Sur les traces impossibles du Printemps de Prague

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8 novembre 2019

 

Pour qui aimerait découvrir dans le paysage des villes européennes les traces de leur histoire récente – celle qui n’est pas encore, ou alors tout juste, mise en mémoire et patrimonialisée – il lui faudra se repérer à de rares monuments, consulter des images d’archives et passer plusieurs heures au département d’un musée dédié au sujet. Il en est ainsi de Prague et de son Printemps de 1968, réprimé dans le sang.

par Nepthys Zwer

La capitale de la République tchèque est balayée tous les étés par un impressionnant flux de millions de touristes [1] qui déferle sur le centre historique de la ville aux cents clochers, centre inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1992. Cette patrimonialisation ne concerne pas les vestiges architecturaux de l’ère communiste, généralement de style brutaliste, qui disparaissent [2] ou sont réaffectés quand ils n’assurent plus leur fonction d’origine de centre commercial ou de théâtre. L’Assemblée fédérale est ainsi devenue une annexe du Musée national et la tour de télévision Žižkov (dont la construction a démarré en 1985 et fut achevée en 1992), depuis qu’elle est ornée de bébés monstrueux aux visages incrustés de codes-barres, est devenue une attraction un peu plus courue.

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Annexe du Musée national, ancienne Assemblée fédérale.

Les événements du Printemps de Prague de 1968 et de sa répression n’ont laissé ni empreinte dans le paysage urbain, ni sites mémoriels. Cette histoire récente fait l’objet d’une lecture sélective, voire d’un tabou.

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Sur les traces du Printemps...

La particularité de la répression du Printemps tchécoslovaque est d’avoir été documentée par de nombreuses photographies, généralement en noir et blanc [3]. Elles montrent les lieux des manifestations et des affrontements, mais les photographes ont aussi saisi le regard des actrices et acteurs du soulèvement, où se lisait tantôt l’espoir, tantôt la sidération. Ces photographies constituent la trace orpheline d’un évènement aujourd’hui largement décontextualisé.
Au fil de notre promenade, à partir des lieux retrouvés des prises de vue et du peu de gestes mémoriels existants, nous tentons de comprendre comment l’histoire du Printemps tchécoslovaque et de sa répression s’écrit et s’inscrit aujourd’hui dans une mémoire collective non encore alimentée par la mémoire savante.

Opération « ville morte »

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Place Venceslas. Hommage à Josef Koudelka.

Notre promenade mémorielle commence en bas de la place Venceslas, une large avenue qui part de la Vieille-Ville et monte au Musée national.
La célèbre photographie de Josef Koudelka (*1938) d’un avant-bras avec bracelet-montre tendu au-dessus de la rue déserte était parue anonymement dans le Sunday Times et Look. Le photographe témoignait ici de la discipline dont faisait preuve la population praguoise, qui, à l’appel général, renonçait à manifester (pour ne donner aucun prétexte à l’occupant de passer à l’attaque) ou suivait à la lettre une grève générale décrétée pour une durée précise d’une heure [4].
Aujourd’hui, on peut retrouver l’emplacement exact de la prise de vue au deuxième étage d’un magasin, mais l’avenue a fait place au commerce et à la distraction.

Dans la nuit du 20 au 21 août, les troupes de plusieurs pays membres du pacte de Varsovie — soit un demi-million de soldats russes, polonais, bulgares et hongrois [5] — avaient été déployées en Tchécoslovaquie. Pendant une semaine, les chars sillonnèrent les rue de Prague et assiégèrent les bâtiments publics.

Les chars de la rue Dlouha

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Rue Dlouha, 1968-2019. Hommage à Ralph Crane.

Dès le 21 août, les chars soviétiques avaient investi les rues de Prague. Pour le magazine Life, Ralph Crane (1913-1988) avait pris une photo de la vingtaine de chars stationnée dans la rue Dlouha, près de l’ancien ghetto. Les militaires pensaient qu’ils venaient libérer un pays frère victime d’une contre-révolution bourgeoise.

L’homme de la place Venceslas

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Place Venceslas. Hommage à Vladimir Lammer.

