Mathias Poisson articule graphie et performance sous forme de promenades et de chorégraphies vernaculaires qui invitent à traverser des lieux de manière sensible et perceptive. Dans cette approche, dessiner est tout aussi nécessaire que « performer », le dessin y prend donc un sens particulier, se plaçant au centre de la création tout en demeurant à un état proche de celui d’une « trace », aussi précise, dense et foisonnante soit-elle.
La graphie n’advient jamais seule, elle est toujours liée à la performance. Elle « trace » la promenade, elle l’anticipe quand elle est réalisée avant, ou intervient après, pour la restituer.
D’un projet à l’autre, Mathias Poisson convoque des formes hybrides de cartes et de partitions, association que peu d’artistes ont expérimenté jusqu’à maintenant. S’il en est un, ce serait le paysagiste américain Lawrence Halprin (1916-2009) qui plaçait l’expérience sensible au cœur de ses créations et projets paysagers. Depuis 2011, c’est-à-dire après plusieurs années d’observations et d’expériences situées entre art et science en collaboration avec Mathias Poisson, j’ai pu me rendre compte - dans ses œuvres - de la permanence des ingrédients qui fondent autant la cartographie sensible que la partition de danse, où les lieux parcourus, l’espace vécu y tiennent une place fondamentale. C’est dans la combinaison de ces éléments et leurs rapports nombreux, diversifiés et évolutifs que ses créations s’enracinent… offrant une voie pour comprendre l’origine de ces graphies subjectives.
Quatre éléments principaux constituent les forces agissantes des graphies de Mathias Poisson :
- L’itinéraire
- L’attention
- La description indiciaire (ou contexte, souvent spatial
et toujours réalisé à partir de traces mémorisées) - La proposition par et pour lieux (ou partition)
Comment fonctionnent ces composantes de l’œuvre ? Comment sont-elles associées ? Comment les lieux sont-ils interprétés à travers elles ? Comment transforment-elles le parcours des lieux ? Nous proposons ici une relecture de graphies subjectives à l’aune de ces principes, et de la manière dont ils s’assemblent, se complètent, se repoussent, se transforment, se décuplent… à travers quatre pièces originales flottant dans des circonstances variées, en France à Rennes, Marseille, Lurs (dans le Lubéron) et au Japon, à Kyoto. Cette interprétation cartographique de l’œuvre de Mathias Poisson est restituée ici non seulement à travers le texte mais à travers les « images de pensées » (Caraës, Marchand-Zanartu, 2011) qui l’ont vu naître.
ENTRE LES DALLES :
Une promenade à performer
Mathias Poisson, Entre les dalles, techniques mixtes, 55 x 50 cm Rennes, 2009.
Cette carte propose une « promenade dans le quartier moderne et labyrinthique » du Colombier à Rennes. Elle s’organise autour d’un parcours à travers ce quartier du centre-ville construit dans les années 1960. Ce qui frappe en premier, est la description des lieux. Riche et précise, elle laisse apparaître l’architecture des bâtiments, les espaces publics (squares, esplanades, etc.) et semi-publics (les espaces d’entre-deux, les espaces privés ouverts au public comme les galeries marchandes du centre commercial Colombia), mais aussi les espaces interstitiels créés par la structure verticale d’un urbanisme construit sur dalle, emblématique de l’époque. Parkings, escaliers, ascenseurs et rampes d’accès sont représentés comme des espaces à part entière, espaces de côtoiement entre les personnes, lieux pratiqués quotidiennement par les habitant
es permanent es ou de passage.Réalisée à partir de promenades, cette cartographie a été composée à partir des multiples traces des nombreuses promenades dans le quartier, en solitaire et avec des habitant
es, mais aussi grâce à des souvenirs… Mathias Poisson y rend compte d’un espace qu’il a traversé : seuls les lieux parcourus et à parcourir figurent sur la carte qui propose ainsi d’entrer dans la subjectivité d’un marcheur ou d’une marcheuse. Que voit-iel en marchant ? Que perçoit-iel avec ses sens ? Que ressent-iel ? Cette image incarne une subjectivité cartographiée, celle de l’artiste, et propose au lecteur ou à la lectrice d’en faire l’expérience à son tour, de devenir promeneur. Elle l’invite à se questionner sur sa propre manière de faire l’expérience d’un lieu urbain, en relation physique et émotionnelle avec celui-ci.Un texte accompagnant la carte permet d’entrer encore plus intensément dans l’expérience du ou de la marcheuse :
