Perchés sur la moto-taxi — une petite moto-japonaise 125 cm3 avec deux paires d’amortisseurs à l’arrière pour pouvoir supporter jusqu’à cinq passagers — nous nous élançons dans une circulation plutôt dense, après avoir contourné une montagne de déchets :
— On ne ramasse pas les poubelles à Port-au-Prince ?— Si, parfois.
Le reste du temps, la pluie et le relief se chargent ensemble de cette tâche pénible. Les eaux sales et les déchets ruissellent le long des rues jusqu’à rencontrer une avenue perpendiculaire. Là, les riverains forment des tas au coin de la rue pour maintenir un semblant de propreté ailleurs. Quand une bonne averse arrive, elle mobilise l’ensemble et l’évacue vers les canaux bétonnés qui acheminent ces joyeusetés vers la grande décharge à ciel ouvert qu’est la baie.
Trois étages, trois couleurs : eau de mer au fond, eaux usées en suspension au milieu, déchets flottants en surface.
Les routes de la capitale sont défoncées, les trottoirs aussi. Les plaques d’égout ont disparu, y compris au beau milieu de la chaussée où des trous béants guettent le piéton distrait et le chauffeur inattentif. Les rares feux de signalisation ne fonctionnent pas. En dépit du Code de la route local, il semble surtout que le conducteur le plus déterminé passe, chacun se calant sur le mouvement des véhicules plus lourds aux alentours.
Les camions et les tap tap font leur possible pour rouler à peu près droit, sans écraser personne. Les petites jeeps foncent au milieu de la route, warning clignotants, comme des chats essayant de s’échapper d’une boîte. Les camionnettes en tout genre, surchargées de passagers, sont collées dans la mélasse du trafic. Une mélasse en ébullition : les camionnettes démarrent en trombe en relâchant un épais nuage noir, à la manière des calmars fuyant le danger, et pilent quelques mètres plus loin pour s’arrêter au rythme des « Mèsi chofè » — soit « Merci chauffeur » en créole, pour signaler qu’on souhaite descendre du véhicule.
Pour l’étranger non habitué, Port-au-Prince est un immense bidonville qui ne semble promettre rien d’autre que la misère, la saleté et la maladie. Mais pour les gens de la campagne, la capitale est un endroit merveilleux, beau et riche, plein d’espoir et de possibilités. C’est l’endroit où tous les plus chanceux vont et où n’importe quel Haïtien envoie son enfant s’il en a la possibilité...Timothy T. Schwartz, Travesty in Haiti, A true account of Christian missions, orphanages, food aid, fraud and drug trafficking, Lexington, auto-publié en 2008 et mis-à-jour en 2010.
La moto-taxi se faufile entre les véhicules. En bas de Martissant, à proximité de la mer, les environs du boulevard Jean-Jacques Dessalines sont envahis par les modestes étals en bois des vendeurs de marchés et par la boue mêlée aux eaux usées qui dévalent la pente sur laquelle sont accrochées les petites habitations en parpaings bruts. Aux carrefours, le chauffeur ralentit, klaxonne, met les warnings et passe en trombe entre deux véhicules qui ont calculé leur trajectoire au millimètre près et leur timing à la seconde. Des centaines de taxis-motos se faufilent elles aussi en souplesse entre les véhicules, en se rappelant qu’après tout, c’est Dieu qui dispose, comme il l’est écrit sur bon nombre de tap tap de cette termitière géante qui consume à vue d’œil le bois des collines environnantes.
Quant à la foule des piétons, ils doivent circuler entre un trottoir défoncé et encombré de vendeurs de livres religieux ou de pneus d’occasion, de réparateurs de moteurs, et les mille et une autre activités qui en occupent l’espace, entre les véhicules garés, les coulées de déchets, les flaques d’eaux usées, la route et son trafic incessant.
Au coin des rues et dans les rares espaces vides sur le trottoir, des femmes font la cuisine, sous l’abri précaire d’un morceau de bâche déchirée ou d’un simple bout de tissu suspendu. D’énormes marmites de riz, de sauce brûlante et de fritures, sont posées en équilibre sur des réchauds à charbon. Sur de petits stands en bois, d’autres femmes étalent du pain, des chewing-gums ou de la crème de maïs. Des dizaines d’hommes vendent les mêmes rasoirs et brosses à dents posés sur des étals qu’ils portent à bout de bras.
Des femmes et des enfants charroient sur leur tête des bassines pleines de nourriture ou des sachets d’eau, allant et venant au milieu de la foule compacte. Les cireurs de chaussures passent en scrutant les pieds des passants du regard. Dans le dégradé de noir, c’est la vendeuse de charbon qui remporte la palme haut la main, avec son chargement en équilibre sur la tête et une fine poussière noire qui lui recouvre le corps et les vêtements.