La place Venceslas a été un lieu symbolique de l’invasion et des affrontements. Le photographe tchèque Vladimir Lammer (*1930) a saisi sur le vif le regard d’un homme en imperméable, sacoche à la main, témoin incrédule d’un défilé de chars remontant l’avenue. Cette image a fait le tour du monde tant elle illustrait l’incompréhension des Tchécoslovaques face à l’invasion de leur pays par d’autres États socialistes pourtant amis.
Effectivement, les personnes qui manifestaient leur soutien aux réformateurs depuis le début de l’année, et qui encerclaient à présent les chars, croyaient, elles, au socialisme et à la possibilité de l’améliorer. Ce n’étaient pas des (contre-)révolutionnaires.

Trouver Dubček

En 1968, les évènements s’étaient précipités. En janvier, Alexander Dubček (1921-1992) était devenu le premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque. Faisant suite aux changements économiques initiées précédemment et à une relative libéralisation culturelle permise par la déstalinisation, il avait lancé des réformes pour un « socialisme à visage humain » [6].
À ce moment, le vent réformateur souffle bien de l’intérieur du parti, qui le 5 avril publie un « Programme d’action » prévoyant la séparation de l’État et du parti et un certain pluralisme politique. 85% de la population fait alors confiance à Dubček et souhaite même encore davantage de réformes [7].

Le « Manifeste des 2000 mots » de l’écrivain Ludvík Vaculík paru le 27 juin, appelle à « humaniser le régime », tout en considérant, cependant, qu’il serait déraisonnable d’imaginer le renouveau démocratique sans ou contre les communistes [8].

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Plaque à la mémoire Alexander Dubček.

Alors que l’URSS semble d’abord favorable au projet (« C’est votre affaire ! » aurait déclaré Brejnev [9]), ce cours finit par inquiéter le Kremlin qui craint que la situation n’échappe au parti. Les troupes (prêtes depuis le mois d’avril pour l’« opération Danube ») envahissent le pays par voie aérienne et terrestre. « [C]’est la tragédie de ma vie ! » [10], déclare Dubček, qui, dès les premières heures de l’invasion, est enlevé et séquestré à Moscou avec d’autres membres dirigeants.

Bien qu’il ait joué un rôle capital dans le processus de réforme, vous chercherez en vain un lieu de mémoire dédié à Alexander Dubček à Prague. Seule une petite plaque commémorative, apposée sur une façade de l’ancienne Assemblée fédérale, mentionne sa fonction en tant que président du Parlement entre 1989 à 1992, faisant l’impasse sur son activité politique de 1968 [11].

Au musée du Communisme

L’œuvre de « l’honnête homme » (L’Humanité) Dubček ne fait donc pas plus l’objet d’une patrimonialisation que les lieux de l’ancien communisme [12]. Peut-être en apprend-on davantage au musée du Communisme ?

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Entrée du musée du Communisme.

Le petit musée se partage un bâtiment avec des restaurants et magasins près de la place de la République. Sur 1 500 m², il propose de parcourir l’histoire de l’ère communiste tchécoslovaque (parcours intitulé « rêve – réalité – cauchemar ») au travers de son programme politique (collectivisation, économie du rendement…), de ses réalisations (ses succès comme ses échecs, notamment la destruction de l’environnement…), des différents évènements (les Spartakiades…) et aspects de la vie quotidienne (objets, reconstitution de chambre à coucher, d’épicerie, économie parallèle...).

On y apprend qu’aux élections législatives de 1946, le parti communiste avait remporté près de 40 % des suffrages, mais que la prise de pouvoir par les communistes en 1948 (le « Coup de Prague ») s’est faite « avec l’aide de collaborateurs et de traitres ». Elle fut suivie de terribles purges et exécutions et le musée présente de nombreux exemples démontrant que la Tchécoslovaquie disposait de « zéro souveraineté » face à Moscou pendant ces 40 années du règne communiste « non-démocratique ».

