Figurer le monde : Écrits cartographiques d’Élisée Reclus

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19 décembre 2016

 

Les éditions Héros-Limite (Genève) ont publié en 2016 Écrits cartographiques d’Élisée Reclus, un recueil de textes et de correspondances du célèbre géographe anarchiste. Constitué autour de sa pratique des cartes et ses divers globes ou maquettes, représentations exactes ou « vraies » de notre planète, ce livre est étourdissant d’invention et d’intelligence. Alexandre Chollier et Federico Ferretti, qui ont établi cette édition, ont bien voulu en confier à Visionscarto la préface. Elle est suivie d’une présentation détaillée des textes publiés, qui fournit une galerie de portraits intellectuels et militants de cette génération de cartographes qui inventaient les outils les plus modernes pour l’éducation populaire et libertaire.

par Alexandre Chollier et Federico Ferretti

Géographes et historiens

À l’heure où les cartes deviennent plus que jamais objets de consommation quasi quotidiens, à celle où le pouvoir accru de la cartographie paraît sans limite et où, par la puissance et la vitesse combinées des algorithmes, les artifices et les conventions qui l’ont rendue possible s’estompent de plus en plus et sont toujours plus difficiles à discerner, l’ambivalence de la cartographie doit être plus que jamais soulignée. Nous savions que la carte était une représentation, donc « un langage » [1] avec sa grammaire propre et, qu’à ce titre, elle pouvait dire ce qu’elle voulait et même mentir à dessein. Nous comprenons d’autant mieux aujourd’hui qu’il s’agit d’abord d’un pharmakon [2] : à la fois remède et poison, la carte peut en effet figurer comme défigurer le monde, nous mettre en relation comme faire écran. Or il ne tient qu’à nous de se saisir de la carte, de refuser l’artifice et de retrouver l’outil.

Écrits cartographiques rassemble les écrits majeurs, pour une part inédits, qu’Élisée Reclus et ses proches, Paul Reclus, Charles Perron et Franz Schrader, ont consacré à la rénovation de la cartographie durant la seconde moitié du XIXe et les premières années du XXe siècle. Il semble étonnant de prime abord de se retourner sur un pan de l’histoire de la cartographie et de ses développements, aussi féconds puissent-ils paraître, afin d’aborder un problème urgemment contemporain. La réponse tient pourtant en peu de mots : quand « l’image de la réalité tend à devenir plus importante que la réalité elle-même » [3], le contact avec une cartographie qui se questionne et se met en jeu est absolument primordial. Qu’il soit d’hier ou d’aujourd’hui, nous affirmons d’ailleurs que le cartographe n’est pas tant celui qui dessine une carte que celui qui va conserver en lui, coûte que coûte, la capacité d’être questionné par ce qu’il a sous les yeux ; modèle et représentation réunis. Dans l’esprit d’Élisée Reclus ce questionnement s’inscrit dans la volonté de s’« en tenir toujours à la vérité géographique », quand bien même « toutes les représentations et tous les symboles de la vie sont sans grand rapport avec la vie elle-même », quand bien même « nos ouvrages sont dérisoires en regard de la nature », bref quand bien même la carte n’est pas et ne sera jamais le territoire [4].

Élisée Reclus sait que c’est un cas de conscience pour les géographes et les cartographes de toujours montrer la surface terrestre telle qu’ils la savent être et non telle qu’on voudrait qu’elle paraisse, et ainsi de rappeler que la carte plane est nécessairement inexacte et que pour « rester vivante » elle doit s’arrondir, trouver la bonne échelle et même montrer, le cas échéant, ses propres limites. Bref, rappeler qu’elle demeure, quoi qu’il arrive, l’image plus ou moins déformée de la réalité décrite.

Nous connaissons le géographe et l’anarchiste Reclus, reste à faire connaissance avec le cartographe dont la « carrière » fut presque aussi longue [5]. Portant une grande attention aux cartes dès ses premiers pas en tant que géographe, il ne va jamais cesser de travailler avec elles, puis d’en faire dessiner par ses cartographes afin de les faire dialoguer avec son œuvre écrite. Il n’hésite d’ailleurs pas à partager le bonheur ou le plaisir éprouvé devant tel ou tel objet cartographique ou à marquer son désaccord devant tel autre. Mais en aucun cas il ne passe outre la rencontre. Viendra ensuite le temps de l’exploration proprement dite, celle d’une nouvelle cartographie en germe. Mais Reclus n’est pas seul, loin de là. Cette exploration est œuvre commune. Seule la force de l’association permet en effet de construire ce qui deviendra très vite un projet cartographique de grande ampleur. Ainsi autour de lui gravitent bien des personnes, au premier rang desquelles nous trouvons Charles Perron, Paul Reclus et Franz Schrader, mais aussi Patrick Geddes.

