Strasbourg, Hôtel de la Rue

#sans-abri #hébergement_d’urgence #exclusion #Strasbourg

15 août 2019

 

Nepthys Zwer

Je dédie ce billet à Edouard Bauer, cornemusiste, militant,
révolté contre l’injustice et le non-sens, décédé ce 9 août 2019.

Réquisition

Fin juillet 2019, dans une banlieue de Strasbourg, des personnes sans abri s’installaient dans un bâtiment vide appartenant à la ville. Il s’agit de l’un des 65 000 logements vacants qui se trouvent sur le territoire de l’Eurométropole [1]. C’est un « squat » de plus, donc, dans un pays où 3 millions de logements sont vacants, soit 8,4% du parc immobilier national, alors que 143 000 personnes sont sans domicile [2]. En France, en 2018, 566 personnes sans abri sont mortes du fait qu’elles (sur-)vivaient dans la rue [3].

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Hôtel de la Rue à Strasbourg/Koenigshoffen.

Le lieu réquisitionné est conçu comme un centre d’accueil. C’est pour cela qu’il a été baptisé « Hôtel de la Rue ». Un hôtel ne propose qu’un hébergement temporaire, contrairement à un logement, logement auquel ces personnes ne prétendent d’ailleurs même pas. Elles ne prétendent à pas grand chose, sinon à mettre leurs enfants et elles-mêmes à l’abri du pire, c’est-à-dire de la rue, le temps de pouvoir reprendre leur vie en main.

La Ville de Strasbourg, à l’instar d’autres grandes villes de France, est membre de l’Association Nationale des Villes et Territoires Accueillants. Rappelant la municipalité à ses engagements, le collectif de l’Hôtel de la Rue (qui regroupe la centaine de personnes et d’associations accompagnant le projet) lui a adressé une lettre ouverte :

Le Conseil Municipal a délibéré le 25 mars 2019 en faveur de l’édition d’un « Manifeste pour un accueil digne des personnes migrantes vulnérables ». Nous avons été interpellées par le décalage entre les « principes » et « engagements » abstraits, quoique sensés, qui y figurent et la réalité que nous constatons ou vivons au quotidien. Vous avez là une occasion de démontrer à la population qu’au-delà de la communication, votre collectivité est effectivement prête à accepter les conséquences de la situation actuelle et que les citoyennes s’emparent d’un lieu public pour y auto-organiser les conditions d’une émancipation populaire et loger des sans-abris de différents campements [4].

Le bâtiment était vacant depuis 2008. Aujourd’hui, 130 personnes y ont trouvé le refuge qu’aucune structure municipale n’était en mesure de leur proposer. Effectivement, le Centre communal d’action sociale de la ville, qui, en collaboration avec le Service intégré d’accueil et d’orientation du Bas-Rhin et des associations locales, gère l’hébergement d’urgence pour les personnes sans abri et en grande précarité ne parvient pas à répondre à cette urgence. Un appel au 115, le numéro d’appel pour les sans-abri, vous informera qu’aucune place n’est disponible, qu’il n’y a pas de solution et vous renverra, le cas échéant, à… l’Hôtel de la Rue.

Malgré cela une procédure d’expulsion est en cours. La municipalité a toutefois accepté d’examiner un projet pour le lieu, que le collectif est en train d’élaborer.

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Un abri.

Même si elles sont les premières concernées, le cas de l’Hôtel de la Rue n’illustre pas la situation des personnes migrantes ou demandant l’asile en France, mais celui des personnes sans abri, quelque soit leur situation, leur parcours, leur statut. On imagine bien qu’à une époque où des travailleuses et travailleurs pauvres ne sont pas en mesure de trouver un logement ni même de payer un loyer et vivent parfois à la rue, les personnes en grande précarité que sont la plupart des migrantes n’ont aucune chance d’en trouver par leurs propres moyens. À un tel degré de nécessité, s’enquérir de la situation juridique des gens ne fait tout simplement plus aucun sens : nous nous trouvons, ici, dans un tout autre registre, celui de l’urgence. Et de la morale.

