Une idée
Il a suffi que mon regard plonge dans ce tableau figurant la cime d’un épicéa pour que toute notion ordinaire de temps et d’espace soit rendue caduque sur l’instant, et qu’en retour les contours de ma personne se « chiffonnent » et perdent en netteté. Étrange de voir combien précaire est notre géographie personnelle. Un tableau — rencontre d’une feuille de papier, d’une vitre de verre, de listes de bois assemblées et surtout d’une myriade de tracés au fusain — se saisit de mon attention et l’instant d’après la voilà bouleversée de fond en comble, plus captivée que capturée.
Libre d’attaches mais sans identité assurée, une drôle d’idée s’empare tout à coup de moi. Une idée à la fois légère et insistante, sourde et lourde de ce qu’elle porte comme possibles. Une idée-ruisseau, transparente, puissante ; capable, sans soulever la moindre particule de limon, d’irriguer des champs entiers.
Profondément ébranlé par ce qui en vérité ressemble plus à une effraction qu’à une visite, me voilà tout à coup situé au milieu d’un flot de pensées s’accélérant, chacune plus fluide et plus rapide que l’autre. Or moi qui pensais perdre pied, voilà que je m’installe et m’appuie contre ce flot ; que j’y trouve le bon poids, la texture juste, la fraîcheur nécessaire.
Le calme alors revient. Je respire à nouveau profondément. La cime de l’épicéa devant moi, il est temps de jeter cette idée sur le papier.
Savoir dessiner
L’idée donc : « L’essentiel est que nous sachions dessiner. »
Dessiner comme un enfant dessine, forcément habité par son geste, occupé à voir et à sentir sur la feuille de papier la mine courir, crisser et déposer une mince pellicule de fusain, de graphite ou de cire colorée ; formant tour à tour pleins et déliés, traces et tracés.
Dessiner en compagnie du dessin, comme le dit si bien l’auteur, critique d’art et artiste John Berger. Dessiner non pour reproduire mais côtoyer le monde tour à tour vu, saisi et... dessiné. Or, en cette compagnie, chacun sait que si « tu décides de ne pas abandonner le dessin, de le poursuivre au lieu d’en commencer un autre, il arrive un moment où ta manière de regarder, de mesurer, de rassembler, change [1] ».
Ce moment, où tes manières se renouvellent subitement, est aussi celui où les choses et les êtres s’infléchissent, se courbent ; brouillant par là la frontière entre eux et toi. Ce qui pour ma part me porte à penser que cette rupture apparente, confinant à l’infime, n’en est pas une, et que pour cette raison elle est précisément un moment-clé.
Clé, car m’extraire des limites de mon petit moi est désormais possible. Je n’ai même pas à basculer mon centre de gravité vers la périphérie, je n’ai pas à « m’oublier ». Il suffit de me tenir là, au bord de cette forme s’esquissant en même temps que je la dessine.
Ma perception change. Ce que je tenais pour immobile ne l’est plus, tandis que ce que je savais être mobile se fige à l’instant, sans même reprendre son souffle. Seulement le mouvement et l’immobilité n’en restent pas là. Leurs natures respectives se métamorphosent-elles ? Non, elles s’entrecroisent. Du coup, le moindre flux — ou son absence — se fait ondulation, et l’ondulation tourbillon tourbillonnant, le courant à sa suite n’en faisant qu’à sa tête, remontant à contre-courant, grimpant au lieu de descendre ; du dessin à la main, de la main au regard, du regard à l’idée même de regarder, de l’idée à l’être-là, tout bonnement là.
Ce moment donc où dessiner fatalement s’échange avec se dessiner, « se montrer avec des contours bien arrêtés » (Littré).
Ce moment enfin où les choses dessinées, c’est-à-dire désignées, nous désignent et dessinent à leur tour.
