… et l’Arctique deviendra un océan

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11 octobre 2015

 

Sommes nous entrés dans une nouvelle « ère géologique » fortement influencée par les êtres humains ? L’Anthropocène va-t-il succéder à l’Holocène ? Comment la situation dans l’Arctique, mise en lumière par les rapports successifs du GIEC, contribue-t-elle à la prise de conscience des changements profonds — et irréversible — de notre climat ?

par Miyase Christensen, Annika E Nilsson et Nina Wormbs


enseignantes et chercheuses à Stockholm

Tous les regards se tournent vers la région arctique

Les rapports successifs publiés par le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) depuis 2001 semblent montrer que le réchauffement climatique est en partie dû aux activités humaines (dites « anthropiques »). La conséquence la plus spectaculaire de ce réchauffement est la fonte rapide de la calotte glaciaire de l’océan Arctique, avec des implications majeures et de dimension planétaire.

La publication le 27 septembre 2014 par le GIEC de son cinquième rapport d’évaluation, a « scientifiquement » confirmé ce message : le doute n’est plus permis sur le fait que la terre se réchauffe, et que les activités humaines en sont la cause. Seule une diminution drastique des émissions de gaz à effet de serre pourrait permettre d’éviter les pires effets du changement climatique.

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Mais on nourrit peu d’espoirs sur une réelle volonté politique à même d’intervenir sur cette situation jugée « désespérée ».

L’Arctique est au premier plan des messages du GIEC : au Groenland, la calotte glaciaire a perdu de la masse tout au long des vingt dernières années, et, selon toute probabilité, la couche de glace arctique va continuer à se réduire. La banquise arctique a déjà diminué de façon spectaculaire, en épaisseur comme en surface, avec un record en 2012 où seul 24 % de l’océan Arctique était sous la glace. Les images satellitaires de cette 2013, 2014 et 2015 n’ont pas révélé de seuil record à la fin de l’été, mais seulement un point de plus dans une pente descendante (bien qu’en dents de scie). Ces « regards sur la glace » ont montré une grande surface d’eaux presque libres près du Pôle Nord. Ainsi l’Arctique est-il entré dans une nouvelle ère, dans laquelle on peut imaginer cet océan comme une mer ouverte saisonnièrement — où certains voient déjà de nouvelles opportunités commerciales.

Les premières alertes au sujet des conséquences dramatiques du changement climatique dans l’Arctique sont survenues en 2004, avec l’évaluation de l’impact du changement climatique dans l’Arctique (ACIA). Mais le véritable choc fut en 2007, quand la couverture glaciaire arctique atteignit le seuil record à l’époque de 29 %, près d’un quart de glace en moins par rapport au record précédent atteint en 2005, et 39 % en dessous de la moyenne de 1979 à 2000. Ce fut un moment pivot, et pas seulement parce que le déclin de la banquise était bien plus important que ce que la plupart des experts climatologues avaient prédit (y compris les auteurs du quatrième rapport d’évaluation du GIEC publié la même année). Ce rapport révélait aussi notre manque fondamental de connaissances sur les méandres du changement climatique en relation avec les dynamiques de la calotte glaciaire. Le changement est parfois très lent, quand l’atmosphère s’est réchauffée moins vite au cours des années précédentes, et parfois si rapide qu’il nous prend par surprise.

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Le seuil record de 2007 fut un rappel brutal de l’impact du changement climatique global. Il plaça l’Arctique à l’avant de la scène politique, faisant surgir des ressources économiques, de nouvelles possibilités de transport et des questions de droits et de souveraineté sur une partie du monde autrefois vue comme une périphérie, aujourd’hui devenue une frontière à conquérir.

Le seuil record suivant, en 2012, réaffirma la tendance : des prédictions basées sur de nouveaux modèles indiquent alors que l’océan Arctique pourrait être complètement libre de toute glace en été dans les trente prochaines années. Une nouvelle géographie arctique voit le jour, visible à travers des cartes d’une précision photographique, générées à partir de données satellites. Projetées sur les cartes, des visions de nouvelles routes commerciales : les médias ont décrit le passage du Nord-Est, qui connecte l’Asie et l’Europe en longeant la côte russe, comme le nouveau canal de Panama, et le pôle Nord comme le centre de ce nouveau monde. En 2012, le monde assistat aussi au voyage délibérément spectaculaire du brise-glace chinois Snow Dragon reliant Akureyri, en Islande, à Shanghaï, à travers l’océan Arctique.

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« Méta-événement » de l’évolution du climat

Le fait que 2013 n’a pas apporté de nouveau seuil record de banquise arctique aurait pu nourrir la négation de la réalité du changement climatique et de la crédibilité de la climatologie, mais les seuils record de 2007 et 2012 semblent avoir aussi apporté un changement de perception : la fonte continue est perçue comme acquise, tout comme l’idée que la fonte des glaces a des conséquences régionales et globales majeures. En ce sens, le changement climatique arctique est devenu un « méta-événement » de l’évolution du climat global.

Si l’action politique est défaillante, et l’attention médiatique variable, les rapports scientifiques traitant du changement climatique (dans l’Arctique et ailleurs) demeurent rigoureux. Des analyses montrent que la fonte glaciaire arctique est devenue symbolique des transformations globales à long terme des sphères environnementale, sociale, politique et économique, un baromètre non seulement du changement climatique mais aussi d’un changement mondial profond.

