La question de la visualisation de données vous intéresse depuis longtemps. Aujourd’hui vous avez fait de la météorologie votre objet d’étude privilégié. Quelles sont les raisons de ce choix ?
Lorsque l’on vit dans une métropole comme Tokyo, on remarque aisément que la qualité de l’air est très variable, et que certains jours la situation se détériore. Alors que je m’intéressais à cette question, je suis tombé par hasard sur un site Internet développé par la municipalité de Tokyo pour mesurer la pollution de l’air sur une base horaire. S’y ajoutaient des données relatives à la vitesse et à la direction du vent.
En 2013, alors que je cherchais un projet où développer mes connaissances en langage Javascript, m’est revenu à l’esprit la visualisation de données devenue virale l’année précédente : Wind Map, de Fernanda Viégas et Martin Wattenberg. Rapidement, je décidais de développer un projet similaire, mais en utilisant cette fois les données du site consacré à la pollution de l’air à Tokyo. La météorologie, et plus généralement les sciences naturelles, ont toujours fait partie de mes centres d’intérêt. Cela me paraissait être un bon projet pour apprendre un nouveau langage de programmation tout en restant captivé par le sujet.
La transcription des phénomènes météorologiques exige-t-elle une visualisation dynamique ?
Mon seul objectif à ce stade était de réussir à imiter Wind Map. Je voulais savoir comment l’animation fonctionnait afin d’atteindre le même résultat. Qu’elle porte sur des phénomènes météorologiques, ici en l’occurrence la vitesse et la direction du vent, était secondaire. Ce n’est qu’après coup, une fois que le projet eut progressé de façon significative, que j’ai commencé à comprendre le pouvoir d’évocation de la visualisation dynamique sur la manière dont nous percevons le vent (ill. 1).
« Earth »se distingue par la puissance de fascination qu’il exerce dans la présentation des données météorologiques. Pour vous, était-il important que le site possède une dimension esthétique ?
Oui, le choix esthétique est délibéré. Pas de publicité, pas de barres de menu ni de boutons, et aussi peu de mots que possible. Uniquement un globe sur fond noir, flottant dans l’espace. Même le lien « communauté » dans le coin en bas à droite de l’écran n’apparaissait pas dans la version initiale. Je voulais que la première impression soit visuellement frappante, comme une œuvre d’art que vous pourriez accrocher au mur.
Les différentes conventions visuelles que vous avez choisies pour représenter le vent, les vagues, les températures, ou les autres phénomènes liés semblent émaner d’un univers artistique. Quand il s’agit de faire le meilleur choix formel pour figurer une donnée, les arts visuels comptent-ils parmi vos sources d’inspiration ?
Non, pas vraiment. À vrai dire, je n’ai aucune compétence en la matière. Je choisis juste ce qui me paraît correct du point de vue visuel.
Votre première tentative portait sur une échelle très différente, la ville de Tokyo. Cela change-t-il quelque chose, techniquement parlant, de passer d’un territoire limité à un espace global ?
Oui, énormément. Tout d’abord — et ceci est très pratique — la distorsion provoquée par la projection choisie n’est pas un réel problème sur une carte à grande échelle comme celle d’une ville, alors qu’une échelle très petite, c’est-à-dire globale, en soulève un grand nombre. J’ai été surpris par la quantité de codes utilisés dans la « Carte des vents de Tokyo » originale qui ne pouvaient être réutilisés en raison de ce problème. S’ajoute, sur une carte à petite échelle, le problème de devoir gérer la question des réalités politiques. Les frontières de la préfecture de Tokyo ne sont pas particulièrement sujettes à controverse, mais à une échelle globale, montrer des frontières politiques « erronées » peut dans certains pays vous mener en prison.
Ensuite, les motifs du vent sont différents à une échelle globale et posent d’autres défis. Dans certains cas extrêmes, les cyclones tropicaux ont provoqué sur le site earth.nullschool.net des pannes de la technique d’animation choisie en raison de leur courbure trop importante et de la vélocité de leurs champs vectoriels (ill. 2).
Neuf types de #projections sont disponibles sur le site. Mais une en particulier semble avoir votre faveur : la projection orthographique. Pourriez-vous nous dire pourquoi ?
La projection orthographique est ma préférée car c’est la plus « naturelle » en termes d’expérience humaine. Nous percevons la déformation des lignes sur une balle ou un globe « comme elles sont ». Cet effet est prolongé et amplifié si nous pouvons nous saisir du globe et le faire tourner avec nos mains. C’est parfaitement naturel. Il a même été difficile pour moi de considérer la projection orthographique en tant que projection proprement dite. Je ne cessais de penser, « c’est à ça que ressemble une balle sur un écran ».