La moto finit par aborder le vaste Champ-de-Mars. Un genoux à terre sur sa stèle, le célèbre Noir marron, stoïque, souffle inlassablement dans sa coque de lambi. Il agrippe fermement son coutelas de sa main libre et semble encore et toujours sonner l’assaut contre les colons – noirs et blancs : les marrons haïtiens ont lutté contre les planteurs français puis contre les planteurs noirs à partir de 1804 et finalement contre les militaires nord-américains, les élites locales collaboratrices et les grands propriétaires terriens.
Le paradoxe — parmi d’autres — c’est que cette statue fût érigée durant la dictature « noiriste » de François Duvalier : le noir marron de Port-au-Prince est aussi un symbole politique récupéré par les élites noires qui ont, à partir des années 1950, disputé le pouvoir aux Haïtiens plus clairs (mulâtres).
Postés sur les chars blancs de la Minustah, encadrant de près une manifestation contre le président Michel Martelly — dit Sweet Mickey : un chanteur de konpa et gérant de discothèque un temps lié au régime Duvaliériste, réfugié à Miami durant le gouvernement de Jean-Bertrand Aristide, et actuellement reconverti en président de la République -, les soldats des Nations Unies semblent surveiller le noir marron du coin de l’œil. Tout s’est écroulé autour, même le Palais présidentiel. Un Palais qui, depuis le séisme de 2010, s’est pris de ressemblance avec le reste de la ville : un amas de béton branlant, dont une large partie est effondrée et baigne dans une poussière grise. La moto redescend finalement vers la baie, jusqu’au boulevard Harry Truman, pour finir par déboucher devant le bureau national des statistiques.
L’ascension sociale du morne...
Dans le contexte haïtien, et au vu d’une « informalité » qui est la norme et non pas l’exception, on imagine facilement que les statistiques soient difficiles à collecter. Le peu de chiffres disponible semble en tous cas bien gardé : à l’entrée de la petite agence des statistiques nationales, deux jeunes agents de sécurité armés d’un fusil à pompe nous saluent :
— Tout bagay anfom ?— Anfom !
La bibliothèque de l’institut est gérée par une petite dame haïtienne d’une quarantaine d’années. Peau noire brillante, cheveux défrisés tirés en arrière, tailleur. Il n’existe apparemment qu’un seul exemplaire du dernier recensement, et il est consultable uniquement sur place. La dame se lève de son bureau, visiblement agacée, se dirige vers une table sur laquelle travaillent deux étudiants haïtiens, et leur arrache littéralement des mains le recueil de statistiques, avant de nous l’apporter. Après avoir protesté du regard pendant un instant, les étudiants baissent la tête et attendent en silence. Les plus foncés passent après les plus clairs.
De la même façon, les plus clairs choisissent leur lieu de vie. Les autres se partagent les restes. Le centre-ville a d’abord été le lieu de vie de la bourgeoisie blanche, durant les premières années de la capitale construite en 1749. Puis la ville a été colonisée par la bourgeoisie noire et mulâtre après la Révolution, au tournant du 19e siècle. Finalement, le front de mer a été repris progressivement par les commerçants arabes qu’on appela rapidement les « Bodmè » (bord de mer). Tous ceux qui en ont les moyens ont quitté depuis longtemps la cuvette surpeuplée du centre pour les quartiers huppés situés sur la montagne, sur la route de Kenscoff.
Le schéma d’organisation de l’espace est relativement simple et classique : à mesure que la ville s’est densifiée, à partir des années 1950, les riches ont massivement quitté le centre-ville étouffant pour construire sur les hauteurs et conserver un certain entre-soi dans des conditions climatiques plus favorables. Le centre est situé à moins de 40 mètres d’altitude, et la température moyenne y est de 26,3 °C. À Pétionville, 400 mètres plus haut, la température moyenne est déjà inférieure de près de 2°C [1].
Pétionville, c’est l’histoire des riches dans la Caraïbe : ils s’enfuient du centre-ville dévasté avec le butin, pour aller reconstruire des quartiers ségrégués sur les hauteurs où ils pourront vivre entre eux, à l’écart de la classe miséreuse qu’ils spolient depuis des générations. Mais les pauvres les poursuivent inlassablement en espérant les restes du banquet. En descendant de la place Boyer de Pétionville, où les ordures sont ramassées et le trafic dirigé par la police, des feux et des panneaux de signalisation, on distingue parfaitement le bidonville de Jalousie accroché à la falaise, là où la pente est trop forte pour construire des maisons bourgeoises.
