Des GPS au Nomad’s land

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26 juin 2019

 

Nomad’s land. Éleveurs, animaux et paysage chez les peuples mongols, de Charlotte Marchina (éditions Zones sensibles, juin 2019), est un essai sur les relations que les éleveurs nomades entretiennent avec leur environnement chez deux peuples mongols, en Mongolie et en Sibérie du Sud. Il est le fruit de plus de vingt mois d’enquête cumulés sur le terrain entre 2008 et 2019.

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Grâce à sa connaissance des langues (mongol, bouriate, russe) et à ses séjours prolongés parmi les éleveurs, l’autrice nous entraîne dans l’intimité de leur vie quotidienne. Nomad’s land se concentre sur les aspects spatiaux du pastoralisme nomade, et notamment les manières dont les éleveurs envisagent et mettent concrètement en œuvre l’occupation de l’espace, à partager avec des êtres non humains, que ce soient des animaux, domestiques ou sauvages, ou encore des entités invisibles. En comparant les situations de deux peuples mongols de part et d’autre de la frontière mongolo-russe, ce livre montre également un continuum culturel mongol malgré son inscription dans des trajectoires historiques et politiques différentes.

La grande originalité de l’ouvrage réside dans l’abondante cartographie, résultat de données GPS de première main collectées par l’autrice, qui donne à voir les itinéraires de nomadisation des éleveurs et les trajets quotidiens des différents troupeaux sur les pâturages. Les nombreuses cartes, accompagnées d’une analyse fine des données, offrent une meilleure compréhension de toute la complexité des relations en jeu entre les éleveurs, leurs animaux — chevaux, chameaux, bovins, moutons, chèvres et chiens — et leur environnement partagé, ainsi que des manières dont systèmes sociaux et écologiques interagissent entre eux. Les éditions Zones sensibles ont fait appel au célèbre graphiste et cartographe néerlandais Joost Grootens, producteur renommé d’atlas, qui a ainsi réalisé les 24 cartes incluses dans l’ouvrage (auxquelles viennent s’ajouter de nombreuses photographies en noir et blanc).

L’introduction du livre peut se lire gratuitement sur le site de l’éditeur. Nous vous proposons ici le début du premier chapitre, agrémenté de quelques cartes qui permettent de visualiser les relevés GPS réalisés par l’autrice.

Un livre de Charlotte Marchina

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Mongolie, province de Bulgan, 2012
Charlotte Marchina

Bien que les Mongols et les Bouriates, qui pratiquent le pastoralisme nomade, se définissent avant tout comme éleveurs, et que les éleveurs bouriates soient par ailleurs couramment désignés comme ceux qui vivent « sur une station » (stoyanka deer) — ainsi caractérisés par un lieu d’habitation particulier, fixe, isolé, à l’extérieur du village —, la mobilité saisonnière des humains et des animaux est une composante essentielle du pastoralisme des peuples mongols. Cette mobilité est un moyen de maintenir l’équilibre entre les ressources et la pression qu’y exercent les éleveurs et leurs animaux. « La mobilité nomade consiste [...] fondamentalement en une stratégie pour ne pas abandonner un ensemble territorial dont on connaît les ressources [1] ». Autrement dit, nomadiser serait un moyen de rester sur place. Le pastoralisme nomade est en effet défini par le caractère cyclique des déplacements, qui concernent le groupe domestique et le bétail. Le nomadisme se distingue ainsi de la transhumance, où seule une partie du groupe humain effectue les déplacements avec le bétail [2].

De part et d’autre de la frontière mongolo-russe, des différences et des similarités structurelles caractérisent les pratiques de nomadisation déterminées par des contraintes environnementales, mais aussi politiques, économiques, sociales, ou même par des choix de confort, humain et animal. En cette période de multiplication de changements climatiques mais aussi d’évolutions socio-politiques, des modifications ponctuelles ou durables s’observent à vue d’œil en l’espace de quelques années dans les pratiques de nomadisation, témoignant de leur flexibilité. En Mongolie, l’hiver 2009-2010 et les étés 2013 et 2016 ont été tristement marqués par de sévères rigueurs climatiques, tandis que les Bouriates ont dû faire face à des réformes politiques significatives concernant la propriété de la terre à partir de 2011. Comment les éleveurs adaptent-ils leurs pratiques nomades aux changements environnants ?