Centre des Affaires. Prendre la première porte à gauche. Descendre d’un niveau (…) Couloir marron jaune, (…) la rampe en métal bouge avec mon bras. Luciole gélatineuse en suspension, je m’arrête devant une porte, j’attends avant d’ouvrir. »,
Ce qui l’amène aussi à expérimenter et s’approprier différentes propositions, comme celle de modifier la perception visuelle :
…mettre le bout du pouce sur la dernière phalange du majeur, chaque main forme la lunette d’une paire de jumelle. Regarder dedans. Serrer le champ de vision (…). Tour complet à 360° (lentement). Je ne vois rien, seulement une tour très haute. La tour se mélange aux nuages gris. Parc d’attraction vide, sol brûlé. C’est Tel Aviv. »
Destinées à susciter des réminiscences, ces consignes « désorientantes » sensoriellement, peuvent engendrer un voyage dans notre propre mémoire intérieure des paysages, nous accompagnent d’un paysage vers le souvenir d’un autre, de Rennes à Tel Aviv par exemple…
Cette carte est donc aussi une partition de danse, dirigée par un itinéraire duquel émanent des propositions d’actions à effectuer tout au long du parcours, sans autre outillage que celui du corps. « Multisensorielles » et ouvertes, variant suivant les lieux et les contextes du parcours et laissées à l’appréciation du ou de la promeneuse, ces propositions n’ont pas d’autre but que de reconsidérer la part de subjectivité propre à la marche.
Interprétation de la carte « Entre les dalles » de Mathias Poisson, Élise Olmedo, 2019.
GO EAST :
Composer sa promenade
Mathias Poisson, Go East. Carte d’hyperorientation, techniques mixtes, 50 x 50 cm Marseille, 2014.
Cette carte s’adresse aussi à un ou une promeneuse qui souhaiterait arpenter un quartier. Nous sommes maintenant à Marseille. La promenade se déploie dans le centre au quartier des Réformés, à la jonction entre une artère importante de la ville, la Canebière, et les autres boulevards de Longchamp et de la Libération. Ici à l’inverse, il n’y a non pas un itinéraire, mais des centaines de chemins possibles qui apparaissent en négatif, entre des bâtiments relativement indistincts qui prennent la forme de masses géométriques (en bleu). Ces chemins s’ancrent dans une myriade de détails matériels reconnaissables (en bistre) observés en marchant : un poteau, l’ornement d’une sculpture, une enseigne, une paire de lunettes abandonnées, un oiseau…
En apparence « Entre les dalles » et « Go East » sont des cartes que tout semble opposer. Pourtant, ces deux images sont structurées exactement de la même manière, modulant deux ingrédients essentiels des graphies de Mathias Poisson : l’itinéraire et la description. D’un côté, « Entre les dalles » propose un parcours balisé, foisonnant de détails sensoriels et ponctué d’actions à effectuer pour l’exploration des ambiances du Colombier. De l’autre, « Go East » laisse le choix de l’itinéraire au promeneur ou à la promeneuse. Celui et celle-ci sont invité
es à composer leur itinéraire à partir de détails urbains qui fonctionnent comme autant de points d’ancrage de la promenade dans le centre-ville marseillais. La carte donne à imaginer un parcours parmi une multiplicité d’itinéraires possibles à partir de l’activation de ces points potentiels.« Go East » révèle par ailleurs une description de la ville tout aussi précise qu’« Entre les dalles » bien qu’exposée à travers un prisme singulier, une alliance du visuel et du microscopique, le fragment urbain. Les extraits d’observation ont ici été minutieusement consignés à travers ces petits dessins de couleur rouge-orangée. On retrouve dans cette foule de fragments des éléments permanents ou plus éphémères du paysage, souvent invisibles, révélateurs de la matérialité des lieux et des pratiques de la ville vécue par ses habitant
es comme en témoigne la présence du linge séchant aux fenêtres ou encore celle des graffitis.Chacun de ces fragments est relié par un trait à un minuscule œil vert signalant l’orientation depuis laquelle ils ont été vus, de face, de profil, de biais à droite ou à gauche... L’ensemble de la carte elle-même est orientée à l’Est, figuré ici comme une direction diffuse (en haut) et qui possède une certaine résonance pour les autrices et auteurs (Mathias Poisson a conçu cette carte à laquelle j’ai collaboré en compagnie de l’Agence Touriste avec en particulier Virginie Thomas, et Pierre-Louis Gallo). À Marseille la « connaissance de l’Est » importe pour se repérer. L’imaginaire d’une ville tournée vers la Méditerranée pousse en général à croire que cette ville ouverte sur la mer est orientée vers le Sud. Chez les visiteur
