La carte présentée au début du livre permet de suivre le cheminement de Kapka Kassabova. Sa toponymie réinventée invite déjà au voyage : « La source et la vierge aux jambes albâtres », « Le jugement », « Trou du Diable », « Village-où-l’on-vit-pour-l’éternité », « Le village fantôme », « Hôtel-au-dessus-du-monde ».
Une petite partie de cette carte m’est familière. À l’été 2012, j’ai passé plus d’un mois dans la région, à cheval entre la Thrace occidentale et orientale. J’ai parcouru en long et en large la rive droite du fleuve Evros, en Grèce, entre Kastanies et Alexandroúpolis, où il se jette dans la mer Égée. Un fleuve qui change de nom selon le pays qu’il traverse : Evros en Grèce, Maritsa en Bulgarie, Meriç en Turquie.
Alors que je parcourais les berges de l’Évros, le gouvernement grec était en train d’ériger une barrière frontalière pensant pouvoir arrêter le nombre croissant d’exilé es qui souhaitaient rejoindre le territoire européen depuis la Turquie (Del Biaggio & Campi, 2015 ; 2013). Ce fut le premier « mur » sur le sol européen après la chute, en 1989, de celui qui divisait les deux Allemagnes. De ce terrain de recherche, je me rappelle le bruit des moustiques, une tortue de terre qui cherchait à rejoindre une forêt en traversant une petite route secondaire, les chaussures à talon de couleur bleue électrique d’une jeune réfugiée afghane rêvant de liberté en Europe, les silhouettes de personnes migrantes surgissant du fleuve et des buissons à l’aube, les tiroirs dans lesquels le médecin légiste de l’hôpital d’Alexandroúpolis garde les objets personnels d’exilé es décédé es et non encore identifié es, la prière du mufti sur les tombes anonymes dans un cimetière dans le village de Sidiro.
Depuis dix ans, je continue à m’informer sur ce qui se passe dans cette région, même si je le fais de manière plus distante ; parmi les nouvelles, le fait que de plus en plus de personnes sont piégées sur les petits îlots qui se forment, au gré des courants, dans les méandres du fleuve. C’est une situation qui ne se produisait pas il y a encore quelques années ; elle est due à un phénomène à imputer non pas à une modification du cheminement de l’eau, mais bel et bien à une instrumentalisation de cet élément naturel par le pouvoir politique, comme l’ont bien démontré Duncan et Levidis dans leur texte « At the border. Weaponizing a River » (2020). Les auteurs montrent comment la vallée de l’Évros, qui naît dans le massif montagneux du Rila en Bulgarie, est « intentionnellement inondée » pour servir « des stratégies de défense des frontières » (2020).
Dans le récit de Kassabova, apparaît en toile de fond l’exil de populations contemporaines. On y retrouve, par exemple, des personnes qui tentent d’entrer en Europe par la Bulgarie depuis la Turquie, justement pour contourner la barrière frontalière grecque. Ce sont pourtant les mobilités forcées qui ont marqué l’histoire de la région qui sont au cœur du récit. Si elles prennent autant d’ampleur, c’est qu’elles ont façonné le paysage, la démographie, les mythes et la toponymie de cette région tourmentée que l’autrice révèle avec beaucoup de sensibilité.
C’est peut-être à cause de notre différente focale historique que j’ai eu l’impression de ne pas avoir voyagé dans la même région que l’autrice de Lisière. Je me suis rendue sur place pour comprendre les dynamiques de la gestion frontalière contemporaine, alors que Kassabova était plutôt animée par le besoin de (re)découvrir, en tant qu’adulte, une région que l’exil lui avait fait perdre de vue. Cet exil qui donne une teinte particulière à ce livre marqué par la nostalgie, l’attachement aux lieux, la découverte, l’envie de rencontres. Des rencontres qui se transforment parfois en cauchemar, quand elle s’imagine en danger par les personnes qu’elle a décidé, et puis regretté, de suivre jusqu’à l’« ultime village fantôme » par des routes désertées ; là où la montagne laisse entrevoir son côté mystérieux, voire anxiogène :
C’est arrivé à mi-parcours. Sur les hauteurs du massif des Rhodopes, à la frontière gréco-bulgare [...] était perché un ultime village fantôme [...]. Plus personne n’habitait là. Au-delà de la route et du village, des forêts de chênes en guise de no man’s land. [...] Je ne sais pas si ce qui s’est produit était ‘réel’, mais les sentiments suscités en moi m’habitent toujours. [...] La sensation qu’il n’y avait là rien de personnel, que cette terreur n’était pas simplement mienne s’avéra, rétrospectivement, fondée.
Je percevais les vibrations liées à des événements que recelait la montagne. Ces vibrations n’étaient pas naturelles, mais induites par la frontière, les ondes émanant d’une forêt où se trouvaient gravées les initiales de ceux qui avaient été jeunes et désespérés au xxe siècle. J’étais venue recueillir leurs histoires… mais serais-je à la hauteur de la tâche ? »
Kapka Kassabova, 2021, pp. 25-26.
La réponse est sans appel : oui.
Références :
- Del Biaggio C., Campi A., « Regards sur les migrants de longue distance en Grèce », L’Espace Politique, no 20, 2013.
- Del Biaggio C., Campi A., 2015.– « Dans la région de l’Evros, un mur inutile sur la frontière greco-turque », visionscarto.net, juin 2015.
- Duncan I., Levidis S., 2020.– « At the Border. Weaponizing a River », E-Flux Architecture, 11 avril 2020.
- Kapka Kassabova, Lisière : Voyage aux confins de l’Europe, J’ai lu. 2021.