Un panneau raconte l’histoire du monument à Staline, un symbole de la main-mise soviétique sur la Tchécoslovaquie. Inauguré en 1955 (soit deux ans après sa mort), il surplombait la ville de ses 16 mètres de hauteur, 22 mètres de largeur et pesait 17 000 tonnes. « Moqué par les Praguoises », maudit, car ayant provoqué le suicide du sculpteur et de sa femme et (« grand paradoxe de l’histoire ») ayant pris la place d’une statue initialement prévue pour Tomáš Masaryk (1850-1937, premier président de la République tchécoslovaque), la statue « bizarre » et honteuse, une fois les crimes de Staline révélés au grand-jour, fut dynamitée en 1962 avec interdiction d’en prendre des photos.

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Photos du monument à la mémoire de Staline.
Musée du communisme.

Avec le président Klement Gottwald (1896-1953), les soviétiques ont donc imposé le communisme par la répression et la terreur. Les camps de travail, les procès arbitraires, les pendaisons, les témoignages de survivantes sont mis en scène dans une ambiance sombre et étouffante. Dans un traitement qui rappelle celui réservé généralement à la Shoah, un mur noir liste les noms des centaines de victimes.

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Mise en scène de la terreur communiste.
Musée du communisme.

C’est la dernière impression forte laissée par ce parcours, avant que la section dédiée à la période post-communiste ne renvoie le public à la lumière naturelle.

La foule

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La statue équestre de saint Venceslas.

C’est bien la répression du Printemps qui a marqué les esprits, au détriment des mois de réforme qui l’ont précédée. Les innombrables photographies qui la documentent contribuent-elles à cette réminiscence sélective ? Nombre d’entre elles ont été prises depuis le Musée national, qui offre une vue plongeante sur la place Venceslas, lieu de rassemblement traditionnel.

La foule avait pris d’assaut la statue équestre de saint Venceslas, protecteur de la ville, qui semblait veiller sur elle comme le garant de l’autonomie et de la souveraineté nationales. Les grappes de manifestantes s’accrochaient à la statue du saint bardée de banderoles et couverte de slogans. À l’Internationale répondaient l’hymne national et la chanson de Marta Kubišová, « Modlitba » (prière) : « Ton règne revient, peuple tchèque ! ».

Avec des autos et des autobus, la foule tenta d’arrêter la progression des chars et dès les premières heures du 21 août, on compta des victimes.
Cette foule, parmi laquelle se trouvaient beaucoup d’étudiantes, défendait les acquis d’un programme de réforme construit sur l’illusion qu’il était possible de démocratiser le « centralisme bureaucratique » [13]. Défendant leur propre « voie spécifique pour l’édification du socialisme », les réformistes se considéraient comme les véritables léninistes, sur le point de « réaliser les idées fondamentales de Marx et de Lénine sur l’évolution de la démocratie socialiste » [14]. De partout fusaient des : « Tiens bon, Dubček ! » et les inscriptions sur les murs disaient « Lénine, réveille-toi. Brejnev est devenu fou ! » [15].

Les graffitis

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Sur l’escalier du Musée national, statues de la fontaine.

Au début les manifestantes tentent d’expliquer la situation aux soldats retranchés dans les chars, puis acceptent de les ignorer (obéissant à la consigne : « Soyez corrects envers eux, ignorez-les ! »). Il est vrai que l’armée soviétique est accompagnée de journalistes et de photographes qui tournent des films d’actualité montrant la population accueillant chaleureusement... ses libérateurs. En réalité, l’annexion nazie de 1939 est dans tous les esprits, l’arrivée au pouvoir communiste de 1948 tout autant.

Sur le socle d’un statue de la fontaine du Musée national, photographiée à l’époque par Jiří Egert (*1942), un graffiti résumait la situation par une simple équation :

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Graffiti de 1968.

Les panneaux indicateurs effacés

Le 23 août, la radio avait appelé la population à recouvrir de peinture les noms des rues et les panneaux indicateurs pour empêcher les troupes étrangères de s’orienter dans la ville. Certaines rues furent ainsi rebaptisées « Rue Dubček ».

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Place de la République. Hommage à Miroslav Martinovsky.