L’enchevêtrement des pâturages saisonniers et l’utilisation commune d’espaces par les éleveurs vont de pair avec la mobilité. Or, la privatisation des terres conduit souvent à la sédentarisation. Les changements très récents des pratiques et des projets de privatisation permettent d’interroger le nomadisme en termes de résilience, définie par les « changements qu’un système peut absorber sans qu’ils modifient sa structure et fonction essentielles [3] ». L’utilisation commune des terres est-elle donc une condition nécessaire au maintien du pastoralisme nomade ?

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Mongolie, province d’Arhangai, 2013
Charlotte Marchina

Nomadiser en Mongolie : adaptations et flexibilités

En Mongolie, le bétail appartient aux éleveurs, tandis que les terres sur lesquelles ils installent leurs campements et font pâturer leurs animaux demeurent une propriété publique ou collective (le plus souvent propriété des autorités locales, du district, sum, ou du sous-district, bag, ou encore des associations et groupements d’éleveurs).

Dans la province d’Arhangai

La vallée de Bayantsagaan (province d’Arhangai, district d’Ihtamir) se caractérise par une population humaine et animale relativement dense au regard d’autres provinces mongoles. Cette vallée, ainsi que l’ensemble de la province d’Arhangai, comporte de nombreux cours d’eau qui arrosent ses riches pâturages. Les pâturages du district d’Ihtamir sont composés de graminées telles que des Elytrigia (hiag), stipes (shivee), armoises (ag’), ainsi que des Kobresia et des fétuques [4], d’autres plantes variées (edelweiss, lys rouges, thym, romarin), et accueillent dans la vallée de Bayantsagaan des peupliers noirs et des bouleaux dans les fonds de vallées, ainsi que des saules, des trembles et des petits mélèzes dans la plaine [5]. La richesse des pâturages permet à la région de supporter sans dommage une concentration élevée de bétail, et donc de campements d’éleveurs. Les éleveurs modestes se contentent d’une dizaine de chevaux, d’une vingtaine de bovins et d’une soixantaine de chèvres et moutons, tandis que des éleveurs propriétaires aisés comme Ganzorig et sa famille élèvent plus de mille bêtes, ce qui n’est pas rare dans la région. En été, les campements voisins peuvent se trouver à 1 ou 2 km les uns des autres, tandis que dans le Gobi les éleveurs doivent parfois parcourir au moins une dizaine de kilomètres avant de rencontrer un campement voisin.

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Les parcours de quatre éleveurs voisins de cette vallée (fig. 2) illustrent de façon exemplaire le type de nomadisme pratiqué dans la région, avec leurs tendances générales ainsi que leurs variations individuelles, expliquées par une combinaison de différents facteurs. Selon les familles, les éleveurs nomadisent deux à quatre fois par an, sur des itinéraires stables d’amplitudes variables, quoiqu’assez réduites dans l’ensemble. La distance séparant deux campements successifs va, pour ces quatre familles d’éleveurs, de 600 m à plus de 19 km. À titre comparatif, dans le Gobi oriental une quarantaine de kilomètres peut séparer deux campements successifs. La faible distance annuelle parcourue, caractéristique de la zone située au nord du massif montagneux du Hangai, s’explique par l’abondance et la qualité des pâturages. Les facteurs influant sur la distance et la fréquence de nomadisation sont de plusieurs ordres et varient d’un éleveur à l’autre. Dans cette riche région, la taille du cheptel ne semble pas influer sur les distances de nomadisation, contrairement à d’autres régions de Mongolie où plus les troupeaux sont nombreux, plus les pâturages doivent être vastes et donc éloignés.

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L’exemple de deux de ces éleveurs (fig. 3) donne même à voir des situations inverses : Davaa, éleveur beaucoup plus modeste que Ganzorig, nomadise bien plus loin que lui. Il explique cette différence par son arrivée récente sur le territoire, le contraignant à occuper des espaces disponibles, qui ne sont pas ceux de meilleure qualité. Les choix de fréquence et des distances de nomadisation ne peuvent donc être expliqués à la lumière des facteurs individuels seuls, et la variabilité dépend d’une combinaison complexe mais non systématique de paramètres mêlant taille des troupeaux, accès à l’eau, et date d’arrivée sur le territoire.