Le cartographe genevois, fidèle épistolier et fondateur du Musée cartographique, ouvert à Genève de 1907 à 1922, concentrera ses efforts sur la réalisation d’un relief de la Suisse à image vraie respectant la courbure du globe, mais aussi à celle d’une cartographie nouvelle qui littéralement donne à voir la Terre. Outre des qualités d’ingénieur mises à profit par son oncle tant dans le projet de grand globe que dans celui — moins impressionnant mais tout aussi important — d’atlas à échelle uniforme, Paul Reclus fera montre, en particulier dans sa collaboration avec Patrick Geddes, d’une inventivité quasi sans limites. Nous lui devons la plupart des objets cartographiques ayant trouvé place dans l’Outlook Tower, une tour observatoire de cinq étages sise sur les hauts d’Édimbourg et coiffée d’une tourelle avec camera obscura. Quant à Franz Schrader son travail sur un répertoire cartographique universel dénote une proximité de pensée évidente, même si sa critique du colonialisme et de l’expansion européenne paraît bien modérée en regard de celle opérée par Élisée et Élie Reclus, ses cousins, voire indulgente parfois.

Le grand répertoire cartographique que défend Franz Schrader au début du XXe siècle est dans les faits intiment lié à la prise de possession de la planète par les pouvoirs impériaux et les métropoles européennes. Prendre le contrepied de ce mouvement pourrait commencer avec un geste de défiance : questionner le point de vue zénithal. Le questionner et pourquoi pas le bousculer pour lui préférer un regard situé redonnant au monde ses contours propres, ceci non à des fins de le dominer mais de le comprendre et de le mieux connaître. Telle est la tâche entreprise par Élisée Reclus. Tel est le travail que donnent à voir les Écrits cartographiques.

Relief à terrain vrai, globe en relief, atlas uniforme, carte et atlas globulaires, globe creux ou épiscope, planétaire, tous ces projets parlent pour eux-mêmes. Peu importe l’échelle à laquelle ils sont pensés, chacun mobilise une volonté de mettre au défi les conventions cartographiques et questionne le point de vue zénithal et la mise à plat subséquente du monde. Un monde réduit à ses deux dimensions alors que l’évidence est là devant nous : le monde est rond ! Que les cartes le soient tout autant ! Cette volonté de fidélité géographique ira si loin qu’elle suscitera chez Reclus l’usage d’un néologisme : sphérographie. Le géographe entend par là la science des globes, des plus petits aux plus grands, également porteurs d’un caractère de vérité et d’unité ; mais plus généralement la science cartographique qui renouvellerait le regard porté sur la Terre, sachant que pour le géographe-anarchiste chaque fois « qu’il y a impression nouvelle, de nouveaux sentiments se font jour et de nouvelles idées jaillissent ».

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Projet de globe terrestre au 100 000e, dessins en vue de l’exposition universelle de 1900

Sa vie durant Reclus s’est attaché à exposer la géographie du monde au plus grand nombre, à en partager les implications pour l’existence de tout un chacun. Élève de Carl Ritter, il sait plus que tout autre qu’un amas de cartes n’est pas suffisant et peut même s’avérer mortifère [6]. Il faut donc, par une économie de moyens, retrouver une sensation de monde. Comme quand, à la lecture d’un globe ou d’un atlas à échelle uniforme, on est frappé « par le contraste des dimensions de son district avec celles de l’immensité terrestre ». Ou quand une carte ronde ou un relief incurvé nous rappelle que le monde l’est tout autant. Et qu’il n’a nulle part de centre, pas même — surtout pas — à l’endroit où nous vivons, comme le fera encore remarquer Bertrand Russell au milieu du XXe siècle [7].

La question est dès lors devant nous : comment se faire cartographe sans succomber à la raison cartographique [8], comment cartographier le lieu où l’on vit sans pourtant le tenir à distance, ni dans le même temps en faire le centre autour duquel tout tourne. Peut-être en suivant l’intuition de Reclus pour qui l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même [9] ? Sa mise en question de la cartographie bi-dimensionnelle n’est-elle pas aussi une mise en cause de la modernité prônant la séparation entre le sujet et l’objet, voire la domination du premier sur le second. Quittant l’abstraction propre au point de vue zénithal, abandonnant son regard omniscient flottant au-dessus de tous les points constituant la carte, il retrouve le point de vue concret d’une vision naturelle [10], vision étant dans le même temps une mise en perspective.

Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin d’une cartographie capable de donner à sentir et percevoir l’unité terrestre, en son tout et en ses parties. Aujourd’hui, et non demain, il est nécessaire de se libérer de toute cartographie googlesque nous disant en continu où nous sommes, mais nous laissant autistiquement mener notre vie, à l’écart et à l’abri de l’imprévu et de l’étranger. Rien ne peut servir d’abri contre l’imprévu et l’étranger, si ce n’est la confrontation directe, consciente et engagée, avec l’entier du monde. Rien n’est plus délétère qu’une cartographie qui nous enferme sous couvert de nous ouvrir au monde, qui perde son caractère commun et ne permette plus, dès lors, de dialoguer avec l’autre.

À l’horizon totalitaire d’une cartographie Big Data dont le but est moins de donner à voir le monde que d’emmagasiner, de digérer des données personnelles, où tout un chacun se retrouve seul — seul et isolé — face à une carte qu’il pense être la même partout ailleurs — formidable retournement qui nous voit quitter la multiplicité quasi-infinie des cartes d’un monde fini pour l’unité apparente d’une carte produisant des mondes en série — il est urgent de prendre quelque recul et de reconsidérer les cartes produites. Oui, de reconsidérer les cartes en regard du monde qu’elles sont censées décrire, et qu’elles façonnent dans le même temps.

Comment retrouver le chemin de celui-ci ? Peut-être en faisant cercle autour de la carte, mais ceci sans l’encercler. Autant dire refuser l’isolation fondatrice de la cartographie googlesque tout autant que la distanciation propre à la cartographie conventionnelle et leur préférer la proximité induite par des savoir-lire et savoir-écrire engagés, proprement terrestres, capables de nous resituer ensemble devant le Terre et non face à elle ou au-dessus. Bref de donner au lieu que nous habitons ses contours vrais, de mettre en lien ces expériences, d’imaginer un langage commun qui puisse être partagé et dont la carte serait la grammaire.

Alors la carte pourra être saisie et échangée. Alors le cercle pourra se faire agora, lieu où l’on parle, écoute et partage. Alors il pourra devenir ekklèsia, lieu où la société décide de concert des affaires communes. Sans pour autant que nous ayons même besoin de ce grand globe imaginé par Reclus comme un « foyer de vie intellectuelle pour les hommes de tous les pays qui s’y rencontrent en frères ».

Élisée Reclus a esquissé les contours de pareilles réunions de personnes, où chaque voix serait entendue et comprise, et pour cela porterait loin. Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin d’une cartographie capable en toute franchise de donner à sentir et percevoir l’unité terrestre, en son tout et en ses parties. Les objets conçus et imaginés par Reclus et ses proches l’ont été dans ce but. Ils demeurent à construire.

Sources

Élisée Reclus

« Atlas sphéroïdal et universel de géographie » Bulletin de la Société de Géographie, 5e série, vol. 3, mars 1862, p. 177-182.

Ces quelques pages consacrées par le jeune Élisée Reclus — il a alors 32 ans — à l’Atlas de F.-A. Garnier nous permettent de saisir avec une acuité formidable les grandes lignes de ses futurs projets cartographiques. La question de l’aspect des choses ainsi que celle de la représentation y occupent une place centrale et décisive. Elles lui font comprendre tout l’intérêt des choix opérés par Garnier dans les systèmes de projection choisis pour établir les cartes de la Terre et du ciel. Les premières rendront l’aspect de la Terre dans son apparence convexe grâce à une projection orthographique et la seconde l’aspect concave de la voute céleste, cette fois-ci à l’aide d’une projection stéréographique.

« Géographie générale » La République française, 29 août 1873.

La livraison du 29 août 1873 de la « Géographie générale » est tout entière dédiée à l’Exposition universelle de Vienne. Élisée Reclus profite d’un voyage à destination de la Transylvanie et des Carpates pour la visiter. Il est frappé que les géographes n’aient su profiter de cette occasion pour se réunir et prolonger les travaux entamés à Anvers deux ans auparavant — le géographe étant lui-même à l’époque dans l’impossibilité d’y participer puisque retenu dans les geôles françaises suite à sa participation à la Commune. C’est l’occasion pour lui de rappeler l’utilité de la géographie dans toute Exposition et plus généralement encore l’importance de s’associer autour de problèmes communs dans l’étude de la Terre. C’est enfin se faire une idée de l’état actuel de la cartographie dans le monde. Cartes, plans, reliefs, tout suscite son intérêt éclairé. Il porte une attention particulière à la qualité du travail, à l’usage qu’il pourrait en être fait. Aussi fera-t-il l’éloge de tel relief qui permet de « toucher à la fois du regard et du doigt » la surface terrestre, de tel atlas réellement populaire. Devant la riche collection russe de cartes statistiques, « construites sur le même plan et comparables entre elles », il appelle de ses vœux pareil travail mais sur « toutes les contrées du monde », anticipant par là ses desseins futurs mais également le projet de carte de la terre au millionième proposé par le géographe viennois Albrecht Penck lors du Congrès international de géographie de Berne en 1891.