Ici, place de la République, on rappelait gentiment aux soldats soviétiques la direction de Moscou. Miroslav Martinovsky (*1945), qui a travaillé pour différents journaux tchèques, avait saisi l’instant. La place a été agrandie et s’orne aujourd’hui d’un immense centre commercial, mais on retrouve assez facilement l’endroit de la prise de vue. Face à lui, on trouve le centre commercial Kotva, tout en alvéoles, construit dans les années 1970, dont le site internet ne raconte malheureusement pas l’histoire.

Les manifestations pacifiques

À l’été 1968, Prague a deux objectifs : maintenir l’activité économique et résister pacifiquement. Dans la Vieille-Ville, les gens manifestent sous les fûts de canon des chars. Le photographe Miloň Novotný (1930-1992) les montre brandissant le portrait de Dubček et de Ludvík Svoboda (président du pays depuis le mois de mars) devant l’Hôtel de ville. On scande : « Dubček ! Dubček ! »

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Place de la Vieille-Ville. Hommage à Miloň Novotný.

Peu de temps après, les barrages érigés par les manifestantes sont écrasés [16] par ces chars. Plus d’une centaine de personnes trouvent la mort. Sur les photos, les gens portent des insignes tricolores. Le drapeau national maculé du sang des victimes est exhibé face aux soldats et aux objectifs. On voit aussi les corps, recouverts du drapeau, tirés à l’abri dans les passages couverts. Le drapeau tchécoslovaque est omniprésent : le petit pays des confins (de l’Empire austro-hongrois, de l’Europe, du bloc de l’Est…), particulièrement exposé aux conflits géostratégiques de ses grands voisins [17], affiche ainsi sa fierté nationale et revendique sa souveraineté. Une pétition réclame que soit proclamée la « neutralité » du pays [18]. Milan Kundera évoquera par la suite cette « Europe des petits », cet « Occident kidnappé » que fut l’Europe centrale [19].

La maison de la radio

La maison de la radio, dans le quartier Vinohrady, est un lieu emblématique de la résistance [20] à l’envahisseur (comme en 1939 face à l’armée nazie). Dans la guerre de l’information que se livrent les deux parties, outre l’affichage et les tracts, les sièges des journaux et les stations de radio sont des points stratégiques. Pour la population, la radio est le meilleur moyen de s’informer des consignes des instances gouvernantes. Ici, les chars s’en prennent aux barrages qui leur interdisent l’accès au bâtiment. 17 personnes tombent sous les balles.

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Maison de la Radio.

La population « aux mains nues » n’a, bien sûr, aucune chance face à l’armée. Dès les premières heures de l’invasion, toutes les institutions du pays en appellent, de par le monde, aux autres partis communistes, aux organisations syndicales, aux différents gouvernements, à l’ONU pour condamner l’occupation illégale de leur pays [21]. Le monde occidental s’insurge : « Stupeur et réprobation dans le monde » titre Le Figaro, « Le parti communiste exprime sa stupeur et sa réprobation » annonce L’Humanité et le monde... attend. Les chars s’installent.

Dubček, littéralement pris en otage, signe le « Protocole de Moscou » par lequel il accepte le retour à un régime, dit communiste, omnipotent. Dans son allocution du 27 août, il annonce la poursuite des « travaux » de réforme, mais « dans une situation indépendante de notre seule volonté ». Il appelle à éviter une nouvelle effusion de sang et à mettre en œuvre une politique qui « aboutira à la normalisation de la situation » [22]. Le terme de « normalisation » inaugure le « parler nouveau » qu’imposera l’URSS à partir de là. Il signe ensuite le traité de « stationnement provisoire » des troupes soviétiques dans le pays.

La doctrine Brejnev, qui érige en principe la « souveraineté limitée » des États de l’Union soviétique s’appliquera jusqu’à la disparition du bloc de l’Est. Dubček doit démissionner en avril 1969, remplacé par Gustáv Husák (1913-1991), maître d’œuvre de la mise au pas du pays, et il se voit ensuite ostracisé par le parti.