Dans L’Échange impossible, Jean Baudrillard ne peut manquer de partager avec nous cette interrogation vitale : « Du monde et de la pensée — qui pense l’autre ? » [2]. Devant ce dessin au fusain figurant la cime vivante et vibrante d’un épicéa à nul autre pareil, disant le monde dans l’instant, je veux la prolonger par une interrogation dédoublée : « Du monde et du dessin, qui dessine et désigne l’autre ? »
Une interrogation, je l’avoue, en forme d’inversion, dont je sais par ailleurs qu’elle recèle un piège. Celui de faire accroire que cet épicéa ne serait que le vis-à-vis naturel du monde humain, un miroir sur lequel se plaqueraient ou rebondiraient mes pensées et désirs. Car comme le rappelle avec force Philippe Descola dans sa préface au livre d’Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, il est commun dans nos sociétés sécularisées « de voir le monde naturel comme peuplé d’êtres et de phénomènes qui se comportent comme des humains ». Pourtant, toujours selon l’anthropologue, « se satisfaire d’une telle situation qui prive d’expression la plupart des occupants de ce monde » n’est plus tenable aujourd’hui. D’où la question : « Comment donner la voix aux non-humains sans que celle-ci ne s’exprime à travers des humains ventriloques ? » [3] Et cette tentative de réponse parmi d’autres, ici crayonnée : en dessinant.
En dessinant, car comme l’écrit Alain Damasio « dessiner éduque en toute fluidité à une forme plus subtile de perception de ce qu’on a tous sous les yeux » [4].
Dessiner
Marc De Bernardis possède sans conteste un regard aiguisé, aussi sait-il juger du plat du doigt, comme on le fait d’une lame, le tranchant de la distance qui le sépare des choses et des êtres, qu’il les dessine ou non. Son coup de crayon apparaît du reste comme le prolongement de ce regard qui justement se garde bien de confondre distance et éloignement.
Si la première anticipe chacun de nos mouvements, et est en ce sens constitutive de notre rapport à l’espace — donc de tout ce qui le peuple et le façonne en retour —, le second bien souvent ne se réduit qu’à une constatation a posteriori. Quand la distance se joue des certitudes, l’éloignement, lui, a tendance à les confirmer. Voilà pourquoi il n’y a pas de « bon éloignement ». La distance, de son côté, est dite « bonne » lorsqu’elle sépare et réunit à la fois ; bref rapproche sans jamais manquer de distinguer. Sorte d’équilibre précaire qu’il s’agit de préserver coûte que coûte du poids des évidences.
Les dessins de Marc De Bernardis, peu importe la technique utilisée, gardent tous trace de ce tête-à-tête avec la distance. Pour cette raison, ils sont d’un extrême réalisme. « Il me semble, écrit Georg Simmel dans La philosophie de l’aventure, que les œuvres d’art sont “réalistes”, dans la mesure où les impressions et les réactions subjectives qu’elles provoquent ressemblent à celles qu’évoque en nous la réalité. » Qu’on ne se méprenne pas. Plutôt que de ressemblance parlons de distance, non tant celle qui « fixe » le regard que celle s’ouvrant entre la chose dessinée et le dessin : « Il semble, poursuit-il en effet, que le charme et l’intensité de la signification d’une œuvre d’art croissent dans la mesure où l’objet présenté par elle d’une façon immédiate possède une distance et une indépendance plus grande vis-à-vis de l’objet de la réalité naturelle » [5].
Chez Marc De Bernardis c’est sans nul doute dans le dessin de longue haleine que la distance s’exprime et se ressent le plus distinctement. Par exemple dans les cinq dessins au fusain plantant sur la surface du papier une forêt impénétrable sans la contenir le moins du monde. Ou encore dans le portrait à la mine de plomb d’un cairn griffé sous ses quatre faces par les météores.
Dessiner par séries, c’est rester le plus longtemps possible sous la dictée du geste : être capable de remarquer les variations les plus subtiles du dessin — tant ses récurrences que ses fulgurances — ; s’enfoncer lentement dans le lieu occupé par la chose dessinée ; être prêt à la suivre, et peut-être alors, si la chance est de son côté, changer de nature tout en restant soi-même. Plutôt qu’effacer la distance entre elle et nous, la dédoubler, c’est-à-dire étirer à la fois nos dimensions et celles de la chose représentée, jusqu’au point où celles-ci et celles-là viennent se confondre sans pour autant fusionner. Seulement alors l’artiste peut se dire : « les contours que tu as tracés ne marquent plus les limites de ce que tu as vu, mais celles de ce que tu es devenu [6] ».