Sur la lecture rapide des cartes « Géographie générale » La République française, 8 mai 1874 [extrait].

À partir d’une courte recension d’un nouveau procédé (Signouret) de lecture instantanée de cartes, Élisée Reclus ouvre une réflexion beaucoup plus large sur la beauté première des cartes, sur l’importance qu’il y a à la préserver. Ne pas surcharger la carte de noms et de chiffres, c’est en rendre la lecture plus intelligible, plus intuitive. Il y a quelque chose d’émouvant à la pensée du cartographe se trouvant au regret de charger une carte, au risque de défigurer l’aspect de la contrée décrite.

Un inventaire général « Géographie générale », La République française, 8 janvier 1875.

La dernière chronique qu’Élisée Reclus consacre à sa « Géographie générale » est dotée d’un ton et d’une amplitude distincts. Les préparatifs du second Congrès international de géographie qui prendra place en août de la même année à Paris sont l’occasion d’une réflexion approfondie sur le rôle des sociétés savantes dans le développement d’une connaissance scientifique de la Terre. Devant un déluge de découvertes et d’observations, Reclus en appelle à une œuvre de coordination, à l’établissement d’un inventaire général, d’un répertoire « toujours changeant, s’améliorant et s’épurant de jour en jour ». Ce grand livre de vérité permettrait, dans l’esprit de Reclus, l’établissement futur de sociétés libres, véritables républiques scientifiques. Les obstacles sont toutefois nombreux avant que les vanités personnelles et nationales ne lâchent prise. Mais la foule anonyme des chercheurs représente en définitive une force bien plus grande et, une fois disciplinée et harmonisée, elle permettra selon Reclus de « hâter la marche si lente et si laborieuse de l’humanité vers la connaissance du vrai ».

« À propos d’une carte statistique » Bulletin de la Société Neuchâteloise de géographie, vol. 5, 1889, p. 122-124 (texte repris dans P. Rérat et É. Piguet (éd.), La « pensée du monde ». Une société de géographie à la Belle Époque, Neuchâtel, Alphil, 2011).

Bref et pourtant fondamental, cet « à propos » nous permet de nous retourner sur une carte statistique inédite de Charles Perron. La carte désigne Paris et ses environs, lieu de convergence universelle en cette année d’Exposition, sur lequel vient se superposer en transparence la population du monde entier. Reclus, qui commente cette figuration de la démographie mondiale pour finalement esquisser une critique du malthusianisme ambiant, relève de façon indirecte le fait primordial. Ce n’est pas une foule qui est représentée mais bien les prémices d’une assemblée. Le cartographe met ensemble tous les habitants du globe, chacun avec sa place et sa voix. Qu’il s’agisse comme ici d’une plaine transformée en agora planétaire, ou ailleurs d’un cirque de montagnes (comme celui de Gavarnie dans les Pyrénées) devenu espace où « pourraient siéger des nations entières », c’est à chaque fois une double solidarité qui prend place. Celle tout d’abord d’une personne et du lieu qu’elle habite. Celle ensuite qui unit le destin et l’existence de chacun en tout lieu.

Correspondance choisie avec Charles Perron — 1891-1901.

Ce choix de lettres [sources en regard des textes] nous permet de suivre à distance le développement de tous les projets cartographiques reclusiens : atlas isomorphe, grand globe en relief, atlas et cartes globulaires. S’y découvre la place centrale qu’occupe Charles Perron dans ce travail en cours. Après avoir été lors de la rédaction de la Nouvelle Géographie universelle son principal cartographe (près de 3000 cartes réalisées), il demeure un vis-à-vis tout à fait essentiel. Les lettres de Reclus sont à ce titre l’occasion pour les deux hommes de partager leurs aspirations et leurs espoirs. Qu’un projet soit abandonné, celui par exemple du Grand Globe pour l’Exposition de 1900 à Paris, ne signifie aucunement que le travail de refondation de la cartographie s’arrête, bien au contraire. Chaque nouveau projet se nourrissant des précédents, l’occasion d’échanges renouvelés entre les participants de cette aventure.

Projet de construction d’un Globe Terrestre à l’échelle du Cent-millième, Bruxelles, Éditions de la Société nouvelle, 1895.