Le sacrifice de Jan Palach

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Monument à la mémoire de Jan Palach.

C’est en haut de la place Venceslas que le Printemps de Prague vit son ultime épisode. L’étudiant Jan Palach (1948-1969) s’y immole par le feu le 19 janvier suivant la répression. Pour réveiller les consciences, il acceptait de devenir la « première torche humaine » de cette protestation. À son enterrement, la place est noire de milliers de personnes.
Mais la « normalisation » suit son cours et la population finit par se soumettre à l’autoritarisme renforcé du régime.

Une croix au pied du musée, non loin de l’endroit de l’immolation, est dédiée à sa mémoire, imbriquée dans le trottoir, encombrée de fleurs et de bougies. Plus bas, au pied de la statue équestre, un autre petit mémorial témoigne de la même dévotion. Entre les deux endroits une baraque à frites arbore une plaque en son honneur…

Palach, lieu de mémoire à lui tout seul, semble incarner aujourd’hui le souvenir d’un soulèvement contre le communisme.

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En haut de la place Venceslas.

Au musée du Communisme, dans la section réservée à Jan Palach, on apprend que le peuple de Tchécoslovaquie s’était retrouvé paralysé face à l’invasion des troupes du pacte de Varsovie, qu’il avait succombé à la léthargie, et que le sacrifice des personnes qui s’étaient immolées devait réveiller la résistance face à l’oppression : « Ces personnes sont pour toujours gravées dans les annales de l’histoire tchécoslovaque en tant que symboles de la désapprobation du peuple tchécoslovaque de l’occupation militaire. »

La révolution de velours

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Café Slavia.

Pendant la période de normalisation, « l’opinion privée » (Václav Havel, 1936-2011) va s’exprimer par le biais du samizdat, de l’édition clandestine. Le café Slavia est l’un des lieux où se rencontre l’élite intellectuelle en opposition avec le régime. Ces « citoyens non-conformistes », ceux qu’en Occident on appelle les « dissidents », mais aussi des membres de l’Église catholique, se réfèrent aux accords d’Helsinki de 1975 et réclament, avec la Charte 77, le respect des droits humains. Son signataire, le philosophe Jan Patočka (1907-1977), décède suite aux interrogatoires qui suivent sa publication et se voit illico placé dans la lignée des héros nationaux : « Hus, Comenuis, les deux Masaryk [Tomas et son fils Jan], le gamin Palach, Patocka » [23].

On assiste aux premières manifestations anti-régime à partir de 1985. Le mouvement « Forum civique » se forme fin 1989 dans les sous-sols du Palais Adria (où est né le célèbre théâtre Laterna Magika). Après la chute du mur de Berlin, plus rien n’arrête les Praguois qui investissent de nouveau la place Venceslas. Le 17 novembre 1989, une manifestation à la mémoire d’étudiantes victimes du nazisme, violemment réprimée, provoque une manifestation anti-régime qui entraine tout le pays derrière elle. Le 26 novembre, Alexander Dubček et Václav Havel apparaissent ensemble sur le balcon de la maison d’édition Melantrich, au milieu du cours, et se font acclamer par la foule. Fin décembre, le pays se dote d’un nouveau gouvernement.

Ainsi 1989 transforme 1968 en une simple étape sur le voie de l’occidentalisation du pays et de son refus du communisme. Selon l’historienne Markéta Devátá, la Révolution de Velours s’est bien surimposée au Printemps de Prague [24].

Le spectre du communisme ?

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Monument aux victimes du communisme.

Quel est le destin mémoriel du communisme dans ce contexte ?
La République tchèque a clairement du mal avec son passé et les controverses n’en finissent pas, la dernière concernant la statue d’un héros communiste russe de la Seconde Guerre mondiale, dans le sixième arrondissement de Prague, badigeonnée de peinture couleur sang pour le 51e anniversaire de l’invasion de 1968 [25].

Il faut traverser le pont de la Légion sur la Vlatva pour découvrir, à flanc de colline, dans le quartier Malá Strana, le mémorial aux victimes du communisme (réalisé par Olbram Zoubek en 2002). Il montre sept figures d’un homme qui se désagrège au fur et à mesure que l’on monte les marches, symbolisant la destruction de la vie humaine, au propre comme au figuré, par le « despotisme totalitaire ».

