Au Caire, les coulisses de l’exposition
« Akhir Faysal - Faysal Last Stop »

28 avril 2025

 

Le 1er novembre 2024 s’est ouverte, à l’Institut français du Caire, l’exposition Akhir Faysal - Faysal Last Stop [1]. Elle est le fruit d’un processus de recherche collective initié en janvier 2024, mené pendant toute une année, et développé grâce à une collaboration entre le CEDEJ-Khartoum et l’université de Padoue (Italie), projet qui a mobilisé un groupe de quatorze femmes soudanaises arrivées en Égypte à la suite de la guerre qui a éclaté au Soudan en 2023.

Ce texte fait partie du projet Mapping With Sudanese Women in Cairo.

 

par Marie Bassi, Mariasole Pepa, Duaa Abuswar, Samrin Adam

Avec Afraa Abdelhamid, Marwa Ahmed, Asmaa Mohamed, Habab El Tijani,
Asawer Mohamed, Bara’a Ahmed, Nada Amin, Randa Yasin, Aatiqa Ishaq,
Afnan Moawia, Asia Hamdi, Nafisa Bakri, Tibyan Fathurrahman, Metche Jaa’far

 

Coordination éditoriale : Manon Mendret & Philippe Rekacewicz.
Traduit en français par Isabelle Saint-Saëns.
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Finalisation des cartes pour l’exposition « Akhir Faysal - Faysal Last Stop. »
Photo : Ahmed Nogoud, 2024.

Depuis le début du conflit, le 15 avril 2023, plus de 1,2 million de Soudanaises ont trouvé refuge en Égypte, la majorité d’entre elles et eux résidant désormais au Caire. Pourtant, malgré l’ampleur de ce déplacement – désormais considéré comme l’une des plus grandes crises humanitaires mondiales – leurs histoires restent largement absentes des médias grand public et du discours académique. Ce projet vise à pallier ce manque et à faire mieux entendre leurs voix — en particulier celles des femmes déplacées — par le biais d’ateliers collectifs de cartographie organisés au Caire. Cette méthodologie a non seulement permis de contourner l’environnement hostile à la recherche en Égypte, mais a également favorisé la création d’un espace sûr pour atténuer les traumatismes subis par les Soudanaises déplacées de force. L’un des principaux résultats de cette initiative a été l’exposition Akhir Faysal, qui s’est tenue pendant un mois et a attiré un large public. Tout au long de cette période se sont déroulés toute une série d’événements connexes, notamment la table ronde ”Un dialogue transdisciplinaire sur les expériences (et les imaginaires) des femmes soudanaises”, la projection des films Goodbye Julia et La Combattante, ainsi qu’un spectacle de danse.

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« Akhir Faysal - Faysal Last Stop - programme »
Design : Rayan Alhaj, 2024.

Trois visites guidées ont également été animées par Afraa Abdelhamid, Aatiqa Ishaq, Marwa Ahmed et Duaa Abuswar, quatre participantes du projet. Elles ont ainsi permis aux visiteuses et visiteurs de s’immerger directement dans la recherche grâce aux témoignages des femmes impliquées dans cette initiative.

Ces événements ont été conçus avec des objectifs multiples et interdépendants. Ils visaient avant tout à transcender les frontières académiques en rendant la recherche accessible pour un public plus large. En parallèle, ils cherchaient aussi à créer un espace de rencontre et de dialogue autour de questions cruciales mais souvent marginalisées, telles que la guerre, les déplacements forcés et le quotidien des communautés soudanaises en Égypte ; besoin nécessaire et urgent, au vu des violences qui continuent de secouer le Soudan, et de l’évolution rapide de la situation sociopolitique dans ce pays et en Égypte.

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visite guidée de l’exposition par Afraa, lors de l’inauguration le 1er novembre 2024.
Photo : Ahmed Nogoud, 2024.

Ce texte est né du désir de partager le parcours qui a conduit à l’exposition Akhir Faysal. C’est pourquoi nous avons décidé d’ouvrir cet article par une vidéo de l’exposition, une invitation à faire une pause, à regarder, à écouter l’histoire, puis à nous suivre à travers le processus qui a donné vie à ce projet. Le texte retrace ce parcours, qui a débuté en janvier 2024 lorsqu’a germé l’idée d’organiser des ateliers de cartographie collective.