es autant que chez les habitant es cette représentation géographique persiste, confortée par les cartes touristiques de la ville souvent orientées de cette manière. Cette carte est née de manière collaborative, à partir des échanges avec les passant es du quartier des Réformés sur la manière dont iels s’orientent dans la ville, les configurations de leur « boussole intérieure » et leur perception de l’Est.« Entre les dalles » et « Go East » sont ainsi comme les deux faces d’une même pièce de monnaie. En nous plongeant en même temps dans un registre descriptif sensible de la ville attestant de son expérience, elles invitent également chacune à éprouver un parcours, à retrouver les traces de paysages, de sensations et d’ambiances d’un
e promeneur ou promeneuse précédent, à en créer de nouvelles. Elles relèvent en ce sens d’une forme hybride, associant la carte et la partition.Interprétation de la carte « Go East » de Mathias Poisson, Élise Olmedo, 2019.
PROMENADE AVEC MR C. :
Le récit pas à pas
Mathias Poisson, Promenade avec Mr C., encres végétales, 58 x 76 cm Lurs, 2016.
À propos de cette carte, Mathias Poisson écrit :
J’ai proposé à Mr C. de me faire une visite guidée de son quartier. (…) Pendant que j’ai les yeux fermés, lui me raconte ce qui le touche (au sens figuré) dans les lieux que l’on visite. Moi, j’écoute. »
Après la promenade, il s’en retourne à son atelier et dessine la carte de cette balade à Lurs (Alpes-de-Haute-Provence).
La carte rend compte d’un paysage rural avec ses vergers, ses champs, ses routes abondant de véhicules, sa station électrique qu’on entend au loin… Elle se fait ainsi le réceptacle d’une multitude d’observations déroulées tout au long du parcours, qui sont autant de traces d’une promenade restituées en couleurs. Le parcours s’incarne dans l’encre végétale artisanale et locale fabriquée pour le projet :
En vert, la mémoire des sons, en noir, ce qui a été touché avec les mains et les pieds, en jaune, ce qui a été imaginé à partir du récit de Mr C.
Aussi rigoureuse que poétique est la lecture authentique de ce document. Cette image requiert, il est vrai, une lecture appliquée. L’univers symbolique du travail plastique de Mathias Poisson est riche de correspondances métaphoriques et symboliques. Les graphismes et les teintes y ont toujours une forte signification qui renvoie à des traces précises du cheminement vécu.
Pendant la déambulation, l’attention des promeneur
es se focalise non seulement sur les sensations et ressentis suscités par le déplacement mais également sur la narration de Mr C. qui exprime pendant la marche sa relation aux lieux traversés. On entre avec la « Promenade de Mr C. » dans une dimension plus narrative de la cartographie de l’auteur. L’introduction du récit dans la démarche induit de nouvelles matières à cartographier, des souvenirs, du vécu, des émotions en plus des sensations suscitées par la promenade.L’itinéraire superpose donc deux entités distinctes mais qui ont lieu en même temps : le parcours et le récit. Les couleurs se superposent et sont parfois associées pour évoquer à la fois la perception et la narration. Le tronc de l’arbre touché lors de la promenade prend par exemple la couleur noire, alors que le reste de l’arbre, qui fait l’objet du récit de Mr C., devient jaune. Mystérieuse, la légende garde donc par endroit le secret du récit. Ce que Mr C. raconte à propos de cet arbre demeure inconnu du lecteur et de la lectrice, laissé à cet éphémère moment entre lui/elle et l’artiste.
Le paysage dessiné prend la forme de l’itinéraire. Il l’épouse littéralement, représenté en noir, puisqu’il s’agit de ce qui est touché avec les pieds, quand d’autres paysages invisibles à l’œil nu apparaissent sur la carte, comme annexés au chemin… Une ville, un aéroport, une voiture parcourant un paysage montagneux émergent en marge de l’itinéraire parcouru. Une couche de souvenirs superposée à la perception, ce paysage additionné est celui de la mémoire qui intervient dans l’acte de marcher.
