Le soufisme n’occupe plus la place d’islam clandestin et d’opposition qu’il avait à l’époque soviétique. Aujourd’hui la très officielle « Direction Spirituelle » est dirigée par des soufis issus de l’ethnie avare, largement dominante. On est passé d’une ère à une autre.
A l’époque soviétique, on s’interpellait dans la rue en s’apostrophant : « camarade » ! Un jour, au début des années 1990, un chauffeur d’autobus s’exclama en s’adressant à ses passagers : « Musulmans, descendez ! », provoquant l’hilarité générale. On était en train de passer à un nouveau registre : une nouvelle époque s’ouvrait.
Le Daghestan, « Sujet » de la Fédération de Russie, conservateur et loyal envers Moscou, est le Pays des montagnes. Dag signifie « montagne » en turc et stan « pays » ou « royaume » en persan. Une plaine littorale le long de la Mer Caspienne vers le nord-est, un système montagneux complexe vers le sud-est, une trentaine d’ethnies parlant chacune sa propre langue (ce sont des groupes linguistiques autochtones), tel est le paysage géographique et linguistique de cette république singulière.
Le Daghestan se distingue de la Tchétchénie qui, dès le début des années 1990, a eu des velléités d’indépendance qui l’ont conduit à des guerres sanglantes (le conflit militaire a pris une nouvelle forme, Vladimir Poutine ayant désormais, avec Ramzan Kadyrov, un président aux ordres de Moscou pour qui il se charge de faire régner l’ordre sur place).
Depuis les années 1940, au Daghestan c’est le russe qui prédomine. La situation n’a pas changé depuis la chute de l’URSS, car on ne parle plus la langue du voisin comme au siècle dernier et d’ailleurs bien souvent, on ne parle même plus la langue de son peuple. Avec l’exode rural, la russification de l’enseignement, l’émigration dans les autres régions de la Russie, l’usage de la langue russe se renforce.
La coexistence entre Russes et Caucasiens n’est pas récente, elle remonte à plus de quatre siècles avec les premières tentatives de colonisation de la région par la Russie. Bien qu’il ne faille pas minimiser l’influence réciproque de chaque peuple sur l’autre, les colonisés ont davantage été influencés par la Russie notamment au niveau de la langue.
Au XIXe siècle, le turc azéri ou le koumyk servait de langue vernaculaire dans les plaines. Les différents peuples du Daghestan se servaient d’une langue turcophone comme langue commune. Dans les villages de montagne, on parlait généralement toujours la langue du voisin. L’arabe était utilisé par les érudits. Les arabisants du Daghestan étaient célèbres dans tout le monde musulman. De nombreux disciples venaient des régions musulmanes de Russie, mais aussi de l’empire ottoman et de Perse pour suivre l’enseignement d’un maître spirituel. Les échanges étaient florissants et le Daghestan rayonnait dans le monde soufi.
L’islam, facteur de résistance à la colonisation russe
Au moment de la colonisation, le soufisme se développa d’autant plus que les chefs politiques et religieux, à la tête des mouvements de résistance à la présence russe, comme l’imam Mansur ou l’imam Chamil, étaient eux-mêmes membres de confréries et chefs spirituels (comme la Naqshandiya, par exemple). Et c’est par le biais des confréries que les montagnards, organisés en réseaux, purent résister aussi longtemps au joug russe.
L’islam a joué un rôle politique essentiel dans l’organisation de la résistance. Religion et politique étaient étroitement liées. L’avènement des confréries n’élimina pas pour autant la présence des croyances et pratiques préislamiques, qui se sont poursuivies pendant la période soviétique. Je me souviens avoir assisté à un « appel à la pluie » dans les montagnes avares en plein milieu des années 1980... On m’a dit récemment que ces cérémonies se pratiquaient encore aujourd’hui.