Les constructions en parpaings bruts typiques des « Cités » haïtiennes sont tellement denses qu’elles forment comme une couche géologique gris clair sur la falaise. Un peu plus bas dans Pétionville, après avoir passé le quartier des bars, des restaurants français et des hôtels de luxe, on retrouve même un vaste camp de tentes et de maisons en tôles branlantes. Il n’est pas anodin de noter que la toponymie du lieu renvoie au général Alexandre Sabies Pétion, l’un des quatre héros de la Révolution haïtienne, qui a pour particularité d’être le seul mulâtre - de père français et éduqué à Paris. Dans cette course-poursuite permanente, les pauvres ont la force du nombre, les riches les ressources. Après avoir colonisé Pétionville, ces derniers continuent leur ascension du morne Calebasse le long des principaux axes de communication, et se replient désormais sur Kenscoff, à 1 415 mètres d’altitude, là où la température moyenne chute sous la barre des 19°C [2].
Les classes moyennes suivent ces échappées du peloton, un peu en retrait, essayant à tout prix d’échapper à l’ « enfer » des quartiers du centre de la ville, et plus encore aux bidonvilles des mornes et des mangroves. On retrouve cette classe moyenne sur une couronne intermédiaire, à mi-chemin entre le fond de la cuvette et les hauteurs colonisées par les riches, ainsi que, jusqu’à une période récente, vers la sortie en direction des Cayes. On serait donc tenté de proposer un modèle concentrique avec un gradient de richesses croissant à mesure qu’on s’éloigne du centre. Mais les choses sont plus complexes dans le détail : dès que la pente est trop importante, en périphérie de la ville, l’espace échappe aux classes aisées qui ne se risquent pas à y construire (à cause des risques lors des séismes et des coulées de boues). La nature à horreur du vide. Les migrants ruraux aussi, ils vont donc combler rapidement ces interstices. C’est l’histoire du Morne L’Hôpital...
La partie nord de Port-au-Prince est plus plate et on y a construit durant la dictature de Jean-Claude « Baby Doc » Duvalier des axes de communications rapides pour désengorger le centre-ville. Bien connecté sur ces réseaux rapides, à deux pas du port et de l’aéroport, la localisation est idéale pour le développement des zones franches américaines qui vont justement fleurir durant la période « Baby Doc ». Dans ces zones industrielles, on fabrique notamment des vêtements de marque Gap ou Levi’s, en concurrence avec les ateliers du Bangladesh et du Cambodge.
D’après Olivier Petitjean, les « améliorations » les plus récentes ont permis aux travailleurs de ces entreprises de toucher 200 gourdes par jour — un peu moins de 5 dollars des Etats-Unis, soit moins de 150 dollars par mois à raison de 30 jours de travail. Les enquêtes sur place de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) ont montré que seulement un quart des travailleurs de ce que les voisins jamaïcains nomment « slave zones » (plutôt que l’appellation officielle de « Free Trade Zone ») ont la « chance » de toucher ce salaire minimum légal. Les autres devant se contenter de moins [3].
Dans le contexte haïtien, aussi dérisoires soient-elles, ces opportunités de travail attirent une foule de travailleurs ruraux qui migrent vers la capitale pour y accéder. C’est l’exemple de Cité Simone, devenue plus célèbre sous le nom de Cité Soleil (Sité Soley).
Une ville à terre...
Patrick Coulombel, architecte et cofondateur de « Architectes de l’urgence », une fondation spécialisée dans la reconstruction de villes et villages frappés par des désastres naturels, expliquait récemment pourquoi la ville de Port-au-Prince s’est à ce point effondrée :
Une secousse de 7 degrés sur [l’échelle de Richter], c’est monstrueux. Il y a trois grandes familles de bâtiments à Port-au-Prince. D’abord un important patrimoine de style colonial (…). Ensuite, beaucoup de gros édifices à ossature en béton construits au XXe siècle. Enfin, il y a l’habitat populaire, des bidonvilles plus ou moins consolidés, souvent situés dans les ravines et à flanc de collines (…). Les bidonvilles sont construits avec des matériaux assez légers, les constructions sont basses. En revanche elles n’ont pas d’accroche au sol. Le risque, c’est le glissement de terrain qui peut tout emporter. Les bâtiments en béton, eux, ont un poids considérable et ils n’ont pas été construits selon des normes parasismiques. Ce sont de simples structures de poteaux et de poutres. On construit en béton parce que c’est beaucoup moins cher que des structures en acier, qui résistent mieux aux séismes. Le problème, c’est que, contrairement aux apparences, la mise en œuvre du béton est très technique. Mal fait, il peut avoir des conséquences dramatiques. Or la plupart des gens compétents sont partis d’Haïti. Il y a peu d’architectes et d’ingénieurs sur place pour construire bien ».Patrick Coulombel, interviewé dans le Monde du 15 janvier 2010.