La répétition du trait et du motif a encore une autre qualité. Elle conserve à l’ensemble la puissance du détail, compris non comme la fraction d’un tout mais sa surface de diffraction ; véritable point d’effraction dans une totalité en mouvement.
Si le détail force l’attention du peintre, il ne l’emprisonne pourtant jamais dans un cadre donné. Il n’y a qu’à suivre la démultiplication bouillonnante, quasi-tourbillonnante des lignes constitutives de cette forêt dessinée au crayon rouge pour s’en convaincre. Trois semaines durant le peintre s’est immergé dans ses limites, explorant ses confins, minant sa matière, la libérant de son enveloppe, c’est-à-dire la ramenant vers la surface. Peut-être crut-il même que ce travail ne connaîtrait de fin. Mais parce qu’il n’y a là nulle valorisation de l’infime, parce que les lignes dessinées ne s’apparentent en aucun cas à des fractales — en d’autres mots à des lignes droites brisées par d’autres lignes droites, brisées à leur tour par de nouvelles lignes droites, ceci jusqu’à l’infiniment petit — le peintre ne peut en vérité faillir.
Ces tourbillons qui taillent dans le réel sans pour autant le fracturer doivent être pris pour ce qu’ils sont : pure invitation au mouvement. En les reproduisant trait après trait, courbe après courbe, percée après percée, le peintre suit en quelque sorte le poète décrit par Ossip Mandelstam dans son Entretien avec Dante : il devient leur compagnon. De dessinateur ou cartographe, le peintre se transforme en explorateur, ou mieux dit en navigateur.
Au lieu de forcer son chemin à travers le réel, il accorde et règle son mouvement au sien. Il tire des traits au plus près du vivant comme d’autres tirent des bords au plus près du vent ; en estimant au mieux sa force et sa direction, qu’il soit contraire ou portant.
Parce qu’il veut parcourir l’espace du dessin comme on parcourt l’espace du dehors, il doit donc à chaque instant « s’accommoder du vent qui souffle dans un sens vaguement différent [7] ».
Si les bords tirés par le navigateur ou les traits tirés par le peintre peuvent au premier coup d’œil paraître fluctuants à l’observateur, ils ne le sont plus une fois que ce dernier prend de la hauteur. D’ailleurs ne suffit-il pas de relever la tête, de prendre ses distances avec le dessin pour comprendre qu’en suivant aussi fidèlement que possible le tourbillonnement palpitant d’une forêt, le tourbillon disparaît. Et que disparaissant, il rend possible le dévoilement de la forêt elle-même ? En ce sens les dessins de forêt de Marc De Bernardis jouent pleinement de la « métaphore héraclitéenne », celle-là même que Mandelstam voyait à l’œuvre chez Dante.
D’où cette idée peu commune : pour raconter la présence d’une chose, d’un être ou d’une situation, le dessin doit être saturé de mouvements, de telle sorte que le regard se retrouve incapable de les assimiler complètement et que, contraint de les oublier, il batte en retraite. Et que battant en retraite, il laisse être cette chose, cet être ou cette situation, et en discerne les vrais contours.
Comme pour mieux rendre compte de ce paradoxe apparent — tout voir, tout dessiner, afin de donner à voir le tout et uniquement le tout — le peintre inscrit au premier plan de son tableau une forme purement géométrique, un panneau indicateur. Le regard proprement arrêté, mais un instant seulement, par un détail qui n’en est pas un.
Mais il arrive que le peintre abandonne la rigidité propre à la feuille de papier et choisisse un support plus souple, comme peut l’être par exemple une fine étoffe de coton. Non content de permettre la figuration de certains mouvements constitutifs d’un visage en apparence immobile, le dessin sur étoffe vient directement l’animer. Le mouvement propre au tissu introduit par là une profondeur inquiétante. Un espace et une durée se forment autour du dessin, tous deux ouverts à des mutations proprement inimaginables. Et peu importe la force avec laquelle le peintre appuya de ses doigts maculés d’encre la surface de l’étoffe, le dessin reste sur le départ, entremêlant le visible et l’invisible, le certain et l’incertain.
