La nation est considérée comme un « objet politique » traditionnellement porté par la droite. Mais, dans l’histoire de la géographie, il existe au moins une exception : les géographes anarchistes.
À la fin du XIXe siècle, Élisée Reclus (1830-1905) et ses collègues — parmi lesquels l’indépendantiste ukrainien Michail Dragomanov (1841-1895), très proche du fédéralisme de Proudhon — soutenaient les luttes pour la libération nationale en Europe de l’Est, les considérant comme un phénomène favorisant les luttes sociales [1]. Ils s’inspiraient, entre autre, des socialistes et fédéralistes du Risorgimento italien [2], pour qui la géographie était un des outils les plus efficaces pour inventer et produire de nouveaux « arrangements » sociaux et territoriaux.
Parmi les amis et collaborateurs d’Élisée Reclus, se trouvait l’Écossais Patrick Geddes (1854-1932), lequel devint par la suite aussi ami avec d’autres géographes français comme Jules Sion. Pour son projet de construction d’un immense globe en relief à l’échelle du 1:100 000 pour l’exposition universelle de 1900 à Paris, symbole de la fraternité universelle, Reclus avait trouvé en cet intellectuel, peu connu comme géographe — mais qui pourtant l’a été — l’un des ses soutiens les plus enthousiastes.
Un article à lire...
Élisée Reclus, le géographe qui n’aimait pas les cartes, par Federico Ferretti, novembre 2007.
Un livre à consulter...
Élisée Reclus, Projet de globe terrestre au 1:100 000 collection Territoires, éditions B2 (première édition : Projet de construction d’un globe terrestre à l’échelle du cent-millième, édition de la « Société Nouvelle », 1895).
L’Outlook Tower, musée géographique que Patrick Geddes ouvrit sur la High Street d’Édimbourg, s’inspirait directement du Grand Globe et devait être construite en miroir de celui-ci. Le spécialiste de géographie historique Charles Withers a souligné l’importance de l’Outlook Tower dans l’œuvre de Geddes, notamment parce qu’elle représentait un outil essentiel de promotion de la géographie. En analysant la « géographie » interne de ce bâtiment de cinq étages transformé en « temple de la géographie », Charles Withers explique :
La tour était organisée comme un ensemble d’espaces géographiques différents mais connectés, chacun contenant, de différentes manières, observations instrumentales, modèles à l’échelle, peintures murales, cartes murales et horizontales, exhibitions d’artefacts nationaux, par lesquels le public écossais pouvait être “éduqué” géographiquement [3].
Patrick Geddes revendique clairement une identité écossaise et celtique, et pour contribuer à la construction de sa nation (qui implique l’établissement d’institutions culturelles comme des musées et des universités), il avait imaginé créer un Institut géographique écossais — lequel n’a jamais été réalisé. Geddes avait présenté et décrit son projet dans le Scottish Geographical Magazine de 1902, avec un dessin en couleurs « préparé après consultation avec le grand géographe Élisée Reclus, tandis que sa présente forme architectonique est due au pinceau de [l’architecte français] Albert Galeron ».
Ce projet rejetait toute idée d’un nationalisme borné ; les principaux thèmes envisagés pour le rez-de-chaussée de l’établissement étaient les symboles d’universalité et d’internationalité. La collection devait comprendre deux globes : la sphère céleste de Paul Louis Albert Galeron, et un globe-relief terrestre de Reclus, plus petit que le projet de Paris mais plus grand que ceux que l’Institut de géographie de l’Université Nouvelle de Bruxelles avait produits pour l’exposition de l’Outlook Tower, « pour unir et harmoniser plusieurs lignes de l’activité géographique et des entreprises éducationnelles [4] ».
Le savoir national était présenté ici, non pas comme un enjeu chauviniste ou économico-fiscal (du genre « gardons notre argent pour nous »), mais plutôt comme une amélioration collective et publique de la communauté nationale, insérée pacifiquement dans une plus vaste communauté universelle qu’elle se doit de connaître à travers la géographie.
Il y a donc une articulation constante entre national et universel : d’après Charles Withers, « le savoir local était une manière pour comprendre les questions globales, et vice versa » [5], enjeu qu’on ne peut apprécier pleinement qu’en considérant la riche collaboration entre Geddes et Reclus. Charles Perron – cartographe attitré d’Élisée Reclus – avait réalisé un relief de la Suisse au 1:100 000 qui devait être l’un des morceaux du Grand Globe projeté par Reclus.
À propos de Charles Perron :
Charles Perron, cartographe de la « juste » représentation du monde, par Federico Ferretti, février 2010.
À propos de Patrick Geddes :
Aux origines de l’aménagement régional : le schéma de la Valley Section de Patrick Geddes (1925), par Federico Ferretti, M@ppemonde n° 108, 4-2012.
Il existait aussi un projet de relief de l’Écosse à la même échelle, mais il ne fut jamais réalisé. Cela dit, on aurait pu trouver dans l’Outlook Tower un relief conçu suivant les mêmes règles que les reliefs de Charles Perron (même échelle pour les longueurs et les hauteurs), représentant l’aire urbaine de la capitale Édimbourg. Il fut également présenté à l’exposition nationale écossaise de 1911, réalisé par Paul Reclus (1858-1941), neveu d’Élisée longtemps réfugié politique en Ecosse…
Cette articulation du national et de l’universel relève aussi de l’influence que l’anarchisme a exercé pendant un moment sur Geddes lui-même (même s’il s’est ensuite éloigné de ces idées, notamment par ses entreprises de planificateur « colonial »). On peut lire d’ailleurs dans son « Guide des objets » exposés dans l’Outlook Tower :
« Sur la route de la liberté, nous trouvons le drapeau rouge du Socialisme et le drapeau noir de l’Anarchisme, symboles des tendances contrastées qui existent en nous. Et en miroir de ces symboles, le développement de l’immense richesse, mais aussi de la grande pauvreté »Les géographes anarchistes ne reconnaissaient pas l’État, mais ils considéraient la nation, dans le sens à la fois culturel et géographique, comme un objet sur lequel ils pouvaient travailler à « plusieurs échelles ». Ils concevaient souvent la nation comme correspondante à des bassins hydrographiques et à des régions qui apparaissaient à leurs yeux « naturelles ».
Ce qu’ils envisageaient était, au fond, plus une Nation morale qu’une entité économique et politique. Cela impliquait la reconnaissance du principe des identités et des différences culturelles, même à travers une géographie cosmopolite qui dénonçait des crimes coloniaux (hors de l’Europe autant qu’en Europe) et par le lien entre justice sociale, internationalisme et fédéralisme.
↬ Federico Ferretti.