Qui est responsable ?

Les centres d’accueil municipaux sont saturés. Mais y a-t-il assez de centres et de solutions de rechange ?

En 2017, la municipalité de Strasbourg a créé 100 hébergements d’urgence et mis en place un service spécifique pour l’accueil des personnes sans abri. Le coût journalier est de 14 euros par personne. La ville y consacre 100 000 euros chaque année [5]. Elle coopère avec des associations pour accueillir les personnes en foyer ou en centres d’hébergement spécialisé et a mis en place un dispositif d’urgence et d’accueil temporaire [6]. Mais, malgré les efforts entrepris, cette offre est sans commune mesure avec les besoins effectifs.

Pourtant, avoir un toit est un droit. Il s’agit du droit de dormir et de vivre, ne serait-ce que quelque temps, sans subir les intempéries et la violence de la rue. En France, la loi « Besson » du 31 mai 1990 dit :

Garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation. Toute personne éprouvant des difficultés particulières, en raison notamment de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’existence, a droit à une aide de la collectivité, dans les conditions fixées par la présente loi, pour accéder à un logement décent et indépendant et s’y maintenir.

Alors que certains droits, comme l’assurance maladie, sont conditionnés par la régularité du séjour, l’hébergement d’urgence est inconditionnel : « Toute personne sans-abri et en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence » (code de l’action sociale et des familles, art. L. 345-2-2). Les personnes demandant l’asile bénéficient normalement d’un dispositif d’hébergement spécifique (dispositif national d’accueil) et ont droit à un hébergement en centre d’accueil pendant l’examen de leur demande ainsi que pendant leur recours ou leur transfert vers un autre pays européen. Ces centres étant saturés, elles sont hébergées dans des hôtels et des structures collectives ou doivent se loger dans le privé au moyen d’une allocation pour demandeur d’asile.

En 2019, le programme de la mission « Immigration, asile et intégration » porte prioritairement sur la maîtrise des flux migratoires, l’intégration des étrangers en situation régulière (avec notamment des formations linguistiques spécifiques) et la garantie du droit d’asile. Selon les données publiées par l’Asylum Information Database (AIDA), en 2018, seulement 44 % des personnes demandant l’asile enregistrées par les préfectures ont eu accès à un lieu d’accueil [7]. La France ne respecte donc pas l’article 17, paragraphe 2, et l’article 18, paragraphe 1, de la Directive sur les conditions d’accueil, qui exigent des conditions d’accueil garantissant un niveau de vie adéquat aux demandeuses et demandeurs d’asile.

L’État étant compétent au titre de la lutte contre les exclusions (article L121-7 8° CASF), la préfecture et la municipalité se renvoient la balle. En 2017 paraissait un appel des élus de grandes villes de France, initié justement par le maire de Strasbourg [8], qui demandait à l’État d’amorcer un véritable plan d’accueil pour les « demandeurs d’asile, réfugiés et nouveaux arrivants » :

Nous sommes au pied du mur. L’État, qui – rappelons-le – est en responsabilité pleine et entière sur la mise en œuvre de la politique migratoire et de l’accueil des migrants, mais aussi de celles de l’hébergement et du traitement des dossiers de demande d’asile, doit faire plus que reconnaître la gravité de la situation actuelle. Il doit, sur tous ces fronts, engager de nouvelles mesures, aussi fortes qu’innovantes, pour se hisser enfin à la hauteur de la crise que nous traversons. Or, pendant ce temps, nos villes agissent et franchissent de nouvelles étapes. Accueillir dignement les nouveaux habitants relève de nos responsabilités à tous. Pour nos villes et nos territoires, et pour nous les maires qui y sommes en responsabilité, cet accueil est une véritable obligation éthique et un défi que notre humanité doit relever.

