Le monde sous l’œil d’Alexander von Humboldt

11 juin 2019

 

Au tournant des 18e et 19e siècles, Alexander von Humboldt va, au gré de ses travaux et tribulations géographiques, imaginer une cartographie d’un genre nouveau. À la fois figurative et non figurative, cette « pasigraphie » devait permettre aux humains de se familiariser avec l’unité du monde. Elle allait finalement pousser Humboldt à s’intéresser de près au géorama de Delanglard, expression aboutie d’une cartographie réellement englobante, capable de rattacher le visible à l’invisible.

par Alexandre Chollier

Géographe
La clarté des idées augmente à mesure que l’on perfectionne les signes qui servent à les exprimer.
Alexander von Humboldt

D’une cartographie totale à une cartographie globale

À l’heure où la cartographie franchit des étapes décisives en matière de degrés de précision et de couverture du globe, à celle où des scans 3D de la planète sont réalisés quasi en continu — sachant par ailleurs que « le spatial est en train de se rapprocher du monde de l’internet et du temps réel » (Pasco : 2018) —, enfin alors qu’une application Internet pour mobile (BlueTurn) entend avec son « effet de vision globale » (Global Effect) démocratiser le ressenti des astronautes, il me paraît urgent de se retourner sur l’histoire de cette cartographie dite totale. William Rankin (2016) l’a fait avec brio pour la période courant de la fin du 19e au début du 21e siècle. Creusant cette veine plus en amont, tout en réorientant le regard porté sur la cartographie, je m’en tiendrai pour ma part à un prologue succinct, à une très brève exploration des développements que lui imprima, au tournant des 18e et 19e siècles, un penseur hors normes : le naturaliste Alexander von Humboldt.

La distance historique nous séparant de ce dernier étant importante, il vaut la peine de se retourner sur un naturaliste situé « à mi-distance » : Wladimir Vernadsky, dont le chef-d’œuvre La Biosphère a modifié durablement le regard porté sur la planète. L’entame de cet ouvrage, publié en 1926, se passe de commentaires : « La face de la Terre, son image dans le Cosmos, perçue du dehors, du lointain, des espaces célestes infinis, nous paraît unique, spécifique, distincte des images de tous les autres corps célestes. » Nul besoin, comme pour Blueturn, d’un satellite situé à grande distance. Il suffit, bien sûr après une étude approfondie du milieu terrestre, de présumer de son aspect cosmique [1]. Mais en véritable savant humboldtéen — il reçut pour ses 17 ans l’ouvrage Cosmos ainsi que les Ansichten der Natur — Vernadsky (1997 : 47, 51) ne peut s’arrêter à cette hypothèse. Aussi écrit-il : « Cette face [de la Terre] n’est pas seulement le reflet de notre planète, la manifestation de sa matière et de son énergie : elle est en même temps une création des forces extérieures du Cosmos. »

Au lieu de s’arrêter sur l’image en soi, une posture commune aujourd’hui, le savant russe renverse le regard. À l’idée simple de « reflet » est ainsi préférée celle plus complexe d’ « interface ». Interface mais non frontière, car le monde bien compris ne s’arrête pas aux confins de la biosphère, même lorsque la conquête spatiale en repousse — artificiellement — les limites. Cette constatation faite, se pose la question cartographique par excellence : comment cartographier un monde réellement englobant ?

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Charpente du globe dans l’Amérique méridionale
in F. A. Humboldt « Esquisse d’un tableau géologique de l’Amérique méridionale » Journal de physique, de chimie, d’histoire naturelle et des arts, 1801, tome LIII,p. 30-60. Gallica (déc. 18)

Une physique du monde entier

Humboldt a très tôt — dès 1796 — imaginé concevoir « une physique du monde ». Ses voyages subséquents, ses innombrables études ne feront que prolonger ce projet et il faudra attendre la fin de sa vie et la somme du Cosmos pour en découvrir la synthèse aboutie. Dans le 1er tome, paru en 1845, Humboldt (2000 : 80, 82) rappelle ainsi que les « idées de terre et de monde [ayant] été confondues de bonne heure dans l’usage de toutes les langues » il importe d’utiliser un autre terme. À l’heure de désigner « l’ensemble du ciel et de la terre, de l’universalité des choses qui composent le monde sensible », seul « cosmos » lui paraît adéquat.