Novembre 1894. Les projets s’accumulent sur les bureaux de la Commission de l’Exposition de 1900 à Paris : vaste mappemonde ethnographique, globe de 200 m. de diamètre fixé à la Tour Eiffel, globe terrestre enfoui aux deux tiers… L’heure est aux idées les plus abracadabrantes. A peine un an plus tard sort à Bruxelles une brochure de 16 pages signée Élisée Reclus reproduisant le texte de la conférence donnée le 1er août de la même année à l’Imperial Institute de Londres lors du 6e Congrès international de géographie. En ligne de mire, la construction souhaitée d’un globe de 127 m. de diamètre dans un des points vitaux de la Terre, Londres, New York, Paris… Il s’agit de prendre ses distances avec « d’autres essais du même genre » dont le caractère géographique n’est qu’approximatif. Reclus veut donner à son globe la précision scientifique que les géographes exigent d’ordinaire aux cartes, tout en y ajoutant l’exactitude de courbure et de relief. Né de sa collaboration avec Charles Perron et Paul Reclus, le monument rêvé ne verra pas le jour, ni à l’échelle voulue ni à une échelle plus petite comme nous le verrons plus loin. Il n’en demeure pas moins la pierre angulaire de tout le projet reclusien de refondation de la cartographie.

« Projet de globe terrestre au 320.000e » BNF, Département des Manuscrits, NAF 22 916 f2 [ juillet 1897].

Sa brochure sur le globe au 1 / 100 000 à peine parue, Reclus saisit que les attentes du public font de lui un candidat naturel à la réalisation d’un tel objet pour l’Exposition universelle de 1900. Mais les projets concurrents ne manquent pas et il va très vite se retrouver engagé dans d’intenses discussions et tractations au long desquelles son propre projet va se modifier peu à peu. La lecture de ce court texte nous confirme l’essentiel : si l’échelle change l’esprit reste le même. Quant à la révolution attendue dans « l’industrie cartographique » évoquée deux ans auparavant, elle voit ses contours se préciser avec la production d’atlas de toutes dimensions. Une école cartographique est même envisagée. Le projet peut avoir diminué de taille, il demeure encore, avec ses près de 5000 m2 de surface cartographiée, dix fois plus grand que la carte de la Terre projetée par Albrecht Penck.

Élisée Reclus and George P. Reclus-Guyou « On a One-Scaled Atlas » Bulletin of the American bureau of Geography, vol. 2, no 3, 1901, pp. 199-204. [Trad. A. Chollier, revue par E. Waddell]

Version légèrement refondue d’un article paru en 1897 dans le Bulletin de la Société Neuchâteloise de géographie (vol. 9, p. 159-164), ce texte confirme le caractère foncièrement novateur de la cartographie reclusienne. C’est un véritable dictionnaire géographique internationaliste que Paul et Élisée ont en tête lorsqu’ils projettent la réalisation d’un atlas à échelle uniforme au 1 / 10 000 000 qui ne négligerait aucune contrée, aussi éloignée et désolée soit-elle : un outil permettant de traduire en termes clairs n’importe quelle carte, peu importe l’échelle et la projection choisies. Support commun de connaissance, il servirait également de prologue à d’autres atlas uniformes dont l’échelle permettrait cette fois d’en faire des outils singuliers à l’étude d’une région particulière. Dans sa version de 1897, alors que le projet de grand globe voit ses contours fluctuer — mais non son esprit — les deux hommes allèrent aussi loin que de donner un statut aux erreurs cartographiques en décidant « de ne pas représenter les parties de la carte où les erreurs seraient trop fortes » ( le passage de la sphère au plan reste problématique). Faisant fi de l’illusion cartographique, ils redonnent à la feuille cartographique sa nature véritable : support de la carte plutôt que cadre.

« L’atlas globulaire », Le Moniteur International (Liège), 7 août 1898.

Paru également dans le Bulletin de la société de géographie commerciale de Paris (15 juin 1898), ce texte est remarquable à plus d’un égard. A un moment où le projet de Grand Globe pour l’Expo 1900 s’annonce de plus en plus difficile à mener à son terme et vit sa dernière mutation — son échelle est désormais fixée à 1 /500 000 —, Élisée Reclus prolonge de façon remarquable le travail mené de concert avec son neveu Paul sur les atlas uniformes en mariant habilement les qualités respectives de la carte et du globe. L’atlas globulaire au 1 / 10 000 000 en est la synthèse la plus aboutie et préfigure les cartes globulaires d’Émile Patesson au 1/ 5 000 000. Il faut noter par ailleurs l’orientation donnée à cette cartographie nouvelle qui, outre ses visées pédagogiques, permettra l’essor du commerce et de l’industrie par la construction d’atlas commerciaux.

