Au début du mois de mars 2020, les intermittent
es du spectacle ont vu les théâtres fermer, leurs représentations annulées, leurs répétitions s’arrêter et les heures de travail s’envoler. Des heures qui partent, c’est une menace à l’accès au régime de l’intermittence, et par conséquent, aux indemnités de chômage.Des groupes de réflexion nés dans l’urgence
Un spectacle qui ne joue pas, c’est une tournée de plusieurs années qui risque fort de ne jamais voir le jour. Les actrices et acteurs du spectacle vivant ont senti leur métier menacé à court terme, mais aussi à plus long terme. N’oublions pas non plus que les théâtres sont par définition d’importants lieux publics, où se rassemblent artistes, spectatrices et spectateurs et professionnel
les.C’est à partir de cette première urgence, de cette menace, que des petits groupes de réflexion autour du spectacle vivant ont commencé à se former pour évaluer l’ampleur des dégâts causés par la crise sanitaire et pour réfléchir aux manières les plus pertinentes de reprendre l’activité.
Le temps libre dégagé par l’absence d’activité professionnelle a été utilisé par certain
es artistes pour réfléchir et repenser leur pratique, élaborer et formuler des critiques collectives, dresser des cahiers de doléances, imaginer « les gestes barrières contre un retour à la production d’avant la crise » - pour reprendre l’expression de Bruno Latour.S’est alors exprimé le désir de changer ce qui ne convenait pas ou ne convenait plus, de revendiquer mieux, mais aussi d’amortir les dégâts. Il y a eu l’envie, aussi, de nommer ce qui dysfonctionnait dans la manière dont les théâtres, ou certain
es artistes, géraient la crise. Qu’en était-il des contrats des compagnies ? Des intermittent es ? Pouvait-on continuer comme si de rien n’était ? Les théâtres aidaient-ils les écoles ou les hôpitaux ? Les artistes devaient-elles et ils offrir des captations de leur spectacle sur Internet ? La culture par Zoom était-elle souhaitable ?Pendant les quelques mois de confinement, des groupes de réflexion ce sont mis en place un peu partout en France et à l’étranger. Leur objectif était de repenser la production culturelle, essentiellement dans les spectacles vivants, mais aussi dans le champ des arts plastiques ou au croisement d’autres luttes, celles féministes et intersectionnelles, celles des travailleu
Quelques-uns de ces groupes se sont formés à l’initiative des artistes et, en dialogue avec des directions et des équipes de lieux de spectacle, ont proposé de mettre en commun leurs réflexions sur le théâtre « du monde d’après », sur la façon dont elles et ils souhaitaient faire du théâtre dans l’année qui vient.
Ces groupes de réflexion étaient en premier lieu des groupes de parole : parler de ce qui fait mal, reste en suspens, questionne, révolte... Et puis, parler de comment on sortirait de cette crise : peut-on, veut-on faire du théâtre masqué, du cirque sans se toucher, de la danse sur le parvis d’un bâtiment ?
Sous l’impulsion des artistes mêmes et des compagnies, ces groupes se sont multipliés de manière « souterraine », ou autour de théâtres, pour interroger et penser nos métiers, nos relations, nos pratiques.
Chaque groupe est bien sûr différent et possède ses spécificités, mais ensemble ils forment un rhizome de rencontres transdisciplinaires, d’une grande variété, qui appelle à l’expérimentation, à la définition collective de nouveaux modèles plus justes, plus solidaires, et plus en phase avec les urgences du monde actuel. Ces groupes désirent s’inscrire collectivement dans des réflexions et des recherches pour bâtir les saisons à venir et les programmations des lieux culturels.
Le mouvement a été assez rapide, tous ces groupes se sont formés en ribambelle, les uns entraînant les autres : à la MC93 à Bobigny à l’initiative de Catherine Boskowitz, à la Scène Nationale de l’Empreinte (Brive-Tulle), au TU à Nantes, à l’ECAM au Kremlin Bicêtre. Parfois, les réflexions ont été initiées par des directions de théâtre ouvertes aux artistes associé es ou proches du lieu : à la Scène Nationale de Chambéry, aux Théâtre des Îlets, CDN de Montluçon, ou encore au TNG-CDN de Lyon.
Pour les théâtres qui fonctionnaient déjà en collégialité, l’enjeu était celui de changer profondément les pratiques. De ce point de vue, le Collectif 12, à Mantes-la-Jolie, a été en première ligne des réflexions sur la production théâtrale et la capacité d’équipes diverses à se croiser et organiser ensemble une occupation nouvelle du lieu. Des entreprises individuelles hors institutions se sont aussi retrouvées au « carrefour » de plusieurs groupes.
