Patrick Geddes, le géographe anarchiste qui inventait la nation écossaise

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15 septembre 2014

 

Le référendum du 18 septembre 2014 en Écosse se solde par une défaite des indépendantistes. Mais la question des nationalités et du principe d’autodétermination des peuples en Europe reste posée, et avec elle, celle des imaginaires géographiques qui naissent justement de ces revendications — autrement dit, de l’« invention » des territoires.

Par Federico Ferretti

Enseignant-chercheur au département de géographie de University College Dublin (UCD).

La nation est considérée comme un « objet politique » traditionnellement porté par la droite. Mais, dans l’histoire de la géographie, il existe au moins une exception : les géographes anarchistes.

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L’Écosse en Europe
Visions carto, 2014.

À la fin du XIXe siècle, Élisée Reclus (1830-1905) et ses collègues — parmi lesquels l’indépendantiste ukrainien Michail Dragomanov (1841-1895), très proche du fédéralisme de Proudhon — soutenaient les luttes pour la libération nationale en Europe de l’Est, les considérant comme un phénomène favorisant les luttes sociales [1]. Ils s’inspiraient, entre autre, des socialistes et fédéralistes du Risorgimento italien [2], pour qui la géographie était un des outils les plus efficaces pour inventer et produire de nouveaux « arrangements » sociaux et territoriaux.

Parmi les amis et collaborateurs d’Élisée Reclus, se trouvait l’Écossais Patrick Geddes (1854-1932), lequel devint par la suite aussi ami avec d’autres géographes français comme Jules Sion. Pour son projet de construction d’un immense globe en relief à l’échelle du 1:100 000 pour l’exposition universelle de 1900 à Paris, symbole de la fraternité universelle, Reclus avait trouvé en cet intellectuel, peu connu comme géographe — mais qui pourtant l’a été — l’un des ses soutiens les plus enthousiastes.

Un article à lire...

Élisée Reclus, le géographe qui n’aimait pas les cartes, par Federico Ferretti, novembre 2007.

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Projet de Grand Globe d’Elisée Reclus

Un livre à consulter...

Élisée Reclus, Projet de globe terrestre au 1:100 000 collection Territoires, éditions B2 (première édition : Projet de construction d’un globe terrestre à l’échelle du cent-millième, édition de la « Société Nouvelle », 1895).

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L’Outlook Tower, musée géographique que Patrick Geddes ouvrit sur la High Street d’Édimbourg, s’inspirait directement du Grand Globe et devait être construite en miroir de celui-ci. Le spécialiste de géographie historique Charles Withers a souligné l’importance de l’Outlook Tower dans l’œuvre de Geddes, notamment parce qu’elle représentait un outil essentiel de promotion de la géographie. En analysant la « géographie » interne de ce bâtiment de cinq étages transformé en « temple de la géographie », Charles Withers explique :

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L’organisation spatiale de l’Outlook Tower
Patrick Geddes, Cities in Evolution, Londres, 1915, p. 324
La tour était organisée comme un ensemble d’espaces géographiques différents mais connectés, chacun contenant, de différentes manières, observations instrumentales, modèles à l’échelle, peintures murales, cartes murales et horizontales, exhibitions d’artefacts nationaux, par lesquels le public écossais pouvait être “éduqué” géographiquement [3].

Patrick Geddes revendique clairement une identité écossaise et celtique, et pour contribuer à la construction de sa nation (qui implique l’établissement d’institutions culturelles comme des musées et des universités), il avait imaginé créer un Institut géographique écossais — lequel n’a jamais été réalisé. Geddes avait présenté et décrit son projet dans le Scottish Geographical Magazine de 1902, avec un dessin en couleurs « préparé après consultation avec le grand géographe Élisée Reclus, tandis que sa présente forme architectonique est due au pinceau de [l’architecte français] Albert Galeron ».

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L’Écosse
Visions carto, 2014.

Ce projet rejetait toute idée d’un nationalisme borné ; les principaux thèmes envisagés pour le rez-de-chaussée de l’établissement étaient les symboles d’universalité et d’internationalité. La collection devait comprendre deux globes : la sphère céleste de Paul Louis Albert Galeron, et un globe-relief terrestre de Reclus, plus petit que le projet de Paris mais plus grand que ceux que l’Institut de géographie de l’Université Nouvelle de Bruxelles avait produits pour l’exposition de l’Outlook Tower, « pour unir et harmoniser plusieurs lignes de l’activité géographique et des entreprises éducationnelles [4] ».