Suivant cette idée, l’expression « carte du monde » prend une ampleur tout à fait extraordinaire, comme le montre l’extrait suivant : « Dans le Cosmos, selon l’antique expression d’Aristarque de Samos, qui préludait au système de Copernic, le soleil (avec ses satellites) n’est qu’une des étoiles innombrables qui remplissent les espaces. La description de ces espaces, la physique du monde, ne peut commencer que par les corps célestes, par le tracé graphique de l’univers, je dirais par une véritable carte du monde » (Humboldt 2000 : 77-78).

Voilà pourquoi le point de départ de la dite carte, devenue pour l’occasion livre, s’inscrit de façon récurrente, au fil des tomes, non dans quelque omphalos terrestre mais dans les profondeurs de l’espace occupées par des amas d’étoiles (cf. id. : 89, 727). Voilà aussi pourquoi, cette fois sous peine d’exclure une partie essentielle du tout qu’il s’évertue à décrire, il lui faudra en tracer le temps venu des esquisses rapides ou en brosser à grands traits des pans essentiels. La carte du monde devenant pour l’occasion un véritable « tableau du monde ».

L’interchangeabilité des termes « carte » et « tableau » est ici totale. Chacun est tour à tour mis en perspective par son vis-à-vis. Aucun ne se réduit à une acception à l’exclusion de l’autre. Parler par exemple de cartographie du monde, c’est dans le même temps envisager des cartes qui ne soient pas uniquement cartes, mais tableaux paysagers, profils de terrain, coupes géologiques...

Vers une pasigraphie

Ayant élargi l’étendue de ses études, les ayant proprement horizontalisées, le savant polygraphe [2] ne peut manquer de les verticaliser [3], de leur offrir une profondeur temporelle. En particulier grâce à la géologie, car « pour bien comprendre la nature, on ne saurait séparer entièrement, et d’une manière absolue, la considération de l’état actuel des choses, de celle des phases successives par lesquelles elles ont passé » (id. : 82-83).

En 1797, à peine une année après avoir esquissé son projet d’une physique du monde, Humboldt modifie sa façon de lever cartes, profils et coupes, d’ailleurs toujours tracés sur les lieux mêmes. Deux ans avant de partir pour l’Amérique équinoxiale, il se familiarise donc avec de nouveaux instruments propres à fixer la position des lieux : sextants, horizons artificiels, théodolites, lunettes, aiguilles aimantées, graphomètres... Chacun offrant pour l’aventurier « le triple avantage de la solidité, d’un très-petit volume, et d’une grande facilité de transport » (Humboldt 1810 : ii).

Et le résultat est là, pour preuve la précision inégalée de ses cartes de Cuba et du Mexique. Mais il y a plus. Humboldt, qui ne cesse de dessiner lors de ses voyages, élabore une nouvelle méthode graphique qui soit en même temps une « langue universelle par les signes (allgemeinverständlichen Schriftzeichensprache) » (Hanno Beck in Péaud 2015 : 25-26). Il lui donne même un nom : pasigraphie. De la pasigraphie figurative, catégorie à laquelle appartiennent sans conteste ses profils paysagers de la Géographie des plantes ainsi que ses coupes de terrains géologiques — voir en particulier sa remarquable « Charpente du globe dans l’Amérique méridionale » —, il passe ensuite à une pasigraphie non figurative. Celle-ci est dite algorithmique car, comme il le précisera près de vingt ans plus tard, à la fin de son Essai géognostique sur le gisement des roches dans les deux hémisphères, plus « on fera abstraction de la valeur des signes [...], mieux on saisira par la concision d’un langage pour ainsi dire algébrique, les rapports les plus compliqués » (Humboldt 1823 : 366).

De nombreux atlas portent témoignage de ce travail graphique à la fois figuratif et non-figuratif. Celui qu’Humboldt conçoit lui-même (Atlas géographique et physique), mais aussi ceux qu’il suscite, directement ou non (Physicalischer Atlas de Berghaus, Physical Atlas de Johnston, Atlas du Cosmos de Barral...).

Le géorama — rattacher le visible à l’invisible

Cet intérêt pour la mesure et pour la figuration ne doit pas cacher l’essentiel. Humboldt veut concilier connaissance et considération de la nature, celle-là même qu’il éprouve par les sens lorsqu’il dessine ou rédige ses notes sur le terrain. Aussi n’est-il pas surprenant de le voir prendre ses distances avec ceux qui affirment « que c’est précisément notre ignorance de la Nature qui cause notre admiration et excite nos émotions » (in Botting 1988 : 255). Quel objet cartographique, quel tableau pourrait donner la pleine mesure du projet humboldtéen et par là exciter à ce point nos émotions et « donner une réelle illusion au spectateur d’“être en pleine nature” » (Recht 1989 :129) sinon la sphère.