Portraits de groupes
Catherine Hargreaves et Adèle Gascuel ont recueilli les témoignages d’une cinquantaine de compagnies, de tailles et de profils différents, sur le territoire national, pour imaginer à quoi ressembleraient les chapitres de nos États Généraux. Dans l’Orne, des compagnies normandes se sont d’abord rassemblées pour échanger des informations sur les contrats de travail : qui avait été payé, par quelle structure et comment ? Qui avait obtenu quoi et qui s’était fait refuser quoi ? Dialoguer entre artistes a permis d’échanger des informations précieuses et de ces échanges est née la Fécor, regroupement d’artistes de l’Orne.
D’autres groupes se sont formés sur un champ d’action particulière, par exemple les États Généraux du Off, qui questionnent les conditions pratiques et financières du Festival d’Avignon, ou encore Écologica, mis en place par le metteur en scène David Geselson. Les questions abordées sont très variées : quelle est notre empreinte carbone en tant que compagnie ? À quels matériaux recourons-nous ? Quelle banque et quelle assurance pouvons-nous utiliser ? La suspension des activités et ce « repos forcé » nous ont permis de discuter ensemble de toutes les questions que nous ne prenions jamais le temps d’aborder.
Enfin, les syndicats, les fédérations et les associations militantes qui existaient déjà avant la crise ont pris le temps de porter et d’affiner des revendications et de développer des groupes de prospection.
Dans la formation de tous ces groupes, les outils de visioconférences (Zoom, Skype, Jitsi etc.) ont été de précieux outils. Ils ont permis de créer les liens. Même si ces réunions virtuelles finissent par rendre toute le monde folle et fou (on est d’accord !), il faut reconnaître que l’outil a permis d’échanger autrement, plus immédiatement, hors du contexte de travail, hors de la logique de sélection et de concurrence... une logique qui, d’un côté, oblige les artistes à se « vendre » ou à « vendre leur spectacle », et, de l’autre, participe à leur mise en concurrence.
Ces réunions ont permis à des artistes qui ne se connaissaient pas d’échanger, de se rencontrer, voire de commencer à lancer ensemble des initiatives. Elles ont parfois permis d’expérimenter des formes d’horizontalité inédites, mêlant dans la discussion, à égalité, technicien
nes, artistes, directrices et directeurs, équipes administratives intermittentes et permanentes. Elles ont aussi permis de faire circuler de l’information via Slack, Padlet, logiciels libres frama, Communecter, umap etc., autant d’outils spécifiques à chaque groupe de réflexion et auxquels il fallait s’adapter. Enfin, il est remarquable de noter que ces groupes sont majoritairement composés de femmes, attentives à la nécessité de solutions partagées et d’organisation collective.Des artistes issues du groupe de réflexion de la MC93 ont conçu dès septembre 2020 un protocole nomade, « État Général » , pour partager leurs réflexions avec le public et questionner l’utilité sociale du théâtre. En point de départ de ce protocole, elles jouent à comparer l’artiste et le champignon. Extrait :
L’artiste depuis la fin du monde – Point de départ
Inspiré d’Anna Tsing, Le champignon de la fin du mondeL’artiste est très proche du champignon.
1. Comme le champignon, l’artiste ne peut survivre que par la collaboration avec les organismes qui l’entourent, et co-construit le paysage avec ces organismes.
2. Le champignon vit dans une forêt artificielle, plus ou moins accueillante, idéalement produite sur les ruines du capitalisme, de l’industrialisation et de la déforestation. Il aime croitre sur les terres pauvres en nutriments, les pierres, les sols dévastés.
3. L’artiste et le champignon sont principalement des êtres minuscules, souterrains et invisibles. Sion se promène dans les bois ou dans les théâtres, notre œil risque de ne remarquer d’abord que quelques organismes protubérants ou turgescents qui vont majoritairement être cueillis, vendus et achetés, qu’on va parfois tenter de cultiver dans des champignonnières.
4. L’artiste se prend parfois elle aussi pour une cueilleuse de champignon. Elle revendique sa liberté. Sans contrat de travail durable, elle pense être en dehors de la production capitaliste et aliénée. Pourtant, cette liberté va de pair avec précarité, ou statut de (libre) entrepreneur, puisque la cueilleuse est alors tributaire du cours des champignons, et promeut ainsi un marché auquel elle croyait échapper.
5. Les champignons rares, dans la culture japonaise, sont des cadeaux et non des produits de consommation. N’est-ce pas ce qu’espère l’artiste et ce qu’attend celui qui entre dans un théâtre ? Sous quelle condition la consommation s’efface-t-elle pour qu’émerge une économie fondée sur le don, et comment chacun peut-il se voir offrir des champignons ? Ce cadeau-là ne dépasse-t-il pas le simple goût du champignon dans la bouche lorsqu’on le consomme ?
6. Par son travail, l’artiste tente d’égaler le champignon. Si certains nous permettent de percevoir autrement la réalité et ont une fonction hallucinogène, d’autres sont vénéneux. Certains champignons comestibles sont rares, d’autres communs.