Les projections sont amusantes car elles démontrent comment une chose profondément familière peut être réinterprétée de façon quasi infinie. Les sites qui se bornent uniquement à la projection conforme de Mercator ou à la projection cylindrique équidistante sont frustrants, car ces projections font prédominer les logiques de programmation sur celles d’usage. Il n’y a par exemple aucune excuse à utiliser une projection qui fait du Groenland et de l’Antarctique d’immenses masses terrestres. Voilà pourquoi je préfère la projection orthographique, dite « naturelle » (ill. 3).
« Earth » a été créé il y a moins de cinq ans. Au départ le site ne contenait que des données relatives au vent. Aujourd’hui il possède plusieurs couches d’informations. Allez-vous en ajouter de nouvelles ? Y a-t-il une limite à ne pas dépasser ?
Oui, je pense qu’il est nécessaire de continuer d’en ajouter de nouvelles, et ceci pour au moins deux raisons. Tout d’abord, ce site est devenu mon passe-temps, je prends plaisir à y travailler et à étendre ses fonctionnalités. Ensuite, j’essaie de choisir des couches d’informations qui vont intéresser les gens, et qu’ils puissent utiliser afin d’en savoir davantage sur la Terre et sur les géosciences. Le menu actuel impose une limite pratique au nombre de couches. Mais j’ai déjà pensé à différentes manières d’en augmenter considérablement le nombre (ill. 4).
Est-il important d’avoir un fond de carte aussi vierge que possible d’indications (des réalités politiques comme le tracé de frontières, ou les noms d’États) ?
J’essaie de le garder aussi vierge que possible, car ces informations n’ont absolument aucun effet sur la météorologie. De plus, je ne désire pas entamer, voire même participer à un débat au sujet de frontières controversées qui, comme je l’ai mentionné plus haut, peut mener dans certains pays à l’emprisonnement. Pourtant, quand il s’agit de localiser les phénomènes météo, les gens ont besoin de repères. Voilà pourquoi j’ai envisagé d’ajouter le réseau des routes principales ou les villes, ceci parce qu’il s’agit d’objets avec une présence physique irréfutable, pouvant de fait impacter la météorologie.
Voyez-vous une filiation entre « Earth » et la photographie « La bille bleue » (« Blue Marble ») prise par la Nasa ? Vous référez-vous à la photographie prise lors de la mission Apollo 17 ?
Oui, je pense que cette photographie a eu, bien que de façon inconsciente, un impact sur l’esthétique de earth.nullschool.net. Cette photographie montre la Terre comme elle est, sans distorsion, sans « annotation ». Juste une bille suspendue sur un fond noir. C’est exactement l’effet que je voulais donner à mon site.
Les conditions météorologiques concernent tout le monde, partout et à tout moment. Peut-on dire que le site « Earth » a une portée universelle ?
Au tout départ, je n’ai pas réfléchi à cette question. Je pensais seulement que ce serait super de voir la configuration que prendraient les phénomènes météorologiques en n’importe quel point du globe. Quand la fréquentation du site a commencé à augmenter, j’ai réalisé combien j’utilisais une visualisation dont l’intérêt était universel. Cela était dû en partie à l’usage minimaliste que le site faisait du texte, rendant caduque tout souci de localisation. Mais plus important, chacun sur la planète se sent concerné par le temps qu’il fait. C’est une considération universelle, partagée et un sujet incessant de discussions. Je suis content d’avoir imaginé un outil qui comporte cette dimension universelle, sans l’avoir envisagée à l’origine (ill. 5).
De plus en plus de personnes imaginent pouvoir visualiser en temps réel de grands phénomènes dans un futur proche. Pensez-vous que la transcription des phénomènes en temps réel puisse changer « Earth » ?
Il est très difficile d’estimer combien l’utilisation de données en temps réel affecterait le site. Dans la perspective de cette mise en œuvre, il est certain que des parties considérables de son architecture devraient être réécrites. En revanche, de nombreux utilisateurs interprètent déjà le site comme fonctionnant en temps réel, ce changement ne modifierait donc pas leur perception. Aujourd’hui la plupart des données du site sont mises à jour toutes les 3 heures, ce qui est pour la plupart des gens suffisamment proche. Certaines sources de données que je n’utilise pas encore sont mises à jour toutes les 15 minutes. Mais plus le site s’approche du temps réel, plus les changements instantanés perdent en pertinence, au moins en ce qui concerne les cyclones tropicaux, la couverture nuageuse, la température, etc. La forme la plus intéressante de temps réel est réservée aux phénomènes se produisant soudainement, comme les tremblements de terre ou les éclairs. Ces séries de données seraient extrêmement intéressantes, et je pense qu’elles s’intégreraient sans problème au modèle earth. nullschool.net.