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Mongolie, province d’Arhangai, 2013
Charlotte Marchina

Malgré ces variations, les données recueillies chez ces quatre éleveurs révèlent des constantes. Les données géolocalisées ainsi que les propos des éleveurs soulignent l’importance d’un emplacement distinct pour les saisons froides et la saison chaude, dont les deux pôles principaux sont la station d’hiver (övöljöö, nom dérivant de övöl, « hiver ») et le campement d’été (zuslan, de zun, « été »). Dans cette région généreuse, l’alternance entre au moins deux campements répond davantage à un souci de confort pour les hommes et les animaux qu’à la quête de nouvelles terres de pacage, et ce, malgré le fait que le bétail se nourrisse essentiellement des pâturages en hiver, les apports de foin étant chez la plupart des éleveurs réservés aux animaux faibles ou en cas de froid extrême. Tous les éleveurs de la vallée expliquent ainsi qu’ils se déplacent l’hiver pour s’abriter des vents entre les festons des collines. Gansüh affirme explicitement que c’est la seule raison pour laquelle il se déplace : son territoire de nomadisation n’excède pas le kilomètre carré. En parcourant seulement 600 mètres il est protégé à flanc de colline pendant l’hiver et se trouve au frais dans la steppe l’été grâce aux courants d’air. Dans cette vallée, les campements d’hiver sont principalement implantés sur les versants sud-est, bien exposés au soleil, quelques dizaines de mètres plus haut que les stations estivales. Les éleveurs se mettent à l’abri des blizzards, en veillant toutefois à ce que les pâturages soient suffisamment exposés pour que le vent balaie la neige si elle est trop abondante. Dans cette vallée, ainsi qu’en Mongolie en général, l’hiver se caractérise par des températures pouvant descendre en-dessous de — 40°C, des vents et des chutes de neige ordinairement peu abondantes (moins de 5 cm au sol). La saison chaude est passée le long de la rivière Hoid Tamir (Tamir septentrional), dans un espace ouvert exposé aux vents, afin de protéger le bétail des chaleurs excessives et des assauts des insectes. Les étés mongols peuvent en effet être chauds, avec des températures dépassant les 35°C. Notons toutefois que des variations journalières significatives (10°C à 35°C dans l’Arhangai en juillet et août) sont assez courantes et que les nuits sont fraîches en été. Les stations d’automne (namarjaa) et de printemps (havarjaa), lorsque les éleveurs en possèdent, se trouvent le plus souvent entre celles d’hiver et d’été, et légèrement abritées des vents, non loin des massifs. L’automne est considéré par les éleveurs mongols comme une très belle saison, durant laquelle les pâturages sont encore riches et le temps clément, ce qui permet au bétail un engraissement optimal. Le printemps est, à l’inverse, une saison difficile pour les éleveurs et leurs animaux : les animaux sont affaiblis par l’hiver et n’ont pas encore à disposition des pâturages qui leur permettent de reprendre leurs forces d’avant l’hiver. Le printemps se caractérise par des vents particulièrement violents et des températures très changeantes, bien que globalement encore négatives.

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Russie, district d’Aga, 2012
Charlotte Marchina

Dans un district voisin (Ölziit), l’éleveur Batbayar alterne dans l’année entre deux stations, situées à seulement 1 km l’une de l’autre. Fait intéressant, Batbayar et sa famille ont construit leur enclos à chameaux entre les deux stations, de façon à pouvoir l’utiliser toute l’année, et n’hésitent pas à se servir occasionnellement des infrastructures d’un campement lorsqu’ils sont sur l’autre. La particularité de leurs campements est qu’ils sont situés assez loin d’un cours d’eau. Ils ont donc fait creuser un puits, qui fournit l’eau pour les humains et une partie du bétail. L’absence d’un cours d’eau à proximité fait que leurs voisins sont relativement peu nombreux et qu’il y a suffisamment de pâturages pour qu’ils puissent se permettre de ne pas nomadiser loin. Ils changent simplement leur exposition aux vents. Erdenetsetseg, l’épouse de Batbayar, ajoute qu’ils sont aussi trop « paresseux » (zalhuu) pour se déplacer sur de grandes distances. L’argument de la paresse a été invoqué régulièrement par les éleveurs mongols et bouriates que j’ai rencontrés, pour justifier une pratique réduite au minimalisme, voire sa non-réalisation.

Toujours dans le district d’Ölziit, d’autres éleveurs évoquent également des arguments concernant l’hygiène du campement en précisant qu’ils se déplacent de 300 m entre l’été et l’automne, sans changer leur exposition, pour éviter une dégradation trop forte du sol sur et autour du campement du fait du piétinement prolongé des sabots et des déjections animales, qui endommagent la terre et peuvent être à l’origine d’épizooties.