La rue

Aujourd’hui, celles et ceux qui n’auront pas eu la chance d’être accueillies sont doublement exclues : exclues de la société et exclues de la solidarité. Elles finiront sous une tente au fond d’un parc, notamment aussi en Alsace, où les hivers sont rigoureux et les étés (de plus en plus) caniculaires. On recense actuellement quatre campements sur le territoire même de la capitale européenne, sans compter les campements plus discrets qui se trouvent en périphérie.

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Cuisine.
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Salle de bains.

Dans l’un d’eux, au mois de mai dernier, un jeune homme s’est suicidé. De désespoir, Habib s’est pendu à un arbre derrière sa tente.
Ces campements ne désemplissent pas et se reconstituent instantanément quand la municipalité décide de les démanteler. Pour la simple et bonne raison que les gens n’ont pas d’autre endroit où aller.

Certaines personnes, perdues dans le dédale administratif, se sont acheté une tente, telle cette famille de trois personnes qui s’est installée au bord de l’eau, un peu en retrait des autres. Elle prend son mal en patience jusqu’au prochain rendez-vous qui devrait lui permettre de faire avancer sa procédure de demande d’asile. Il lui faudra attendre encore trois semaines...

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Tous les jours, la famille appelle le 115 en vain.

Ces personnes ont tous les profils, toutes les origines et les raisons de leur situation sont diverses. Chaque cas est particulier. Il faut faire son deuil de l’image d’Épinal du pauvre au regard plein de gratitude pour la personne qui viendra lui faire l’aumône. La rue, quand elle ne tue pas physiquement, détruit et tue psychiquement. Mieux vaut ne pas s’y éterniser. Les femmes seules sont les premières victimes de ces univers parallèles. Alors, elles plantent leur tente aux abords d’un campement, pour profiter de sa protection, mais aussi en s’en isolant un peu.

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Entre campement et autoroute.

Celles qui n’ont pas besoin de se cacher préfèrent s’approprier un coin de trottoir éclairé, où elles éliront un domicile à ciel ouvert pour quelque temps. Chantal vit dans la rue depuis 4 ans. Elle préserve ses livres dans un sac plastique et ne s’en sépare jamais.

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Chantal.

Ces pauvres ne sont ni les jouets de la fatalité, ni responsables de leur propre défaillance, mais les victimes les plus visibles d’une économie capitaliste mondialisée où la logique financière fait fi de toute morale. Quand il s’agit des personnes venues chercher refuge en France, elles se retrouvent, de surcroit, prisonnières d’une législation européenne inadaptée à la réalité du phénomène de la mobilité dans ce monde globalisé. N’oublions pas qu’un jour prochain, ce seront peut-être les Européenes du Sud qui seront les migrantes climatiques de l’Europe du Nord…

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Presque normalité.

Mais, la vie suit son cours et les passantes se sont habituées à la vue de ces rangées de tentes lors de leur promenade quotidienne. Pourtant, il ne faut pas en conclure à l’indifférence des mieux-lotis. Un couple qui passe par là répond très simplement à ma question : « Ce n’est pas normal qu’aujourd’hui il y ait des personnes à la rue ! Nous, on se sent mal de ne rien entreprendre. » La situation heurte les sensibilités dans une région qui se veut une tradition historique de l’accueil.

Un lit à soi, ou presque


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Accueil.

Depuis son ouverture, l’Hôtel de la Rue ne désemplit pas des bénévoles qui viennent, sur une initiative collective ou personnelle, prêter main forte à la communauté. Leur aide consiste en l’organisation de l’intendance, des soins, un accompagnement. Elles et ils sont boulangère, professeur, cheffe d’entreprise, assistante sociale, médecin, électricienne, étudiant, juriste ou tout simplement une jeune voisine venue apporter des livres pour les enfants. Certaines [9] sont au bord de l’épuisement, à force de veille, d’improvisation et de cumul avec leur propre activité.