« A Great Globe », The Geographical Journal, vol. 12, no4, oct. 1898, p. 401-406. [Trad. par T. Dubois]

Voilà près de trois mois que le projet parisien a été abandonné. Élisée Reclus porte dorénavant toute son attention vers le monde anglo-saxon, avec l’aide et l’entregent de son ami Patrick Geddes. Dans ce cadre est organisée le 27 juin 1898 une conférence devant la Royal Society of Geography de Londres sous la présidence de Sir Clements R. Markham. L’accueil du public est très chaleureux mais Reclus sait que cela ne présage rien de concret. Il ne se trompe pas, bien que le prix du globe au 1 / 500 000 ait été divisé par cinq par rapport au projet initial, ce globe ne verra pas plus le jour que son glorieux cousin. Le propos se tourne dorénavant directement vers la science des globes, la sphérographie. Se rappelant au souvenir du Globe de Wyld qu’il avait visité en 1852 ou de celui de Villard et Cotard de l’Exposition de 1889 à Paris, Reclus ne manque pas d’en souligner la nature si peu cartographique. Conçus pour être vus de loin, ils ne peuvent être véritablement étudiés. La question du relief est longuement traitée, donnant une large place à l’importance des travaux de Charles Perron sur le relief de la Suisse. Mais peut-être l’apport le plus fondamental réside dans le rappel donné : seul le respect scrupuleux des proportions est capable de donner à voir et penser la Terre dans toute sa beauté, peu importe l’échelle choisie, que ce soit celle rêvée du 1 / 100 000 ou même du 1 / 50 000 — le globe aurait eu alors 800 m. de tour — ou celle du 1 / 5000, la sphère se transformant pour l’occasion en segment de sphère.

À propos d’un projet de grand globe « Bulletin de la Société anonyme d’Études et d’Éditions géographiques Élisée Reclus. Congrès de Bristol. British Association 1898. Section E. Géographie. Communication de M. É. Reclus », Le Moniteur International, 19 septembre 1898.

Élisée Reclus, accompagné de son neveu et de Patrick Geddes, se rend à la mi-septembre 1898 à Bristol afin de présenter lors du 68e Congrès de la British Association for the advancement of science ce qui sera sa dernière conférence dédiée exclusivement au projet de grand globe. C’est l’occasion pour lui de réaffirmer avec force son propos : cela devrait être pour les géographes « un cas de conscience de montrer toujours la surface terrestre telle que nous la savons être ». L’échelle unique du globe apparaît pour ce qu’elle est : le moyen de comprendre « la petitesse de notre patrie personnelle comparée avec le monde immense ». Tandis que la dimension même du grand globe — Reclus n’envisage pas que l’on doive en construire un de moins de 27 m. de diamètre —, offrira une impression nouvelle, appelant en retour de nouveaux sentiments et de nouvelles idées.

Franz Schrader

« Globe » in F. Buisson (dir.) Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 2e partie, tome 1, Paris, Hachette, 1887,p. 1189-1190.

Avec ces quelques lignes Franz Schrader trace les contours d’une géographie très reclusienne : critique de la cartographie plane, intérêt pour le globe dans l’enseignement des dispositions d’ensemble, rejet des reliefs accentués y occupent une place de choix. S’y ajoute l’idée, très belle, d’un globe muet en carton ardoisé, véritable tableau noir sphérique où l’élève va pouvoir esquisser les contours du monde, une idée que Reclus formulera à son tour dans ses écrits sur l’enseignement.

« Établissement et publication d’une carte de la Terre au 1 : 1 000 000 [par A. Penck] » Nouvelles géographiques, no4, avril 1893, p.64. Ici Franz Schrader fait le bref compte rendu d’une brochure éditée par A. Penck sur la question d’une carte de la Terre au millionième, entreprise qui occupera les géographes de longues années encore. Il appelle de ses vœux ce projet mais note pour une telle entreprise l’importance fondamentale d’un travail préliminaire, rappelant à notre souvenir les travaux réalisés au sein de Hachette.

« Note sur la commission préparatoire d’union cartographique internationale établie par le Congrès géographique de Berlin » Report of the 8th International Geographic Congress, Washington, Government Printing Office, 1905, p. 95-102.

Revenant sur la proposition, lors du 7e Congrès international de géographie de Berlin (1899), de préparer une Union cartographique internationale, Franz Schrader expose les difficultés à réaliser pareille union par l’entremise des États et souligne le rôle tout à fait essentiel que les Sociétés de géographie pourraient y tenir. Dans l’extrait suivant, il fait se répondre un portrait sans concession de la conquête et « mise en valeur » de la planète, bien souvent mortifères, à l’état de la cartographie du monde. N’abordant nullement les considérations politiques, sa critique du colonialisme n’en est pas moins évidente. Aux droits que s’arrogent les puissants devraient répondre des devoirs « envers le présent et l’avenir » et la science, comprenons ici la cartographie, « doit intervenir, à titre d’indicatrice, pour nous dire de quel côté doit être orienté le gouvernail ». A la science cartographique fragmentaire et isolée de l’époque, il désire substituer une image du monde qui lui corresponde. Suivant le principe d’unité terrestre proposé par Carl Ritter et la Naturphilosophie allemande, répondrait alors à la profonde solidarité des phénomènes terrestres celle des sociétés humaines.