Quel usage faites-vous des réseaux sociaux ?
Pour atteindre les amateurs du site j’utilise Twitter, Facebook ainsi qu’Instagram. Ils ne sont pas indispensables, mais ils encouragent la fréquentation du site, et le recueil des commentaires est un défi intéressant. Le site en lui-même ne possède pas d’outil pour recueillir les commentaires des communautés d’utilisateurs, contrairement aux réseaux sociaux. Je joue autant que possible le rôle de modérateur de la communauté afin qu’elle demeure positive et scientifique dans ses commentaires.
Vous considérez-vous comme un scientifique, un artiste, ou un activiste ?
Je ne me considère pas comme un scientifique car je ne produis pas de savoir scientifique proprement dit. Cependant, il semble que je joue un rôle effectif dans la communication scientifique, bien que cela n’ait pas été mon intention initiale. J’utilise le site comme un « exutoire » artistique, mais j’hésite à me considérer comme un artiste.
Je suis un activiste secret, si pareille figure peut exister. Le site est conçu avec certains objectifs non explicites. Je pense que beaucoup trop de sites « éditent » de façon agressive. Dans mes choix de couleurs, de textes, de niveau d’interactivité et de contenu cartographique, il y a bien sûr une part éditoriale, mais elle est plus subtile (ill. 6).
Pourriez-vous nous dire en quoi consiste cette « éditorialisation » ?
Lors de la conception des cartes, si je choisis des couleurs spécifiques c’est (bien sûr) avec l’intention de transmettre des informations, mais aussi de susciter des réponses émotionnelles. Les couleurs ayant en elles-mêmes cette capacité, le choix d’une palette fait nécessairement partie du processus éditorial. Le choix des données l’est par ailleurs tout autant, comme le fait de focaliser l’attention sur les couches relatives à la chimie et à la teneur en particules de l’atmosphère, ou encore d’opter pour l’omission des frontières politiques. Chacun des attributs de la carte a été consciencieusement choisi afin de montrer l’impact de l’humanité sur la planète dans un contexte qui rend plus difficile toute attribution superficielle du blâme. Par exemple, beaucoup de personnes, lorsqu’elles affichent sur « Earth » la couche CO (Monoxide de carbone), demandent à voir les frontières nationales avec le désir implicite d’assigner le blâme au pays le plus pollueur, se soulageant du même coup de la culpabilité attachée à leur propre contribution à la pollution globale. En d’autres mots je veux que l’utilisateur d’« Earth » soit doublement inconfortable : 1/ en regardant la pollution s’étendre à travers tout le globe, et 2/ en remarquant que la condamnation est difficile à attribuer. Cela incitera peut-être les internautes à une plus grande introspection.
Pourquoi est-il si important que cette éditorialisation soit « subtile » ?
Je crois qu’on ne peut pas forcer un processus d’introspection. Attirer trop brutalement l’attention des gens sur des questions désagréables ne peut que renforcer des idées préconçues, notamment par le biais de confirmation. Par contre, il me semble qu’une approche plus subtile, dirigeant graduellement les gens dans une direction choisie, peut s’avérer plus efficace sur le long terme.
Un activiste suit des objectifs. Quels sont les vôtres ?
Le projet « Earth » a plusieurs objectifs. Le premier est de traiter les visiteurs du site comme des personnes capables d’explorer et de développer leur propre vision de la science. Les « réponses » ne sont pas nécessairement aisées, mais avec de la curiosité et un peu de recherche, on peut comprendre et utiliser la même terminologie que les scientifiques. À l’inverse, une communication scientifique trop simpliste peut être ressentie comme marquée par de la condescendance et du désengagement.
Le second objectif est d’augmenter la conscience environnementale, en particulier autour du changement climatique. J’ai beaucoup de fonctionnalités supplémentaires à ajouter pour l’atteindre.
Est-ce que vos objectifs en tant que concepteur de « Earth » et qu’activiste évoluent au fil du temps ? Sont-ils impactés par les réactions de la communauté des utilisateurs ?
Oui, ces objectifs évoluent nécessairement. Au départ, je n’avais pas envisagé de consacrer du temps à accroître la conscience environnementale des visiteurs du site. La lecture de leurs commentaires et l’interaction avec eux m’ont engagé dans cette direction. Mais ma motivation principale fut la prise de conscience que « Earth » avait une audience phénoménale en tant que plateforme. Le site est devenu un outil qui me permet d’exprimer mes opinions et (je l’espère) de provoquer des changements. À l’origine du projet je n’étais pas un activiste. C’est « Earth » qui m’a, pourrait-on dire, converti.