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Les itinéraires des quatre familles d’éleveurs représentés sur la figure 2 rendent compte des tendances générales de la vallée de Bayantsagaan (fig. 4) et plus largement de la province d’Arhangai : deux à quatre nomadisations par an, sur des distances relativement faibles, avec des saisons froides passées à flanc de colline et des campements d’été situés le long d’un cours d’eau. Ces parcours montrent de façon très nette une concentration des campements d’été, le long du cours d’eau, tandis que c’est la dispersion qui prévaut le reste de l’année, à flanc de colline. En été, les campements ne sont situés qu’à 1 ou 2 km les uns des autres, proximité qui permet de partager des tâches. En effet, l’été est la saison la plus chargée en tâches pastorales, comprenant, en plus de la conduite des troupeaux, la traite des femelles de toutes les espèces de bétail, la confection des produits laitiers, la préparation des provisions alimentaires pour l’hiver, la tonte des moutons et la confection du feutre. Si les premières sont généralement réalisées indépendamment sur chaque campement, la confection du feutre, travail coûteux en temps et en énergie, nécessite une collaboration de plusieurs campements, dont les membres se partagent les tâches sur une ou plusieurs journées. D’une manière générale, l’été est une saison faste, synonyme d’abondance de produits laitiers, hautement valorisés, mais aussi de retrouvailles joyeuses, tant avec ses proches voisins qu’avec les membres urbains de la famille qui, en vacances, viennent prêter main forte aux travaux pastoraux et prendre un peu de repos. Le caractère festif atteint son sommet à l’occasion du Naadam estival (ulsyn ih naadam, « grande fête du peuple »), la fête nationale mongole connue pour ses « trois jeux virils » (eriin gurvan naadam) que sont la lutte, les courses de chevaux et le tir à l’arc, qui attirent durant tout l’été des foules entières venues des steppes et des villes [6].

La constitution du groupe domestique (des personnes vivant sur un même campement) est donc variable selon la saison, nous rappelant immanquablement ce que Marcel Mauss notait dans son Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos, où les familles se regroupent en hiver tandis qu’elles se dispersent en été [7]. Les périodes festives du Naadam estival et du nouvel an lunaire voient le nombre de personnes présentes augmenter [8]. Le terme mongol ail, couramment traduit par « famille », désigne à la fois le campement et le groupe domestique qui y vit. La taille et la composition de ce groupe varient, allant d’un simple couple à une vingtaine de personnes appartenant à trois générations différentes. Traditionnellement, la résidence est patri-virilocale, le fils benjamin restant vivre sur le campement de ses parents. Les pratiques actuelles de la province de l’Arhangai tendent néanmoins à montrer une absence de règle, si ce n’est que les personnes d’un même campement sont souvent des consanguins ou des affins [9]. Comme la scolarisation des enfants est obligatoire à partir de six ans et que l’école se trouve au village, les écoliers, internes, ne rentrent chez leurs parents que pendant l’été et la période du nouvel an, ou tous les week-ends pour ceux qui n’habitent qu’à quelques kilomètres du village.

Les nomadisations peuvent impliquer des modifications de la constitution du groupe domestique. Le groupe est le plus souvent constitué de plusieurs unités domestiques, qui partagent des ressources, les repas et l’habitat (la yourte). Tandis que certaines unités domestiques nomadisent et vivent en permanence ensemble, parfois agrandies par les hôtes susdits, d’autres unités domestiques choisissent de se regrouper ponctuellement avec d’autres groupes lors d’une ou plusieurs saisons, chaudes comme froides. Le regroupement est motivé, en été, par la possibilité de partager des tâches communes lors de cette période chargée ou, en hiver, par celle de partager des infrastructures lourdes (comme des enclos couverts) et une sociabilité. Ce regroupement peut se faire avec des proches parents (enfants, germains), mais aussi avec des amis. En été, les rassemblements peuvent former des campements relativement importants (jusqu’à cinq yourtes ou plus) appelés hot ail [10], typique de l’Arhangai, dont les riches ressources permettent une forte densité de population. Lorsque plusieurs familles nucléaires partagent un même campement, il est possible que les troupeaux soient mélangés, ou séparés, déterminant par la même occasion le partage ou non de certaines activités pastorales comme la traite. Ainsi, chez Ganzorig, ses animaux sont mêlés à ceux de ses enfants, tandis que sur un autre campement que j’ai visité, habité par deux sœurs, leurs conjoint et enfants respectifs, les deux familles nucléaires gardaient leurs chevaux en troupeaux distincts et se livraient aux activités de traite de façon indépendante.

↬ Charlotte Marchina

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