L’étymologie du nom donné à cette région est porteuse d’enseignements, elle est le soubassement des multiples perceptions que les habitants de la Caraïbe ont de leur territoire.
Le terme lui-même fût inventé par les Européens, et non par les Caribéens. C’est donc un exonyme, c’est-à-dire un nom imposé de « l’extérieur ». Le mot Caraïbe dérive de « Karib », le nom donné par les colons européens à l’un des derniers peuples « premiers » ayant survécu au génocide amérindien, témoin de la disparition quasi complète des trois millions d’habitants pré-colombiens des îles caribéennes.
Dans le langage de ce peuple, qui se nommait lui-même peuple Kalinago, le terme « karibna » désignait un être humain, une personne. Dans le langage des autres peuples amérindiens de la Caraïbe, le terme désignait le peuple Kalinago et signifiait « brave, courageux ». Un langage créole se forma inévitablement pour permettre la communication entre les Européens et les derniers Kalinagos réfugiés dans les îles montagneuses de la Dominique et Saint-Vincent : le « baragouin ». De là et de leur contact précoce avec les autres peuples de la région (les Taïnos des Grandes Antilles notamment), les européens en vinrent à désigner les Kalinagos par le terme de « karibna », puis de « karib ». Ils cherchèrent très tôt à présenter les Kalinagos comme des cannibales, ce qui leur aurait donné la justification morale pour tenter de les « civiliser »... par la mise en esclavage.
C’est à partir de la racine « karibna » que naquit le terme « cannibale ». L’ensemble des toponymes utilisés de manière secondaire pour décrire cette région vient de la même origine. Le terme « Antilles », lui, dérive probablement de « Antillia », une île légendaire du Moyen Age — comme l’Atlantide — qu’on voit apparaître sur les cartes de navigation européenne à partir de 1424.
D’autres ont avancé l’hypothèse d’une étymologie latine désignant les « îles d’avant » (le continent). La dernière terminologie répandue, particulièrement dans le monde anglophone, est celle des « Indes Occidentales », rappelant l’erreur magistrale de navigation des premiers colons européens : lorsque Christophe Colomb débarque sur une petite île des actuelles Bahamas en 1492, il est certain de se trouver au Japon, à la porte des Indes... soit aux antipodes de sa localisation réelle. Ceci n’a rien d’étonnant quand on sait que Colomb lui-même affirmait dans son journal de bord que ses navigateurs, lorsqu’ils ont perdu la terre de vue depuis quelques jours, n’ont plus aucune idée de l’endroit où ils se trouvent.
Un territoire à géométrie variable
Si l’étymologie du terme « Caraïbe » trouve différentes origines, chacune élaborée historiquement par les peuples qui y ont vécu, les contours territoriaux de la Caraïbe semblent encore plus fluctuants.
Si n’importe qui ou presque peut pointer la région sur une carte, bien peu sont en effet capables de la délimiter. Si l’on ne prend en compte que les pourtours de la mer des Caraïbes, des îles comme par exemple la Barbade et les Bahamas en sont exclues, bien qu’étant des destinations caribéennes phares de l’industrie touristique.
Et que faire de ces pays de l’isthme centre-américain qui tournent le dos à la mer des Caraïbes, en s’ouvrant sur le Pacifique à travers leurs capitales et leurs ville-ports ? Que dire, à l’inverse, du Guyana, de la Guyane ou du Suriname, petits territoires continentaux d’Amérique du Sud complètement excentrés à l’est de la mer des Caraïbes, où une population métissée à large descendance africaine parle pourtant différents langages créoles typiquement caribéens ?
Une définition géographique bien trop limitée
La Caraïbe est avant tout une région marquée par une histoire particulière, celle de l’esclavage et des plantations de canne à sucre. C’est, selon un auteur portoricain, l’ « afro-amérique centrale », une région localisée à la fois au croisement de l’histoire et de la géographie. Une région située entre les deux Amériques, en position centrale, caractérisée par la domination de descendants de travailleurs forcés amenés d’Afrique et plus tard d’Asie. Cette mise en relation contrainte créera un attribut essentiel de la Caraïbe : la créolisation.
Il s’agit, d’après les martiniquais Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, d’une forme particulière de métissage dont les résultats sont totalement imprévisibles et chaotiques. Cette créolisation touche toutes les facettes des cultures caribéennes : langues (créoles jamaïcain, haïtien, guadeloupéen), croyances (vaudou haïtien, santeria cubaine, cultes baptistes, cultes rasta), etc.
Les universitaires caribéens proposent donc des définitions plus précises de la Caraïbe, pour permettre à tous de comprendre ce que sont les « différentes Caraïbes » : la Caraïbe insulaire (qui regroupe, en plus des îles, des territoires insularisés par d’autres facteurs que la mer, comme c’est le cas des Guyanes ou du Bélize), la Grande Caraïbe (qui englobe toute l’Amérique Centrale et le Nord de l’Amérique du Sud), les « Indes occidentales (West Indies) [1] », la Caraïbe du CARICOM [2], la Caraïbe de l’ACS [3], ...
Une mosaïque identitaire
Comment les Caribéens aiment-ils se définir ? Quelle perception ont-ils d’eux-même ? Autrement dit, quel est leur sentiment d’appartenance ? Les Cubains, par exemple, se définissent largement comme des « Latinos » et non pas comme des Caribéens – exception faite de ceux originaires de Santiago de Cuba, une ville où la population d’origine africaine est beaucoup plus importante. À l’autre bout de la chaîne de volcans, les jeunes de Martinique et de Guadeloupe ont développé une identité particulière qu’ils nomment « antillaise ». Les Antillais sont, selon leur perception propre, les habitants de Martinique et de Guadeloupe. Opposant cette identité à celle des autres îles de l’archipel, ceci leur donne une place à part dans cet ensemble, à mi-chemin entre la France et la Caraïbe. Pourtant, lorsque l’on demande à des étudiants d’entourer sur une carte la Caraïbe, Cubains comme Martiniquais et Guadeloupéens s’incluent dans cet ensemble.
C’est un des nombreux paradoxes de la perception qu’ont les Caribéens de leur région. Les perceptions des limites de la Caraïbe varient considérablement. Le Guyana et le Belize tendent par exemple à être beaucoup plus rattachés à l’espace caribéen par les anglophones (particulièrement pour les habitants de Trinidad et Tobago) qui sont leurs voisins les plus proches.
Ces cartes représentent les perceptions individuelles d’étudiants choisis dans plusieurs universités des Caraïbes, superposées en transparence. L’intensité de la couleur est ainsi proportionnelle au nombre d’étudiants ayant entouré cette région. L’un des intérêts de cette représentation est de montrer que les limites de la région sont, y compris pour ses habitants, floues et fluctuantes. Ces cartes ne sont cependant que des esquisses.
Les échantillons sélectionnés dans chaque territoire sont trop limités pour en tirer des conclusions scientifiques. L’objectif est avant tout de poursuivre une réflexion que nous menons actuellement à travers « l’Atlas en ligne de la région Caraïbe ». L’originalité de cet atlas réside dans sa production collective, collaborative, aujourd’hui l’œuvre d’universitaires qui viennent de toute la région : de nouveaux contributeurs sont chaleureusement bienvenus !