Jeux cartistiques

#art #cartographie #inspiration

20 mars 2018

 

Une carte est un objet conceptuel visuel qui met en lumière des données rigoureuses statistiques, scientifiques, factuelles. La cartographie entre dans le champ des arts graphiques mais est-elle pour autant une œuvre d’art ?

par Agnès Stienne

La création d’une des premières cartes connue à ce jour remonterait à l’âge de fer. La carte de Bédolina, c’est son nom, est un pétroglyphe découvert sur le site d’art rupestre de Valcamonica niché dans le Parc de Seradina-Bédolina en Italie. Tout suggère dans sa composition, malgré le manque de précisions sur sa conception et sa signification, que cette gravure inscrite à jamais dans la pierre est bien une carte... et, incontestablement, une œuvre d’art.

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La carte de Bédolina.
Francesco Prezioso, Laboratorio di Valorizzazione e Comunicazione dei Beni Archeologici IULM University, Milan.
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La carte de Bédolina, reproduction d’après calque.

Mille ans avant notre ère, en plein Océan Pacifique, les navigateurs des îles Polynésiennes ou des Îles Marshall utilisaient des bâtonnets, des liens et des coquillages pour représenter les courants marins et le mouvement des houles à proximité des îles. Les marins fabriquaient ces stick charts, ainsi qu’on les appelle, pour un usage strictement personnel, et étaient seuls à savoir les interpréter. De facture simple et harmonieuse, ces conceptions mentales uniques n’en sont pas moins des œuvres artistiques qui nous touchent par leur structure élégante, leur style graphique et leur légèreté.

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Stick charts.
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Stick charts.

Entre la création de ces œuvres et aujourd’hui, les techniques de production cartographique ont énormément évoluées et ce de manière spectaculaire depuis l’arrivée de l’informatique, des algorithmes et du codage de données.

Le design des cartes et des graphiques s’est coulé dans cette évolution. Sont apparues et développées de nouvelles formes d’information, telles les « visualisations » et le « journalisme de données » (ou data journalism). Grâce à l’utilisation des systèmes d’information géographiques (SIG), des logiciels de dessin et de carto, des gestionnaires de couleurs, les cartographes peuvent produire des cartes inimaginables un siècle auparavant. Le potentiel de ces outils est réellement source de créativité.

Cependant, et c’est le revers, les apports techniques ont parfois tendance à lisser, standardiser et uniformiser les codes de représentations cartographiques. Par essence, le formatage, quand il n’est pas lui-même l’objet d’une création artistique, dénature l’acte créatif. Il en ressort des cartes et des figures conformes, qui manquent de personnalité, de caractère. Leur aspect figé, voire administratif, les éloignent résolument de l’art.

Qu’est-ce que l’art ? « L’art est une activité humaine, le produit de cette activité ou l’idée que l’on s’en fait s’adressant délibérément aux sens, aux émotions, aux intuitions et à l’intellect. » nous dit Wikipedia. Pour le Larousse : « Création d’objets ou de mises en scène spécifiques destinées à produire chez l’humain un état particulier de sensibilité, plus ou moins lié au plaisir esthétique. »

Arts plastiques et cartographie ont en commun de donner à voir des représentations imaginaires. Pour l’artiste cartographe, le jeu consiste à exposer des faits, des données scientifiques au prisme de sa propre sensibilité, de son affect ou de son engagement personnel dans la marche du monde. Une carte est l’expression sensible d’une pensée humaine. Elle traduit une réflexion et en transmet l’aboutissement quand son esthétique suscite une émotion, une compréhension intuitive qui éveille les sens et la perception.

Il arrive que des artistes plasticiens se saisissent de la cartographie pour leurs œuvres, ces deux disciplines s’enrichissent mutuellement. C’est le cas de l’artiste peintre Ghislaine Escande dont une partie du travail repose sur la cartographie, la géographie, le territoire. Sur son site internet, l’artiste explique à propos de sa série « Paysages planétaires » :

Le paysage est planétaire, cartographique. C’est une promenade dans le temps et dans l’espace. Les figures de la terre sont ici celles de l’espace vécu fait de proche et de lointain, de liens et de fractures, de souvenir et d’oubli, de local et de global. Celles que chacun porte en lui, terres mentales, vécues ou imaginaires, faites de fragments, qui invitent à des parcours lents et fouillés ou à des survols rapides. Le paysage n’est plus seulement ce que le peintre embrasse du regard, il est devenu planétaire et notre village, le faubourg du monde. Parfois, en lien direct avec ces visions lointaines et immatérielles, accrochées à des pages de cahiers d’écoliers, la terre la plus proche, celle que l’on tient dans ses mains. »
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Paysage planétaire - De la place de l’Hôtel de Ville
Ghislaine Escande.

Inversement, c’est parfois l’artiste cartographe qui puise son inspiration chez les artistes peintres ou utilise les techniques dites des beaux-arts : peinture, crayons de couleurs, collage, etc.

Me replongeant pour la énième fois dans l’œuvre de Paul Klee, une peinture réalisée en pointillés, Chambre au Nord, accrocha mon regard et résonna dans mon esprit. Un projet mijotait dans un petit coin de ma tête depuis quelques mois dans l’attente d’une solution graphique que je souhaitais n’être ni illustration, ni géographie mais quelque chose de distancier, schématique et artistique. Ainsi, pour décrire par étape les transferts de terres en Amérique latine et en Afrique depuis les colonisations, je travaillerai sur la base d’un concept similaire. Le résultat est une série de figures carrées composées de petits carrés peints à l’aquarelle, technique que Paul Klee a d’ailleurs beaucoup pratiqué, en utilisant un code couleur correspondant au statut des terres.

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Chambre au nord.
Paul Klee, 1932.
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Transferts de terres en Amérique latine et en Afrique.
Agnès Stienne, 2015.

Quelques temps plus tard, c’est l’œuvre intitulée « Équilibre instable » de Paul Klee qui m’a inspiré la mise en place de la figure Dans la solitude d’un champ d’oignons.

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Équilibre instable.
Paul Klee, 1922.
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Dans la solitude d’un champ d’oignons.
Agnès Stienne, 2017.

L’image du bandeau est un fragment de l’œuvre de Paul Klee Endroit affecté.