Interprétation de la carte « Promenade avec Mr C. » de Mathias Poisson, Élise Olmedo, 2019.
DES VIOLETTES ET DES MACHINES :
l’expérience éphémère du lieu
Mathias Poisson, Des violettes et des machines, encres végétales, 58 x 76 cm collection du Musée de Salagon Lurs, 2016.
Cette carte a également été réalisée de mémoire après une promenade avec une autre habitante de Lurs. Au cours de cette expérience partagée, l’attention se porte cette fois sur son récit. Mathias Poisson raconte :
Cette botaniste et écrivaine de romans policiers m’a fait visiter ses endroits, ses souvenirs, ses réflexions, ses colères, face aux paysages qu’elle arpente depuis des années. J’ai dessiné ce que j’ai vu entremêlé avec ce que j’ai imaginé en me baladant avec elle. »
On y retrouve donc les éléments du récit d’une habitante qui se mêlent à des descriptions imaginées par l’artiste sur la foi de ce récit. Ici, tout est fondu dans l’espace de la carte. Aucune légende pour nous aiguiller sur ces souvenirs retracés en marchant. Si le document garde le mystère sur ce qui se dit, il nous livre cependant un abrégé visuel de ce qui se trame dans la tête de celui ou celle qui les écoute.
On retrouve la structure spatiale de l’itinéraire comme élément majeur, composé de ramifications et de connexions. L’espace est ici aussi celui du chemin comme du cheminement, il suggère à la fois l’espace et le temps. Squelette de la carte, il retrace le déroulement du parcours qui commence avec une route bitumée (en bas à droite de l’image) et serpente comme une ligne dans le paysage rural des Alpes-de-Haute-Provence entre les champs, les bois, les taillis et les villages de la campagne.
Une ébauche de canevas se dessine suggérant le cadastre des parcelles agricoles, des villages, des forêts à travers un patchwork de textures. Les interstices vivantes et végétales apparaissent aussi de manière plus ponctuelle, représentant l’envers du décor cadastral : bordures de route, rives de rivière, fossés, terrains vagues, et aménagements désertiques autour des pylônes électriques essaimés le long des collines. Si cette figuration est, comme pour les cartes précédentes, une évocation visuelle des lieux, elle s’articule ici dans une dimension plus symbolique. Comme si elle était trouée au milieu, la carte dessine son envers, un envers symbolique. À l’intérieur de cette grande tâche blanche, un emblème renvoie au titre de la carte, « Des violettes et des machines », deux fusils croisés dans un amas végétal surmonté d’une violette qui symbolisent l’opposition de la narratrice à la pratique de chasse, son intérêt pour le monde végétal et son engagement pour la préservation de ce territoire.
Symboliquement, la carte évoque cet engagement de la narratrice qui résonne fortement avec l’œuvre de Mathias Poisson. Tout est « pris » dans le lieu, jusqu’à la couleur même. L’usage d’encres végétales issues des plantes glanés sur place comme le Forsythia, le Micocoulier, la Noix de galles ou le Nerprun contribuent à renforcer l’adéquation entre la carte et l’expérience éphémère du lieu, soucieuse d’y laisser le moins de traces possibles. La carte en constitue la seule trace matérielle.
« La promenade de Mr C. » et « Des violettes et des machines » révèlent une dimension plus descriptive de l’œuvre de Mathias Poisson. Plus approfondie d’un point de vue de la figuration de l’expérience sensible, ces cartes nous renseignent à la fois sur l’attention du promeneur ou de la promeneuse, sur ce qu’iel est amené
e à sélectionner durant son expérience et sur sa démarche. Elles sont le « produit combiné de sa perception et de son imagination », se composent à partir d’un itinéraire et se contextualisent par une graphie toujours très attentive au détail référant à l’expérience vécue.Mathias Poisson pose ainsi les bases d’une cartographie subjective dont l’intérêt réside moins dans le fait de savoir ce qui s’est vraiment passé durant cette expérience que dans ce qu’il en émerge concrètement dans la mémoire des participant
es.Interprétation de la carte « Des violettes et des machines » de Mathias Poisson, Élise Olmedo, 2019.
↬ Élise Olmedo.