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Pierre, accompagnant, après plusieurs nuits blanches.

130 personnes ont trouvé refuge à l’hôtel. Le bâtiment de deux étages fait 1 850m², il est climatisé et les normes de sécurité et d’hygiène sont respectées. Les dons ont afflué dès le début et il a fallu organiser un magasin dans la cave pour entreposer la nourriture, les vêtements et le matériel.

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Réserves en cours d’inventaire.

La cuisine se fait dans les espaces communs sur des plaques électriques, pour des raisons de sécurité. Les réfrigérateurs sont collectifs. Un monteur va installer deux cabines de douche supplémentaires, financées par une collecte lors de le grande fête organisée le deuxième week-end d’août.

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Appartement.

Chaque famille met un point d’honneur a tenir le lieu aussi propre que possible, malgré les moyens restreints.

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Dormir en toute sécurité...
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... comme à la maison.

On trouve surtout des familles avec de jeunes enfants. Les célibataires sont regroupés dans une partie du bâtiment. Les enfants se sont vite appropriés les espaces communs et ont immédiatement proposé des activités collectives, des spectacles. Certains parlent le français et se font alors les interprètes de leur famille.

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L’entrée.

Les chambrées se sont d’ailleurs constituées en fonction des langues parlées par les familles : français, arabe, géorgien, russe... et l’anglais sert de lingua franca. Les personnes en mesure de traduire se font les porte-paroles de leur groupe. Un esprit de concertation est en train de naître, malgré les problèmes de communication et la nature inédite de la situation.

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Première réunion.

Les cours de langue pour grands débutants ont commencé. Une vingtaine de candidates se sont inscrites. Il s’agit de relever un défi : faire découvrir la langue française autant à des personnes peu alphabétisées qu’à des personnes ayant fait des études supérieures. Il faut s’approprier l’alphabet latin. Les polyglottes (une jeune femme parle déjà 8 langues...) apprendront très vite et pourront aider les autres.

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Invitation à s’inscrire aux cours de français.
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Premier cours de français. Les mamans sont au rendez-vous.

Outre le besoin en traduction et en interprétariat, il apparaît clairement qu’une aide juridique et administrative est indispensable pour que les personnes parviennent à s’orienter dans un environnement dont elles ont du mal à saisir les logiques. Il apparaît aussi que nombre d’entre elles ont besoin d’une aide médicale ou psychologique.

Ici, l’espoir renaît [10]. Malik me raconte son périple pendant ces dernières années, faites d’errance, d’amorces de vie, de lueurs d’espoir et de déceptions. Il dit qu’il tiendra bon, il a un métier, il parle plusieurs langues, mais veut aussi apprendre le français. Natalia, une dizaine d’années, de longs cheveux blonds, comme montée sur ressorts, me dit qu’elle est heureuse d’avoir enfin « une maison » et de pouvoir jouer partout avec ses copines. Elle ne sait pas si aujourd’hui elle préfère lire en français ou en géorgien. Sa tante, la veille, avait pleuré dans mes bras.

Autant pour les habitantes que pour les personnes accompagnantes, il s’agit à présent de faire vivre ce projet créé sur le vif, de s’accorder sur sa forme et de le défendre. Et ce malgré la peur de se voir expulsée à tout moment.

L’Hôtel de la Rue pallie clairement la déficience de l’État et de la municipalité. En rendant possible le droit au respect de la vie privée et familiale, à la liberté d’aller et venir, à l’intérêt supérieur de l’enfant et au principe de dignité, il rend à la société un service inestimable et nous offre l’opportunité d’une prise de conscience.

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Crise du logement des années 1950.
Fondation Abbé Pierre.

Avons-nous donc vraiment besoin d’une « insurrection de la bonté », comme en 1954 à l’époque de l’abbé Pierre ? C’était il y a plus d’un demi-siècle…

↬ Nepthys Zwer