Il est clair que cette approche totalitaire ne satisfait qu’un usage mémoriel de l’histoire [26] et empêche toute analyse différenciée. Dans cette condamnation sans nuance, le projet d’humanisation du communisme de Dubček perd toute intelligibilité.

Dubček, de plus, ne s’est jamais renié [27]. S’il pleure au micro lors de son allocution nationale du 27 août 1968, c’est qu’en dépit de tout, il veut sauver ce qui est le véritable socialisme à ses yeux. Il attend de Moscou la prise en compte de l’évolution d’une société dans laquelle la lutte des classes est en voie d’être dépassée et il voit dans la « libération de l’homme » l’aboutissement réel du communisme [28].

Faut-il donc s’étonner de voir le musée du Communisme ne réserver qu’une très brève explication à ce que fut le Printemps tchécoslovaque ? L’encart de 19 lignes est titré : « Les bolchéviques soviétiques ne pouvaient pas accepter que la démocratie soit victorieuse en Tchécoslovaquie. Il y avait trop de risques de voir les autres pays communistes s’inspirer des évènements du Printemps de Prague. »

Alors qu’en 1968 il est tenu pour acquis que la démocratie et l’humanisme sont des valeurs traditionnelles tchèques compatibles avec le socialisme, en 1989, la démocratie lui sera opposée. Pourtant, dans un pays qui avait connu la démocratie entre 1918 et 1938, puis un bref interlude de 1945 à 1948, les socialistes de 1968 pensaient vraiment œuvrer à sa « renaissance ».

Pour Havel, le communisme, c’est le mensonge, l’immoralisme, la peur [29]. Par la suite, il attribuera même la montée de l’extrémisme de droite et des nationalismes dans les pays de l’ancien bloc de l’Est à la désorientation des gens au sortir de la prison communiste. Pour pallier la déresponsabilisation des gens inhérente au système collectiviste, le sens civique, la solidarité et la morale permettraient de se prémunir contre « ces démons qui se pressent pour les posséder, toutes ces âmes déracinées [30] ». Il lui oppose d’une part le droit, d’autre part la conscience collective, mais surtout la conscience individuelle et la responsabilité de chacune [31].

Pour l’intellectuel, socialisme et capitalisme sont deux idéologies sur lesquelles il ne s’attarde pas. Il préfère prendre la question à sa racine et œuvrer pour la responsabilisation civique des citoyennes. Il démissionnera en 1992, refusant de cautionner la partition de la Tchécoslovaquie [32], mais sera président de la République tchèque jusqu’en 2003. Le pacte de Varsovie avait été dissout en 1991.

Les élus

Le philosophe Radovan Richta (1924-1983) et l’économiste Ota Šik (2019-2004, concepteur du « Nouveau mécanisme économique ») sont certainement les deux initiateurs du Printemps les plus oubliés. De même, Alexander Dubček est tout simplement absent du paysage et n’occupe pas la place d’un héros dans la mémoire collective. Trop de défauts entachent son image : il est non seulement un apparatchik du parti communiste qui croit vraiment au socialisme, mais il est aussi à jamais associé à l’échec du Printemps, à la capitulation honteuse que constituait l’accord de Moscou et à l’acceptation de la « normalisation ». Sa dégradation sociale et professionnelle n’y font rien. De plus il est slovaque et a œuvré à transformer la Tchécoslovaquie en un État fédéral, ce qui mènera la Slovaquie à l’indépendance en 1993. L’auteur étant interdit de mémoire, son œuvre, le Printemps, pourrait-elle être commémorée sans lui ?

À l’opposé, Václav Havel est tchèque, enfant de la bourgeoisie mise au pas, qui se targue d’être « un vrai non-communiste », un intellectuel et non un politicien professionnel (il hésitera d’ailleurs à accepter son mandat de président). Ses cinq années cumulées d’emprisonnement pèsent plus lourd que la relégation de près de vingt ans de Dubček à Bratislava. Havel a inscrit la lutte contre le régime dans le registre de la morale et non de la politique, se déclarant lui-même la conscience de la nation et rêvant d’instaurer un « État de l’esprit » [33].