Port-au-Prince est donc, à l’image de bon nombre de capitales caribéennes, un modèle de ville vulnérable. Lorsque l’on aborde les risques naturels (cyclones, tsunamis, tremblements de terre, etc.), cette vulnérabilité se mesure selon deux critères : la probabilité d’occurrence d’un événement naturel cataclysmique, et la fragilité économique et sociale de la société. Or les capitales caribéennes, et tout particulièrement Port-au-Prince, sont à la fois extrêmement vulnérables sur le plan environnemental (proximité de la route des cyclones, construction en zone littorale sensible en cas de tsunamis, présence de failles sismiques...) et sur le plan social (pauvreté, inégalités, corruption, etc.). Au moindre choc, c’est un désastre. En 2008, un collège évangélique de Nérette, un bidonville situé dans une ravine jouxtant la banlieue huppée de Pétionville par le Nord, s’était écroulé sur plus de 700 élèves, en l’absence de toute secousse sismique [4] :
Près de deux-tiers des habitants de Port-au-Prince vivent dans des bidonvilles ».Dans ces pays, la plupart des gens voient le capitalisme comme un club privé, un système discriminatoire qui profite seulement à l’Occident et aux élites enfermées dans leur cloche de verre.
Le nœud de ce problème est ce qu’il appelle le « capital mort ».
En Haïti la valeur totale des biens appartenant aux pauvres est cent cinquante fois supérieure à la totalité des investissements étrangers reçus depuis 1804, date de l’accession à l’indépendance de cette ancienne colonie française (…). Mais ces ressources ne se présentent pas comme il faudrait : ce sont des maisons bâties sur des terrains sans titre de propriété bien certain, des entreprises non déclarées à la responsabilité mal définie, des industries installées hors de la vue des financiers et des investisseurs. Faute de documents désignant nettement leur propriétaire, ces possessions ne peuvent être transformées directement en capital, elles ne peuvent être vendues en dehors des petits cercles locaux où les gens se connaissent et se font mutuellement confiance, elles ne peuvent servir à garantir des emprunts, elles ne peuvent servir d’apport en nature lors d’un investissement.
Du capital mort qui empêche les pauvres de se lancer dans la spirale vertueuse de l’accumulation, alors qu’ils ont très souvent une âme de capitaliste – telle est la thèse de cet avocat du capitalisme pour les pauvres. Une thèse qui n’est pas sans rappeler le business du microcrédit, repris en main par les puissants organismes financiers pour toucher un nouveau marché prometteur.
Sur la base de l’estimation individuelle de la valeur des habitations informelles, de la chambre en parpaings bruts valant 500 dollars à l’immeuble de plusieurs étages estimé autour de 35 000 dollars, Hernando de Soto arrive à une estimation de plus de 5,2 milliards de dollars de « capital mort » pour l’ensemble du pays, dont 1,8 milliard pour la capitale Port-au-Prince. Près de 2 milliards de dollars qui devraient permettre à des Haïtiens pauvres de lancer une activité capitaliste. Lequel capital ne peut-être utilisé en raison de son caractère informel.
Si la théorie d’Hernando de Soto est très discutable (et très discutée), elle ouvre des perspectives tout à fait intéressantes. Allant jusqu’au bout de son idée, l’économiste a envoyé ses équipes de chercheurs pour mesurer la difficulté réelle pour un Haïtien pauvre de vivre sur un terrain légalement et d’exercer une activité légale. Conclusion :
En Haïti, l’un des moyens pour un citoyen ordinaire de s’installer légalement sur un terrain public consiste à le louer pour 5 ans avant de l’acheter. (…) Nos chercheurs ont découvert que, pour obtenir le privilège de signer un simple bail de 5 ans, il fallait accomplir 65 formalités administratives qui demandaient un peu plus de deux ans. L’achat du terrain obligeait à franchir 111 obstacles administratifs supplémentaires, soit douze années de plus. Délai total pour obtenir des terres légalement en Haïti : dix-neuf ans. Et ce long parcours ne garantit nullement que la propriété demeurera licite.
En dehors du caractère idéologique de son plaidoyer pour un capitalisme accessible aux pauvres, ses recherches ont le mérite de souligner un point essentiel : les élites économiques et politiques font tout pour monopoliser les secteurs lucratifs de l’économie, et à l’inverse empêchent les pauvres de développer des activités. La ville de Port-au-Prince s’est à ce point effondrée en janvier 2010, parce que les élites haïtiennes, aidées dans leur tâche par leurs partenaires étrangers, monopolisent les canaux de la création de richesse.
Les 80 % des Haïtiens qui évoluent dans le secteur informel vivent et construisent dans une logique de survie qui n’est tout simplement pas compatible avec la prévention de désastres naturels.