Une fois la conquête achevée, le pouvoir tsariste laissa toutefois une liberté totale pour les pratiques religieuses. L’Etat russe avait deux objectifs : contrôler la sécurité et prélever les impôts. Des forts furent construits dans tout le pays pour juguler les rébellions, mais pour le reste, la vie traditionnelle se poursuivait comme « avant ». Les changements étaient incarnés par le contrôle militaire et la politique fiscale. La charia, droit coranique, imposée par Chamil pendant un temps, disparut dès qu’il fût défait ; on en revint rapidement aux droits coutumiers ou aux adats et on continua de parler sa langue. Le russe devint la langue du rapport à l’administration et aux autorités.
Deux mondes parallèles
Les véritables changements commencèrent avec la soviétisation de la société. En certains points, on peut trouver des similitudes entre la politique de Chamil et la politique soviétique, en particulier, les valeurs universelles introduites pour lutter contre les particularismes. Chamil avait combattu les adats pour imposer la charia, le pouvoir soviétique, ici comme partout ailleurs en URSS, lutta contre la religion pour créer l’ « homo sovieticus » qu’il voulait identique sur l’ensemble du territoire de l’Union.
L’imam Gotsinski fut éliminé par les soviétiques en 1925. Les bâtiments religieux disparurent et seules 27 mosquées subsistèrent, contre plus de 2 000 avant la révolution. L’islam prit alors une forme clandestine, grâce aux confréries soufies qui lui permirent de subsister. La confrérie majoritaire était historiquement celle de l’imam Chamil, la Naqshbandiya, alors que dans les régions proches de la Tchétchénie, et en Tchétchénie même, la confrérie Qadiriya était la confrérie dominante.
Au Daghestan plus qu’ailleurs, deux sphères parallèles se sont ainsi côtoyées pendant toute la période soviétique. D’une part, le monde officiel, qui « construisait » le socialisme, le monde des kolkhozes et des soviets ; et d’autre part, le monde des soufis et des mollahs clandestins. L’un n’excluait pourtant pas l’autre, en dépit du bannissement officiel de l’islam et de la répression quotidienne (on pense, par exemple, à ces consignes données à l’adresse des maîtres d’école pour obliger les enfants à rompre le jeûne du ramadan en leur faisant boire un verre d’eau). Les apparatchiks du parti faisaient tous circoncire leurs fils et, lors de leurs décès, malgré les obsèques officielles, des prières étaient ensuite dites dans le secret des maisons en l’honneur du dignitaire du parti disparu.
Deux formes de droit coexistaient, juxtaposées : le droit soviétique et le droit traditionnel ou coutumier. Un criminel condamné par le tribunal soviétique pouvait, après avoir purgé sa peine, passer devant le tribunal coutumier et être rejugé selon les lois locales, écopant d’une nouvelle peine. Le bannissement du village était la punition pour les fautes les plus graves. Les vendettas persistent parfois encore dans certaines régions.
Du soufisme clandestin à l’islam officiel
Depuis 1991, tout a changé. La religion n’est plus interdite en Russie et dans ses Républiques, autrefois dites autonomes mais toujours rattachées à la Russie, comme le montre le rôle prédominant joué aujourd’hui par l’orthodoxie, encouragée par le pouvoir politique. Dans la région du Caucase-Nord, une Direction spirituelle des Musulmans a été instituée dans chaque République. Au Daghestan, la Direction, proche du pouvoir en place, joue un rôle politique et économique très important. Le soufisme non seulement n’est plus clandestin, mais il représente l’islam officiel, voire même une forme de soutien au pouvoir. La Direction spirituelle des Musulmans au Daghestan est tenue par des soufis Naqshbandis, issus de l’ethnie (majoritaire) avare. Said Effendi Tchirkeisski, le sheikh officiel en 2010, qui est Avar et qui se réclame des trois confréries (Naqshbandiya, Qadiriya et Shaziliya), joue un rôle politique et religieux très important et entretient les meilleures relations avec les autorités. Il a des dizaines de milliers d’adeptes parmi les officiels, les religieux et les hommes d’affaires. Son portrait n’est pas seulement présent dans les bâtiments religieux mais également dans nombre de bâtiments publics. Il sera tué dans un attentat à la bombe en août 2012 alors qu’il avait entrepris des pourparlers avec les salafis présents depuis un moment déjà sur la scène religieuse.
