’échelle locale. Les anciens jouent un rôle de médiateurs lors des crises qui secouent le pays. Selon une source qui souhaite rester anonyme, William Ruto leur a rendu visite en juin lors du soulèvement de la « Gen Z » (génération née entre la fin des années 1990 et le début des années 2000) contre une loi de finance controversée qui visait notamment à augmenter la TVA. Pendant les manifestations, le chef de l’État s’est éclipsé de Nairobi pour rencontrer James Bassy en secret. Les sages ont ensuite été convoqués à la State House, la résidence officielle du président kényan. Ils y ont effectué des rituels traditionnels et ont assuré à William Ruto qu’il finirait son mandat à condition qu’il collabore avec son rival de 2022, Raila Odinga.
Fin juillet, les deux hommes entament un rapprochement. Quatre proches du chef de l’opposition entrent au gouvernement, que William Ruto nomme alors « un partenariat visionnaire pour la transformation radicale du Kenya ». Cette décision n’apaise pas complètement les manifestant
es, certain es qualifiant Raila Odinga de « traître ». Mais ce n’est pas la première fois que Raila opte pour cette stratégie. En 2008, il s’était déjà rapproché d’Uhuru Kenyatta, son adversaire politique d’alors. Plus récemment, le 7 mars 2025, Raila Odinga et William Ruto ont signé un accord de coopération sur dix pistes de réformes politiques. Toutefois, la politique du président ne cesse d’être critiquée. Quelques centaines de manifestant es se sont réuni es le 9 mars pour protester contre un don de 20 millions de shillings kényans, soit environ 140 000 euros, du chef de l’État à une église. Les participant es ont été visé es par des gaz lacrymogènes des forces de l’ordre pendant plusieurs heures.Conflits générationnels
James Bassy ne murmure pas seulement à l’oreille du numéro 1 du pays. Il écarte certains politiciens, empêchant peu ou prou leur accès aux bancs du pouvoir. Depuis plusieurs années, Raila Odinga essaye en vain de se faire bénir pendant les campagnes présidentielles. Gidéon Moi, fils du président Daniel Moi, s’est aussi vu refuser un tel sacrement. Le chef des anciens fait aussi la leçon à d’autres responsables politiques kényans. Fin 2024, il déclare s’être rendu au domicile de Félix Kosgei, le chef de la fonction publique et directeur de cabinet de la présidence depuis 2022 et fils d’Henri Kosgei, un colosse des politiciens Kalenjin. Devant un groupe composé de députés, de membres de l’assemblée du comté de Nandi et de son gouverneur, Stephen Sang, il fait un sermon sur la corruption qui ronge le pays : « Je leur ai dit que de nombreux dirigeants allaient souffrir et mourir du pillage des ressources du Kenya », explique le révérend.
Les grandes familles politiques kényanes sont propriétaires de nombreuses entreprises et de terres fertiles du pays. Elles sont régulièrement accusées d’utiliser leur pouvoir à des fins d’enrichissement personnel. Alors que 30 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, certains responsables comptent parmi les plus grandes richesses du continent africain, à l’instar des Kenyatta cités dans l’affaire des Panama Papers en 2021. Une des stratégies de William Ruto, qui avait séduit la jeunesse de l’électorat kényan en 2022, était de dénoncer ces inégalités.
La précarité touche directement les sages. Mise à part de maigres pots-de-vin et la nomination de James Bassy au Kenya Cultural Centre Council quelques mois après l’élection de William Ruto, les anciens vivent toujours dans des conditions difficiles. A Kapsisiywa, isolée aux milieux de marécages infestés de moustiques, où une partie des Talai ont été déplacé
es et détenu es à l’époque coloniale, la maison du chef spirituel n’est raccordée à aucun réseau électrique et fonctionne uniquement à l’énergie solaire. Les anciens se plaignent de la marginalisation et des discriminations dont ils sont victimes depuis la colonisation, et qui n’ont pas vraiment cessé par la suite.

Au début du XXe siècle, la Couronne anglaise a mis en place leur expulsion de leurs terres ancestrales, aux sols fertiles, dans la vallée du Rift. Des plantations de thé y ont poussé, dont certaines appartiennent encore à des entreprises britanniques. Lors d’un long entretien entre les chefs traditionnels et Rigathi Gachagua, l’ancien vice-président kényan destitué en octobre 2024, celui-ci avait promis un soutien dans les démarches pour l’obtention d’une compensation sur ces expropriations et injustices historiques. Mais cette promesse n’a débouché sur aucune action concrète, créant une certaine frustration chez les sages, qui indiquent que leur implication lors des prochaines échéances électorales pourrait évoluer.
Les anciens font le pont entre institution traditionnelle et structure moderne de pouvoir, ils font surtout l’objet d’une instrumentalisation politique dont ils ne récoltent pas les fruits. Au Kenya, où l’ethnicité structure fortement la vie politique, l’appartenance éthnique peut devenir un facteur influençant les dynamiques électorales. Obtenir le sacre des Talai, dont l’aura spirituelle confère une légitimité symbolique, représente un atout : « Les anciens sont une caution de légitimation par le traditionnel. Ils ne sont mobilisés qu’à des moments très forts symboliquement pour agir sur l’imaginaire politique », explique la chercheuse à l’université de Newcastle, Chloé Josse-Durand.

Pendant la campagne présidentielle de 2022, William Ruto a capitalisé sur ce récit ethnique. Il a mobilisé une figure historique, adoptant le nom William Samoei arap Ruto en référence à Koitalel arap Samoei, un chef militaire et prophète de Nandi (orkoiyot), appartenant au clan Talai, qui a résisté pendant quinze ans à la colonisation britannique (1890-1905). « Il essayait de mobiliser les Kalenjin en utilisant ce nom de chef historique héroïsé », poursuit la docteure en sciences politiques. Cette stratégie éclaire les multiples aller-retours du président chez les Talai, alors que ses prédécesseurs ne s’y seraient rendus qu’en période électorale.
Une partie du clan parvient toutefois à tirer son épingle du jeu. Selon la chercheuse, certain
es membres (jeunes, intellectuel les, membres de la diaspora revenu es au pays) adoptent une approche plus pragmatique et utilisent la légitimité culturelle comme levier d’influence : « Dans la structure légale du conseil des anciens, il n’y a pas que des hommes âgés. Ce sont surtout de jeunes entrepreneurs rassemblés en groupe d’intérêt, qui essayent de faire pression sur les politiques pour garantir leurs intérêts économiques. Les anciens sont exclus de ces cercles de pouvoir ». Au-delà des conflits entre les multiples branches Talai, cette évolution souligne une fracture générationnelle : « Les plus jeunes utilisent de façon stratégique l’appartenance clanique. Ils reprennent des éléments de la tradition pour les remettre au service du présent et du politique, alors que les anciens sont plus portés sur le spirituel », conclut la chercheuse.Points de précision
Les entretiens avec les membres du clan Talai ont été réalisés par Manon Mendret en février 2025 à la maison de James arap Bassy. Les photos d’illustration ont été prises lors de cette rencontre.
La chercheuse Chloé Josse-Durand a été interviewée en février 2025. Elle a également participé à la relecture de l’article.