Que nous dit de ce biais mémoriel le culte voué à Jan Palach, qui relève d’un registre semblable ? Mort à 20 ans, il incarne l’innocence et le sacrifice par un acte hautement symbolique [34]. Son sacrifice participe même peut-être des assignations mémorielles respectives faites à Dubček et à Havel : le premier se trouve encore en poste au moment où l’étudiant se suicide en 1969 alors que c’est en voulant honorer sa mémoire lors de la « semaine Palach » de février 1989 que le second retourne en prison pour quatre mois.

C’est un deuxième monument dédié à la mémoire de Jan Palach qui permet peut-être de comprendre son rôle mémoriel. Près du pont Mánes qui mène au château sur l’autre rive de la Vltava, face à la Faculté des Lettres où il étudiait, on trouve deux imposantes sculptures métalliques. « La maison du suicidé et la maison de la mère du suicidé » (artiste : John Hejduk, 2016) dédiés, donc, à l’enfant et à sa mère.

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Monument à la mémoire de Jan Palach et de sa mère.

Un poème gravé sur la plaque commémorative au sol (« Les funérailles de Jan Palach » par David Shapiro, 1969) révèle la dimension christique accordée au sacrifice du jeune héros. Sa mère, en mater dolorosa, accepte finalement la mort de celui qui ressuscite à une autre dimension. Cette moderne pietà fait écho au petit mémorial en forme de tombe au pied du Musée national.

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Poème.

On comprend ainsi mieux la part faite au musée du Communisme à la résistance et au martyre des prêtres [35]. Rappelons que le 25 novembre 1989, sur la place Venceslas, la foule disait le « Notre Père ». Dans un pays marqué par la réforme et la contre-réforme, auquel le communisme a ensuite imposé l’athéisme, la religion semble officier comme le médium d’une conscience discrètement préservée et intacte. En proposant une « spiritualisation de la civilisation » [36], Havel répondait parfaitement à ce besoin chez ses concitoyennes.

Mais l’accent mis sur l’indispensable (re)spiritualisation de la société civile, et la réduction du narratif à cette seule dimension, trahit aussi l’impossibilité, dans un État qui opte pour une économie capitaliste et libérale en 1989 (bien que Havel ait fustigé un temps « le totalitarisme de la société de consommation »), de discuter l’alternative socialiste de 1968, dans laquelle les moyens de production restaient, certes, toujours dans les mains de l’État, mais qui tenta la socialisation de l’économie. Cette mémoire en dit long sur le rôle politique que s’auto-assigne la société civile dans un régime capitaliste (ou soviétique), celui d’une entité morale, sublimée dans l’opposition ou la dissidence, et non celui d’une actrice économique et politique.

Conclusion

Le Printemps tchécoslovaque, rêve timide d’une relative indépendance économique et politique plutôt que révolution, était une expérience de socialisme démocratique qui s’opposait autant au soviétisme qu’au capitalisme et c’est certainement pour cela que sa mémoire est si difficile. Son père ne pouvait concevoir qu’elle était née sous une bien mauvaise étoile.

Dans la lutte entre mémoire et histoire, l’avenir dira si ce Printemps est passible d’être plébiscité et éligible un jour au grand roman national de la République Tchèque et de la Slovaquie, et donc à sa patrimonialisation, où s’il est condamné à l’effacement. La diabolisation du soviétisme, et par là même du socialisme et du communisme, confisque aujourd’hui l’évènement à la réflexion critique et à la mémoire collective.

Ne reste que la trace de son écrasement, fixé sur pellicule, symbolisé par les chars soviétiques laminant sur leur passage ce pour quoi il est tenu aujourd’hui par le grand public : la quête « neutre » d’une liberté réalisée 20 ans plus tard.

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Reproduction d’un char au sol.
Musée du Communisme.

↬ Nepthys Zwer