À Cape Town, le musée du District Six

#musée #apartheid #Afrique_du_Sud

4 septembre 2020

 

En 2008, en marge d’un reportage sur les luttes pour le logement en Afrique du Sud, j’avais pu visiter le phénoménal « Musée du District Six ». Un musée communautaire, fondé et animé par les anciennes habitantes de ce quartier de la ville du Cap. Le district avait été déclaré « quartier blanc » dans les années 1960, puis rasé après l’éviction en 1982 de ses résidentes, pour beaucoup des « Malais du Cap », vers les plaines côtières éloignées d’une trentaine de kilomètres.

Aujourd’hui, le musée lance un appel au secours : suite à la chute de fréquentation liée au COVID-19, il craint d’être conduit à la faillite, ce qui priverait d’emploi ses animateurs-vétérans des luttes contre l’apartheid, et priverait le monde d’un lieu rare, infiniment vivant et à la muséographie très originale.

Si vous souhaitez les soutenir par une « lettre d’amour », un don ponctuel ou mensuel de quelques rands (ou autre devise), vous pouvez vous rendre sur leur site : https://www.districtsix.co.za/.

↬ Philippe Rivière

À voir. Le site du musée offre une vidéo très originale (ci-dessous) montrant le travail de recherche géomatique fait sur l’histoire du quartier. Documentaire en anglais d’une vingtaine de minutes produit par Siddique Motala, de l’université Cape Peninsula University of Technology (CPUT).

A carto-story, Siddique Motala
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Le District Six, sous la montagne de la Table (District Six Museum, vue non datée).
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Un début de reconstruction. « Il y a 50 ans les bulldozers étaient ici pour une autre raison »
Photo : Ashraf Hendricks, GroundUp, 2016.

Archive : Le Monde diplomatique, avril 2008.

L’apartheid au musée

À mi-chemin de Johannesburg et de Soweto, sur la voie rapide qui relie la ville géante et sa township emblématique, se trouve le musée de l’Apartheid, grande construction de béton d’où émergent les mots « Liberté », « Respect », au milieu d’un parc naturel reconstituant le veld sud-africain. Remise sans gants au visiteur, la carte d’entrée indique : « White » ou « Non-White ». Ayant reçu un passe « Non-White », il n’est d’autre choix pour un journaliste français que de prendre le couloir fléché sur la droite. Des grilles métalliques nous entourent, il faut avancer. Une dizaine de mètres plus loin, les parcours « White » et « Non-White » se rejoignent.

Un instant de répit, après cette brutale entrée en matière, invite à réfléchir sur l’aberration juridique et mentale de la doctrine du « développement séparé ». Un panneau évoque la « danse des races » – c’est ainsi qu’en 1985 sept cent deux « Métis » devinrent légalement « Blancs », dix-neuf « Blancs » devinrent « Métis », un « Indien » devint « Blanc » et onze « Métis » furent transformés en « Chinois ». Aucun « Blanc » ne devint « Noir ». Aucun « Noir » ne devint « Blanc ».

On replonge ensuite dans la violence. Les symboles en sont omniprésents. Les vidéos, impressionnantes, diffusent en boucle la ségrégation, les discours racistes, le soulèvement populaire, la répression des foules, la torture, les témoignages des prisonniers. Et, pour finir, les images de la victoire.

Au centre du musée trône un Casspir, ce terrible camion blindé qui patrouillait dans les townships. Le parcours fait monter le sentiment d’oppression – dans une pièce évoquant les prisons, cent vingt et une cordes descendent du plafond pour représenter les militants « suicidés » par la police –, puis libère, en une sorte de catharsis. On sort, après avoir vu les images de la lutte et écouté les discours de ses dirigeants, par une pièce où sont étalés, symbole de la victoire de la démocratie, les journaux du jour. Les gros titres évoquent ce jour-là les scandales qui éclaboussent le pouvoir.

Le dispositif du musée de l’Apartheid est écrasant ; il provoque des émotions violentes, la peur, le dégoût, l’identification aux héros de la lutte, puis le soulagement d’un dénouement heureux et moral. L’apartheid y est une figure abstraite, une pièce dont l’avers évoque l’imagerie nazie de l’oppresseur, et le revers baigne dans le sang des martyrs et l’héroïsme des libérateurs. Mais, au fond, n’est-ce pas là le scénario – épique, émouvant, et radicalement figé dans une histoire... passée – d’un spectacle hollywoodien presque attendu ? On ne s’étonne pas dès lors que la chanson diffusée en boucle dans l’exposition temporaire consacrée à Steve Biko soit le standard international de Peter Gabriel, Biko.

Au Cap, le District Six offre une approche muséographique diamétralement opposée. Dans ce qui fut l’église de ce quartier central de la ville portuaire, les anciens résidents sont venus raconter la vie quotidienne de leur communauté, avant qu’elle ne soit balayée par le pouvoir. Un bras de fer entamé en 1950 par l’adoption du Group Areas Act. Dès 1901, les Noirs ont commencé à être évincés de ce quartier où se mélangeaient esclaves libérés, artisans, petits commerçants et ouvriers. En 1966, le quartier fut déclaré « zone blanche ». Mais, jusqu’à sa destruction par les bulldozers, en 1982, et à la dispersion de ses soixante-six mille habitants dans différentes townships – notamment Khayelitsha, dont le nom signifie en langue xhosa « notre nouveau foyer » –, des enfants de toutes les couleurs jouaient dans la rue, un groupe de jazz assurait les soirées, et l’on se détendait au salon de coiffure ou en jouant aux dominos.

C’est tout l’objet de ce musée très coloré : montrer ce que la ségrégation a détruit. Illustrer la vie sociale et la solidarité qui existaient avant les bulldozers, et en dépit de la répression. La vitalité de la communauté, qui ne s’est pas laissé faire sans résister, et qui, quand elle a fini par perdre la partie, a laissé sur les murs un dernier graffiti plein d’humour tragique : « You are now in Fairyland » – bienvenue au pays des fées.

Ici, le souvenir est une mémoire vivante, qui se développe à mesure que les visiteurs ajoutent leurs commentaires sur les panneaux, que les anciens habitants viennent évoquer leurs souvenirs, inscrire leurs noms au marqueur sur les emplacements où ils ont vécu, retrouvent des photos ou d’anciens voisins. Une écriture innovante, devenue référence internationale : le musée a ainsi servi de modèle pour la scénographie du musée de l’Immigration et de la Diversité, à Londres.

D’où vient cette différence ? Au Cap, le musée du District Six a été fondé en 1989 par ses anciens habitants, qui veulent s’impliquer dans la reconstruction de la communauté et du quartier – quarante hectares aujourd’hui couverts de verdure. Son exploration de la mémoire est résolument tournée vers l’avenir et la construction de nouvelles solidarités, notamment avec les victimes des expulsions partout dans le monde. À Johannesburg, la ville de l’or, le musée de l’Apartheid a été commissionné dans le cadre d’un contrat global sur l’installation d’un... casino. Voulu « d’en haut », installé à distance de la ville et des habitants, il n’a pu échapper à la dureté de la ville elle-même, à la logique du monument national et du récit édifiant à destination des touristes internationaux.

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Des rues cosmopolites condamnées par l’apartheid : les plaques des rues détruites du quartier de District 6 à Cape Town exposées au musée.
Frédéric Giraut, 2016.