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Albert Galeron, Patrick Geddes : « Suggested Plan for a National Institute of Geography »
Scottish Geographical Magazine, n. 18, 1902, table hors texte.

Le savoir national était présenté ici, non pas comme un enjeu chauviniste ou économico-fiscal (du genre « gardons notre argent pour nous »), mais plutôt comme une amélioration collective et publique de la communauté nationale, insérée pacifiquement dans une plus vaste communauté universelle qu’elle se doit de connaître à travers la géographie.

Il y a donc une articulation constante entre national et universel : d’après Charles Withers, « le savoir local était une manière pour comprendre les questions globales, et vice versa » [5], enjeu qu’on ne peut apprécier pleinement qu’en considérant la riche collaboration entre Geddes et Reclus. Charles Perron – cartographe attitré d’Élisée Reclus – avait réalisé un relief de la Suisse au 1:100 000 qui devait être l’un des morceaux du Grand Globe projeté par Reclus.

À propos de Charles Perron :

Charles Perron, cartographe de la « juste » représentation du monde, par Federico Ferretti, février 2010.

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Le Relief de la Suisse travaillé par Charles Perron.
Genève, muséum d’histoire naturelle

À propos de Patrick Geddes :

Aux origines de l’aménagement régional : le schéma de la Valley Section de Patrick Geddes (1925), par Federico Ferretti, M@ppemonde n° 108, 4-2012.

Il existait aussi un projet de relief de l’Écosse à la même échelle, mais il ne fut jamais réalisé. Cela dit, on aurait pu trouver dans l’Outlook Tower un relief conçu suivant les mêmes règles que les reliefs de Charles Perron (même échelle pour les longueurs et les hauteurs), représentant l’aire urbaine de la capitale Édimbourg. Il fut également présenté à l’exposition nationale écossaise de 1911, réalisé par Paul Reclus (1858-1941), neveu d’Élisée longtemps réfugié politique en Ecosse…

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Relief de la région d’Édimbourg par Paul Reclus
Edinburgh University Library, Center of Research Collections, Geddes collections ; The Papers of Professor Sir Patrick Geddes from the Outlook Tower

Cette articulation du national et de l’universel relève aussi de l’influence que l’anarchisme a exercé pendant un moment sur Geddes lui-même (même s’il s’est ensuite éloigné de ces idées, notamment par ses entreprises de planificateur « colonial »). On peut lire d’ailleurs dans son « Guide des objets » exposés dans l’Outlook Tower :

« Sur la route de la liberté, nous trouvons le drapeau rouge du Socialisme et le drapeau noir de l’Anarchisme, symboles des tendances contrastées qui existent en nous. Et en miroir de ces symboles, le développement de l’immense richesse, mais aussi de la grande pauvreté »

Les géographes anarchistes ne reconnaissaient pas l’État, mais ils considéraient la nation, dans le sens à la fois culturel et géographique, comme un objet sur lequel ils pouvaient travailler à « plusieurs échelles ». Ils concevaient souvent la nation comme correspondante à des bassins hydrographiques et à des régions qui apparaissaient à leurs yeux « naturelles ».

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Carte d’Élisée Reclus et de Charles Perron représentant le Mur d’Antonin, que les Romains avaient fait construire pour se protéger des « barbares » des Highlands
Élisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, vol. IV, Hachette, Paris, 1879, p. 664

Ce qu’ils envisageaient était, au fond, plus une Nation morale qu’une entité économique et politique. Cela impliquait la reconnaissance du principe des identités et des différences culturelles, même à travers une géographie cosmopolite qui dénonçait des crimes coloniaux (hors de l’Europe autant qu’en Europe) et par le lien entre justice sociale, internationalisme et fédéralisme.

↬ Federico Ferretti.

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Carte en couleurs d’Édimbourg et du Golfe de Forth, dessinée par Alexandre Vuillemin
Élisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, vol. IV, Hachette, Paris, 1879, p. 664