« Sur l’association cartographique internationale et sur un moyen d’en faciliter la création » in A. de Claparède (dir.) Neuvième Congrès International de Géographie. Genève, 27 juillet - 6 août 1908. Compte Rendu des travaux du Congrès, tome premier, Genève, Société Générale d’Imprimerie, 1909, p.388-396.

Quatre ans après son intervention lors du Congrès de Washington, Franz Schrader reprend le fil de son argument pour la création d’une union ou association cartographique internationale. L’importance des sociétés de géographie est à nouveau relevée mais cette fois-ci son attention se porte sur les moyens d’exécution techniques du projet dans sa première phase, celle d’un répertoire universel graphique, bibliographique et synoptique. Dans ce cadre il partage avec l’auditoire son expérience à la tête de l’Institut cartographique Hachette et décrit le fonctionnement d’un « globe » de sa conception à l’échelle du 1 / 2 000 000. Fragmenté en 200 feuilles, cet objet permettait de mettre en évidence tant les discordances que les concordances entre les différentes études cartographiques. Matrice du répertoire tout autant que du projet de carte de la Terre au 1 / 1 000 000 porté par Albrecht Penck. Quand Schrader écrit que ledit globe « se compléterait lentement comme un hommage de l’humanité à la Terre maternelle », nous ne pouvons nous empêcher de penser au grand globe de Reclus. Aucun n’allait se concrétiser.

Charles Perron

« Relief du pays de Genève (en blanc) à l’échelle du 1 : 50 000 » Le Globe, séance du 11 novembre 1898, tome 38, p. 22-25.

La présentation faite par Charles Perron devant la Société de géographie de Genève à la mi-décembre 1898 est l’occasion d’en connaître davantage sur les particularités d’un relief à proportions vraies et sur la façon de travailler de son concepteur. Un relief est affaire de fidélité et pour rester fidèle le relief doit traduire des cartes en trois dimensions, courbure du globe comprise. Ce travail est réalisé à l’aide d’un pantographe, un outil de sa conception construit par les ateliers MM . Thury & Amey à Genève. Mais pour cela il faut une carte aussi exacte que possible. La carte Siegfried au 1 / 50 000 l’est, mais celles de des contrées voisines de la Suisse ne le sont pas. Son relief débordant les limites nationales, Perron se retrouve donc obligé de corriger les cartes défaillantes à disposition par des excursions sur le terrain ou par l’étude de clichés photographiques. Le relief ferait-il pour autant œuvre définitive ? Non, de meilleures cartes seront un jour produites et le futur relief ne manquera de s’en nourrir. Manière de nous rappeler qu’avec des rôles bien distincts, cartes et reliefs restent complémentaires.

Lettre à Daniel Baud-Bovy du 5 février 1901. BGE , Département des manuscrits, BGE Ms Archives Baud-Bovy 270/4 ff. 146-148.

Écrite quelques mois après que le relief de la Suisse au 1 / 100 000 ait obtenu un Grand prix de l’Exposition Universelle de Paris, la lettre envoyée par Charles Perron à son ami Daniel Baud-Bovy nous donne force détails sur ses prémices difficiles ainsi que sur sa construction. Passons sur les vicissitudes ponctuant les années 1896-1898 et réjouissons-nous de l’appui du mécène qui permit à Perron de dédier dans la solitude de son atelier genevois, pendant près de trois ans, toutes ses forces à la réalisation du relief. Entre le dernier coup de ciseau le 15 mars 1900, et l’ouverture de l’Exposition à Paris le 14 avril, Fred Boissonnas photographiera encore le relief avec éclairage naturel au nord-ouest pour produire une carte muette de la Suisse au 1 / 250 000. Après 1900, plusieurs copies totales ou partielles du relief Perron seront produites et vendues à des particuliers ou à des institutions. Parmi celles-ci, notons en Suisse le Musée Alpin à Berne et le Département des sciences de la Terre de l’École polytechnique fédérale (ETH) à Zurich où se trouvent exposées aujourd’hui des copies complètes ; ainsi qu’en Italie, l’Institut de géographie de l’Université de Padoue, où une copie du relief va être bientôt restaurée et installée dans une exposition spéciale. Le Muséum de Genève possède pour sa part le relief original, des copies complètes ainsi qu’un moule négatif lui permettant de produire sur demande de nouveaux exemplaires.