Elle est emblématique de ce que certains scientifiques appellent « l’Anthropocène », une ère géologique « façonnée » par le genre humain. Ce concept a pris de plus en plus d’importance depuis qu’il a été popularisé vers la fin des années 2000. il s’appuie sur des données montrant comment les cycles géochimiques majeurs ont changé et comment l’utilisation humaine de l’environnement s’est intensifiée au cours du XXe siècle, provoquant des inquiétudes sur l’augmentation des gaz à effet de serre, sur les nutriments, l’eau, l’utilisation des sols, etc.

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Évolution de la surface de la banquise entre 1980 et 2015
National Snow and Ice data Center (NSIDC).

Avec ce changement de perception à l’esprit, il est possible d’utiliser l’absence de seuil record en 2013 comme une opportunité de réflexion sur ses implications dans la manière dont on comprend le monde. Jusqu’ici, la perception de la banquise polaire par le public est en grande partie basée sur la popularisation dans les médias des études scientifiques. Le public peut aussi avoir accès — c’est assez récent — à des informations et des rapports sur les savoirs traditionnels, sur les perceptions et les « usages » de l’Arctique et de la banquise par les populations autochtones : c’est une toute autre perspective, plus nuancée ; cela montre comment les communautés locales « s’accommodent » d’une banquise en expansion et rétraction dans la vie quotidienne.

Ces dramatiques changements dans l’Arctique ne conduisent pas les pouvoirs politiques à engager des actions fortes pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Même dans les pays directement affectés par ce problème, l’action politique est lente, voire nulle.

Ils s’intéressent plutôt à la manière de s’adapter — comme si les jeux étaient faits — et surtout aux nouvelles opportunités économiques qui se présentent, y compris l’exploitation offshore du pétrole et du gaz. On peut dès lors douter que les prochaines découvertes scientifiques, et les travaux de consensus associés tels que les découvertes présentées dans le cinquième rapport du GIEC, parviennent à changer la donne politique. L’absence de réponse du Canada, par exemple, qui se définit comme un pays arctique, en est un exemple flagrant.

Si même le choc du seuil record de banquise de 2007 n’a pas suffi à provoquer une réaction politique, il nous faut peut-être regarder de plus près les perceptions culturelles que nous avons de notre futur, et évaluer notre responsabilité morale. Le record atteint nous a fait réfléchir à la nature incertaine de notre avenir. Une réaction « réflexe » face à l’inconnu serait d’assurer nos intérêts actuels autant que possible, et d’éviter tout changement fondamental. En continuant à nous imaginer vivre dans le même monde qu’avant, nous envisageons plutôt de renforcer nos efforts d’adaptation pour éviter les pires désastres, et de tirer le maximum de nouvelles opportunités.

Il serait temps au contraire de commencer à réfléchir sérieusement aux nouvelles conditions induites par l’« Anthropocène ». Il est maintenant clair que nous ne pouvons pas nous reposer sur l’idée que la planète Terre est un système auto-régulé, une « Gaïa bienveillante » qui surviendrait à nos besoins tandis que nous vaquons à nos occupations quotidiennes. Pour autant que la Terre n’ait jamais été un système auto-régulé, nous l’avons bricolée, et par nos activités nous continuons à pousser les limites de sa capacité à retourner à un état normal ou considéré comme tel.

Nous devons continuer d’apprendre à connaître ce monde en mouvement, pour nous préparer et nous adapter. Mais la connaissance des sciences naturelles et de la technologie n’est pas suffisante. L’âge de l’« Anthropocène » nous rappelle avec force que les changements actuels sont dus à l’action humaine, que nous devons mieux nous comprendre nous-même et nos sociétés, et que la science et les nouvelles technologies sont inutiles si nous les employons pour croître à marche forcée. Pourtant, comme l’expliquent les auteurs du rapport 2014 du GIEC, ce qui arrivera dans les décennies à venir, et la vitesse à laquelle le climat continuera de changer dépendra de nos choix.

Avec la connexion de plus en plus étroite entre le global et le local, il nous faut plus que jamais réaliser que nous sommes une société globale et que nous devons former une volonté et un consensus collectifs. Nous devons aussi former une meilleure coopération et un meilleur dialogue entre les différents savoirs traditionnels, les sciences sociales et les sciences naturelles pour mieux comprendre les systèmes biophysiques et sociaux de la planète, et mieux évaluer les choix qui s’offrent à nous dans ce monde mouvant.

Miyase Christensen est professeure d’études des médias et communications au KTH Royal Institute of Technology de l’université de Stockholm ; Annika E Nilsson est agrégée supérieure de recherche à l’Institut de l’environnement de Stockholm ; Nina Wormbs est professeure agrégée et cheffe de département à la division d’histoire des sciences, technologie et environnement de l’Institut royal de technologie, Suède. Elles ont coordonné l’ouvrage Media and the Politics of Arctic Climate Change: When the Ice Breaks, 2013.

Article original « Eyes on the ice » traduit pour Visionscarto par Jasmine Rivière-Poupon.

Photo du bandeau : NASA, licence Creative Commons.