Le salafisme est apparu dans la région dès la fin des années 1980, soit avant la fin de l’Union soviétique. Comme au XIXe siècle, c’est au Daghestan que se trouve la plupart des théoriciens de ce nouvel islam, comme par exemple les frères Kebedov. Beaucoup de nouveaux convertis vinrent de Tchétchénie pour se former au Daghestan. Ils ne représentèrent cependant qu’une frange minoritaire des combattants de la guerre de Tchétchénie en 1994, contrairement à ce qu’a pu laisser entendre le pouvoir russe développant la théorie du terrorisme international.
Le salafisme, revanche des « crève-la-faim »
Comme le soufisme le fut à l’époque soviétique, le salafisme apparaît aujourd’hui comme une forme d’opposition politique. Les Salafistes, pour la population, ce sont ces « laissés pour compte ou des crèves-la-faim qui font la guerre contre les nantis », ce sont des « rebelles » ou des « opposants » au pouvoir en place. Ce sont en fait généralement des jeunes au chômage, mais également désormais des personnes plus âgés qui entendent lutter contre le système de corruption et les réseaux claniques ou ethniques d’où ils se sentent exclus. La corruption généralisée dans le pays empêche la moitié des subventions d’arriver à destination et mine l’ensemble de la société.
Alors que prévaut un système népotique et clanique, où des clans maffieux rivaux se font une guerre permanente, une prise de conscience nouvelle semble aujourd’hui traverser l’ensemble de la société. Des universitaires plus ou moins bien adaptés au nouveau système, des hommes d’affaires (qui tentent de lutter contre le monopole du pouvoir) ayant bien réussi, disent comprendre que ces jeunes gens, ces « Frères de la forêt » aient pu faire ce choix, celui d’agir dans la clandestinité.
De Lénine à Chamil, le rapport à la Russie reste central
Les références et les systèmes de valeurs évoluent : on est passé de Lénine à Chamil, mais c’est davantage une symbiose entre les personnages vénérés de l’époque soviétique et les sheikhs (ou les imams) qui émergent, que l’éviction des uns par les autres. Dans les esprits, bien souvent, Lénine reste un personnage vénéré ou au moins respecté.
Une partie non négligeable de la population s’est détournée du soufisme pour se tourner vers un islam « pur » qu’elle revendique comme faisant partie de ses racines et de sa culture. Mais dans les faits, ceux qui connaissent réellement les prières demeurent très minoritaires…
Au cœur de ces évolutions, le rapport au centre, à la Russie, est essentiel, bien que différent selon les Républiques et leur histoire. En Tchétchénie, où la répression est plus importante, le sentiment et la revendication d’indépendance sont beaucoup plus forts. C’est en ce sens que la Tchétchénie se distingue nettement du Daghestan. L’unité ethnique y renforce également les revendications indépendantistes. Au Daghestan, République multiethnique par excellence et politiquement très instable, la Russie joue le rôle de l’arbitre.
Le Daghestan est considéré comme une région sensible et dangereuse par Moscou, dont le rôle reste déterminant, mais qui est souvent dépassé par les luttes claniques et ne sait pas vraiment comment intervenir. Aux attentats quasi-quotidiens, Moscou ne sait répondre que par la force des opérations anti-terroristes (KTO), elles aussi quasi-quotidiennes, mais tout à fait inefficaces et surtout très impopulaires. La population est devenue très hostile à ces coups de force aveugles, qui font souvent beaucoup de victimes. Ces interventions armées ne freinent en rien le rythme des attentats.
Moscou continue de veiller : les indépendances ne seront pas pour demain.