Revenant à la feuille de papier, préalablement préparée à l’aide d’un lavis aquarellé, le peintre montre cette fois qu’il importe parfois non tant de mêler le visible et l’invisible que de les rattacher ; manière de fixer des coordonnées précises à ce départ. Comme dans cette collection de dessins à deux crayons, où le noir puis le blanc se jouent à merveille des apparences pour en montrer la facticité foncière.
Expérience proprement déroutante que ces visages chiffonnés qui nous dévisagent en retour et nous avertissent : on ne dessine ni désigne impunément.
Me plantant devant les dessins de Marc De Bernardis, j’en suis de plus en plus convaincu : on ne peut dessiner un arbre, une forêt ou un visage sans en apprendre davantage sur nous ; sans que l’autre, vivant lui aussi, nous attire à lui, et nous inscrive dans sa propre géographie, qui est toujours une bio-graphie ; sans qu’il nous dessine à son tour.
Être dessiné
Force est de constater qu’en dessinant, Marc De Bernardis nous ramène au dessin lui-même. Dans ce dessin où chaque trait compte, où la rature est de l’ordre de la nature, il montre par l’exemple qu’on ne peut tenter de comprendre le monde sans s’y comprendre.
Voilà pourquoi les lieux qui le constituent ne sont jamais bornés et toujours ouverts. Voilà pourquoi ses innombrables territoires s’enchâssent plutôt qu’ils ne s’entassent. Voilà pourquoi, et comme l’avait pressenti en son temps le naturaliste Alexander von Humboldt, le visible s’inscrit invariablement dans l’invisible [8]. Le travail, ici du peintre, là du naturaliste, est de rattacher ces deux dimensions constitutives du monde vécu. Et plus ténu et fragile est le lien, et plus solide et pérenne est le sentiment d’unité perçu.
Devant certains dessins, en particulier devant cette forêt couleur terre, tentant de fixer ce qui en vérité ne peut l’être, remarquant que les formes sont à la limite du visible et du saisissable, je repense à l’affirmation d’Alain pêchée dans son Système des beaux-arts : « Rien n’est plus beau qu’un vrai dessin, [...] un peu effacé [9] ». Une beauté ici encore accentuée, lorsqu’on comprend que ni durée, ni lumière ou frottement n’en ont mangé les formes et les couleurs, et qu’en vérité seul l’artiste s’efface, donnant à voir par là l’en-deçà du dessin.
Du dessin vrai à la vraie géographie il n’y a alors qu’un pas, qu’il nous faut franchir pour comprendre qu’à travers un dessin, et avant même que notre manière de regarder, de mesurer et de rassembler change, c’est notre manière de penser le monde et de nous penser en retour qui se modifie.
Tel dessin ne serait-il pas lui aussi, en ce cas, une forme vivante dotée, à l’instar de l’animal ou du végétal, d’une « continuité métabolisante » ? Forme, si l’on suit cette fois Hans Jonas dans Évolution et liberté, « dépendante de la faveur ou de la défaveur de la réalité extérieure ; livrée au monde dont elle s’est délivrée et au moyen duquel elle doit pourtant s’affirmer ; sortie de l’identité avec le matériau, mais ayant besoin de lui ; libre, mais dépendante ; isolée, mais nécessairement en contact ; recherchant le contact, mais pouvant être détruite par lui ; non moins menacée d’un autre côté par son manque : donc exposée au danger de deux côtés, par la puissance et la fragilité du monde, sur l’arête étroite qui les sépare [10] ».
En permettant à la vie de parcourir ses dessins, en laissant se rencontrer le détail et le départ, Marc De Bernardis redit l’essentiel : le trait est trace et tracé, et « dessiner » veut dire « accompagner ». Voilà pourquoi, quand il est question de dessiner le vivant, de faire œuvre de bio-graphie, chaque trait compte.
↬ Alexandre Chollier