« J’avais connu Reclus… » in P. Girardin et J. Bruhnes, « Conceptions sociales et vues géographiques. La vie et l’œuvre d’Élisée Reclus » Revue de Fribourg, avril et mai 1906, p. 274-287, 355-365.

Dans ce témoignage recueilli peu après la mort de Reclus, Charles Perron évoque le début de sa collaboration avec l’auteur de la Nouvelle Géographie universelle. Le premier volume est paru depuis peu quand Perron visite son ami à Vevey. Autodidacte, il va petit à petit devenir son cartographe principal. Il repensera les procédés de fabrication et de reproduction, offrant à Reclus des cartes plus fidèles à son esprit.

Paul Reclus

Un nouveau planétaire, Bruxelles, Institut Géographique de Bruxelles, 1902 [extraits].

Dans son ouvrage sur Londres datant de 1860, Élisée Reclus ne manque pas d’évoquer le planétaire du musée de géologie pratique aperçu lors de son premier passage dans la capitale en 1851, lequel « figure le Soleil, Mercure, Vénus et la Terre avec leurs distances et dimensions relatives ». Au tournant du siècle suivant, c’est au tour de son neveu, dans le cadre de sa collaboration avec Patrick Geddes, de se pencher sur la question et d’élaborer un projet de planétaire à part entière. Une première fois en anglais dans un court texte paru dans le Bulletin of the American Bureau of Geography (sept. 1900), puis deux ans plus tard en français, sous la forme d’une brochure éditée par l’Institut Géographique dirigé par Élisée. Ses axes sont dans la droite ligne de leurs projets communs de grand globe, d’atlas uniforme et de carte globulaire : chaque partie doit être proportionnée à la nature. Ici on pensera en particulier aux diamètres terrestre et solaire, ainsi qu’à la distance solaire, le tout figuré à l’échelle du 1/10 000 000 000. Ce projet se distingue encore par sa réalisation qui peut être le fait des élèves qui l’étudieront plus tard. Aucun des systèmes cartographiques pensés avec son oncle n’était allé aussi loin.

« Le Globe Creux. Un nouvel instrument géographique » Le Visiteur, no 7, p.74-75, trad. P. Chabard [texte original : George Guyou, The Hollow Globe : a new Geographical Apparatus, Edinburgh, Outlook Tower, 1902.]

Une idée toute simple guide la conception du Globe Creux et donc l’écriture de cette notice : comment donner à voir l’entier de la Terre et ses différents lieux dans leurs directions vraies depuis un point précis du globe, comment ramener sur Terre le point de vue extérieur imposé par la lecture de la carte ou encore du globe habituels ? Paul Reclus y parvient à l’aide de la combinaison d’un globe et d’une carte en creux, sorte de table d’orientation permettant de pointer les différents lieux de la Terre derrière l’horizon, à travers la croute terrestre, comme si celle-ci était transparente. Trouvant sa place dans la pièce attenante à la terrasse de l’Outlook Tower de Patrick Geddes, le Globe Creux permettra à l’observateur de se faire une image exacte de sa position géographique. Questionnant le point de vue zénithal dominant toute la cartographie conventionnelle, cet outil mettra en évidence le rapport existant entre l’observateur et l’objet observé ; un rapport désormais situé.

« Le Musée du Périgord Noir » extrait de « Compte rendu de l’inauguration du musée du Périgord Noir à Domme » La Petite Gironde, 26 septembre 1937. [repris intégralement dans J. Fageolles et J. Lambert « Le Musée du Périgord Noir, musée-belvédère à Domme » Société d’Art et d’Histoire de Sarlat et du Périgord Noir, no 77, 1999, p. 73-84]

Les relations entre Patrick Geddes et Paul Reclus furent particulièrement fécondes durant les presque quatre décennies qu’elles durèrent. Avec au cœur de celles-ci, l’Outlook Tower. Il n’est guère étonnant que Paul Reclus prolongea et dissémina, selon ses capacités et avec l’aide de Geddes, le travail accompli à Édimbourg et qu’il appela de ses vœux que le mouvement continua, prolongeant cet exemple d’« anarchie constructive ». La guerre puis la mort de Paul Reclus en 1941 en marquèrent pourtant l’arrêt. Parmi les membres du Congrès inter-universitaire géographique français se réunissant à Domme en mai 1950 se trouvait le fils de Patrick Geddes, Arthur. Ses espoirs placés dans les pouvoirs publics furent déçus : le musée ne fut jamais ré-ouvert.