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Section of the Georama
in C.F.P. Delanglard Observations on geographical projections or, an examination of the principal methods of constructing maps, with a description of a Georama, Londres, Sustenance and Stretch, 1828.
ETH-Bibliothek Zürich (déc. 18)

Aussi n’est-on guère surpris qu’à l’automne 1827, peu avant de donner la première de ses leçons de géographie à l’Université de Berlin, Humboldt repense au Géorama de Delanglard visité deux ans plus tôt à Paris et « regrette qu’il n’y en ait pas à Berlin un du même genre qui lui offrirait l’emplacement le plus convenable pour ses leçons » (N. 1827 : 227).

Ou, près de vingt ans plus tard, qu’il écrive dans le second tome du Cosmos : « Les tableaux circulaires rendent plus de services que les décorations théâtrales, parce que le spectateur, frappé d’enchantement au milieu d’un cercle magique, et à l’abri des distractions importunes, se croit entouré de tout côté par une nature étrangère. [...] C’est en multipliant les moyens à l’aide desquels on reproduit, sous des images saisissantes, l’ensemble des phénomènes naturels, que l’on peut familiariser les hommes avec l’unité du monde et leur faire sentir plus vivement le concert harmonieux de la nature. » (Humboldt 2000 : 421-422)

Cet appel sera entendu. James Wyld, cartographe anglais, profite quelques années plus tard de la tenue à Londres de la première Exposition universelle pour ouvrir un Great globe sur le modèle de celui de Delanglard et contenant une carte concave de la Terre à l’échelle du 1/770 000. Ses dix-huit mètres de diamètre font si forte impression qu’on imagine dès 1853 perfectionner son mécanisme, et faire se succéder sur sa structure concave cartes terrestres et célestes. Voire d’en faire un véritable Cosmos Institute, dont Humboldt serait l’un des parrains (cf. Altick 1978 : 490).

Que ce projet ne voie aucunement le jour ne diminue en rien la portée de l’appel de l’auteur du Cosmos. Pour comprendre le monde il s’agit — en bon polygraphe — de déborder la vision, de jouer avec les points de vue, les échelles et les distances afin de « rattacher le visible et l’invisible » (Humboldt 2000 : 85), la partie et le tout, le tout et la partie.

↬ Alexandre Chollier

Bibliographie :

 R. D. Altick, The Shows of London, Cambridge, London, Belkap Press, 1978.
 P. Anthony, « Mining as the Working World of Alexander von Humboldt’s Plant Geography and Vertical Cartography » Isis, vol. 109, n° 1, March 2018, p. 28-55.
 D. Botting, Humboldt : un savant démocrate, Paris, Belin, 1988.
 A. von Humboldt, Voyage de Humboldt et de Bonpland. Quatrième partie. Astronomie. Premier volume : Recueil d’observations astronomiques, d’observations trigonométriques et de mesures barométriques, Paris, F. Schoell, 1810.

    • Voyage de Humboldt et Bonpland. Première partie. Relation historique. Atlas géographique et physique, Paris, Librairie de Gide, 1814.
    • Essai géognostique sur le gisement des roches dans les deux hémisphères, Paris, Levrault, 1823.
    • Cosmos : essai d’une description physique du monde, Thizy, Utz, 2000.


     N., « Enseignement de la géographie », Revue encyclopédique, vol. 36, 1827, p. 227-228.
     X. Pasco, « La dissuasion nucléaire passe par le domaine spatial » (entretien avec N. Guibert) Le Monde, 23-24 décembre 2018.
     L. Péaud, « “Voir le monde” : les images dans l’œuvre d’Alexander von Humboldt » Information géographique, n°4, 2015, p. 13-36.
     R. Recht, La lettre de Humboldt : du jardin paysager au daguerréotype, Paris, Bourgois, 1989.
     W. Rankin, After the map : cartography, navigation, and the transformation of territory in the XXth century, Chicago, University of Chicago Press, 2016.
     W. Vernadsky, La Biosphère, Paris, Diderot Éditeur, 1997.