7. Il est impossible de cultiver les champignons rares, et de déterminer leurs conditions d’émergence. Leur apparition ne peut-être que surprenante et indéterminée. Certaines conditions peuvent sérieusement y aider, mais une méthode productiviste fiable, avec charte et pesticides, ne peut être envisagée.
Je suis un
e artiste.
Je suis un champignon.
Et vous, quel est votre état général ?
Que ressort-il de ce « temps du zoom » ?
On a beaucoup parlé de la nécessité d’engager des États généraux du théâtre. Comment l’État allait-il répondre à la crise actuelle du secteur culturel ? Et comment mettre en lumière les dysfonctionnements cernés par les acteur
Mais pour mener à bien ces États Généraux, c’est-à-dire pour renverser les logiques de rentabilité aujourd’hui appliquées au service public, il faudrait probablement d’autres postulats, d’autres rapports de force avec le pouvoir.
Depuis le déconfinement, ces rassemblements virtuels ont leur prolongation dans le temps réel et ont une incidence sur la saison prochaine. Ils ont permis de cerner collectivement les sources de souffrance au travail et les incohérences dans les modes de production culturelle. Cette période a vu s’initier un travail de définition et de redéfinition de la culture, qui a débouché également sur la production de nombreu
ses articles et tribunes.À partir du travail de l’ensemble de ces groupes apparaissent clairement des axes de réflexion similaires :
– La nécessité de repenser les biens communs avec l’ensemble des services publics et la nécessité d’ouvrir des rencontres transversales sur la notion de « commun » : le théâtre peut-il aider l’hôpital ? L’hôpital peut-il utiliser les outils développés par le théâtre ? Comment continuons-nous de mettre en commun nos luttes contre la dégradation, la privatisation et la perte de notion de service public au profit de la rentabilité maximale ?
– Le désir d’une horizontalité du pouvoir, qui irait de pair avec la volonté d’une meilleure répartition des richesses : comment les directions et les décisions peuvent-elles être partagées ?
– Le défi écologique : de quelle manière produire des spectacles et les diffuser dans cette perspective ?
– Le refus de voir le travail de l’artiste défini uniquement en tant qu’un « objet-spectacle à consommer ».
États généraux, états particuliers
L’élaboration de la carte « Initiatives et groupes de réflexion culture et service public à l’ère COVID » a débuté à la fin du mois d’avril 2020. À cette date, de nombreux groupes de réflexion étaient déjà actifs un peu partout en France, et nous avons eu besoin de comprendre de quoi nous faisions partie, comment nos propres réflexions dans un groupe s’agençaient avec celles des autres groupes. Nous avons eu besoin de visualiser et surtout de spatialiser ce que nous n’arrivions plus à percevoir parce que trop complexe, multiple, ramifié... Cette carte nous a permis de prendre la mesure de ce à quoi nous participions.
Et puis, la carte a permis de donner de la force à certains groupes, de comprendre que nous étions engagé
es dans un mouvement plus global. Enfin, elle permettait de créer un rapport de force, de montrer concrètement la multiplicité des initiatives. Ces groupes ne se prolongent donc pas en des États Généraux, mais peut-être plutôt en des états particuliers, des solutions singulières, des analyses et des changements de fond qui réclament du temps. Aujourd’hui, les impacts de ces groupes sont multiples. Certains mettent en place des fonds de décor communs ou des festivals pour penser une visibilité partagée sans passer par les lieux. D’autres rédigent des chartes écologiques, des articles sur le lien entre théâtre et service public...Après les entretiens avec des artistes suivront des entretiens avec des équipes de lieux pour mieux approcher et comprendre les souffrances au travail. Parfois, des universitaires prennent le relais de réflexion amorcées par les artistes ; parfois ces réflexions se conjuguent entre elles. Dans certains théâtres se pensent de nouveaux modes de programmations en co-construction avec les artistes invité
es ou locales et locaux.Certains groupes de réflexion envisagent de mettre en place une Convention Citoyenne de la culture qui pourrait se tenir de théâtre en théâtre. À partir de la carte, les groupes vont aussi pouvoir opérer des regroupements thématiques et élaborer des travaux communs sur différents sujets.
Parallèlement à ces « états particuliers », des artistes issu
es de ces groupes se réunissent pour élaborer ensemble non pas des États Généraux, mais un État général, selon un protocole artistique qui permettrait de partager leurs questionnements avec le public et de construire un savoir collectif.Tous ces prolongements sont prometteurs mais complexes, alors que l’activité a repris pour beaucoup. Le temps est moins libre. La carte, cependant, trace le tableau de nos réflexions. Elle dessine un désir de rassemblement autour d’une urgence de plus en plus visible, et que la crise du Covid-19 a accéléré : la volonté d’exercer un art qui fait sens à l’heure de l’anthropocène, et l’espoir que la culture parvienne à « habiter les ruines du capitalisme » (Anna Tsing).
Voici le lien pour consulter la Carte interactive.