La naissance du projet

L’Égypte et le Soudan entretiennent de longue date des liens historiques (Ahmed, 2024) et, au cours des dernières décennies, de nombreuses Soudanaises se sont installées ou ont voyagé en Égypte pour diverses raisons. En 2023, avant le déclenchement du conflit, environ quatre millions de Soudanais vivaient déjà en Égypte. Ces migrations avaient été motivées par divers facteurs, notamment les conflits dans les régions marginalisées (entre autres au Darfour et au Sud-Kordofan) au cours des années 2000, la répression politique sous le régime de Bechir, les difficultés d’accès à l’éducation et à la santé (Brücker, 2020). La situation actuelle est néanmoins inédite car pour la première fois, la guerre touche directement Khartoum, contraignant les classes supérieures et moyennes de la vallée du Nil à fuir leur pays dans un mouvement de panique. L’ampleur des déplacements est sans précédent, avec plus de 12 millions de personnes forcées de fuir leur foyer.

Les femmes constituent une part importante de ces arrivantes, car, avec les enfants de moins de 16 ans et les hommes de plus de 50 ans, elles ont pu entrer en Égypte sans visa pendant les premières semaines de la guerre, conformément à l’accord dit des « quatre libertés » (2004) qui garantit « la liberté de circulation et de voyage entre les deux pays [2] ». De nombreux foyers soudanais en Égypte sont donc désormais dirigés par des femmes, qui assument souvent la charge financière et les responsabilités domestiques en trouvant de petits emplois.

Si les Soudanaises se sont installées dans différentes villes (principalement Le Caire, Alexandrie et Assouan), en fonction de leurs liens avec l’Égypte avant la guerre et de leur milieu social, nombre d’entre elles et eux ont émigré à Faysal, un quartier situé sur la rive ouest du Nil, en face du centre du Caire, qui, depuis la guerre, est devenu emblématique du déplacement des Soudanaises dans l’imaginaire collectif. Avec une forte concentration de migrantes – notamment des communautés yéménites, syriennes et soudanaises – ainsi que de travailleuses et travailleurs égyptiennes venus d’autres régions du pays, Faysal était pour nous un terrain propice pour explorer la manière dont les relations spatiales et sociales sont continuellement remodelées par les nouvelles et nouveaux arrivantes, ainsi qu’un prisme à travers lequel examiner les interactions quotidiennes et intimes des Soudanaises déplacées.

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La zone de Faysal est encadrée en rouge.

Dans ce contexte, nous avons amorcé une réflexion critique sur la façon d’entrer en contact avec les primo-arrivantes soudanaises à Faysal., en tenant compte du poids émotionnel qu’elles et ils portaient, des difficultés de leur voyage vers l’Égypte et de la complexité de la vie quotidienne au Caire. Ces réflexions devaient tenir compte d’un environnement de plus en plus sécurisé, où les communautés soudanaises font l’objet d’une surveillance accrue (Creta & Khalil, 2024). De plus, compte tenu des sensibilités qui entourent la recherche en Égypte, il est encore plus crucial de développer des approches créatives pour décrire des pratiques urbaines (Ghiglia, 2022 ; Nassar, 2021). Samrin, géographe de l’université de Khartoum installée au Caire, et Mariasole, géographe de l’université de Padoue (Italie) qui avait mené des recherches au Soudan avant la guerre, ont commencé à explorer comment les outils géographiques pouvaient aider à naviguer dans ces incertitudes. Cela a conduit à la volonté d’utiliser la cartographie sensible, non seulement comme un outil méthodologique, mais aussi comme une pratique pouvant impliquer activement les participantes dans le processus de recherche. Cette pratique cartographique pourrait nous permettre de mettre en avant les histoires et les voix des participants – généralement marginalisées dans les représentations dominantes – dans la recherche, en décentrant le rôle des chercheurs et en remettant en question les dynamiques extractives de la recherche.

Pour lancer ce processus, nous avons diffusé un appel à participation via un document Google Doc partagé sur Facebook et des groupes WhatsApp, invitant les Soudanaises récemment déplacées à Faysal (âgés de 20 à 40 ans) à participer à un atelier collectif de cartographie. Le réseau de Samrin a joué un rôle crucial en valorisant l’initiative et en encourageant la participation.

À propos du processus

Le premier atelier a eu lieu dans un café soudanais à Faysal le 2 mars 2024 : de multiples activités ont permis de le préparer, notamment avec le collectif Orangotango qui nous a aidé à le structurer, ainsi qu’avec la traduction en arabe d’un manuel sur la cartographie collective et l’impression des cartes. En outre, des discussions avec Marie Bassi, politiste et coordinatrice du centre de recherche CEDEJ-Khartoum installé au Caire après la guerre, et Duaa Abuswar, sociologue et chercheuse au CEDEJ-Khartoum qui réside près du quartier de Faysal, ont souligné leur intérêt partagé pour le projet et la possibilité de mettre en relation différentes perspectives et origines disciplinaires.

Curieusement, l’atelier a été suivi exclusivement par des femmes. Onze Soudanaises âgées de 20 à 40 ans y ont participé. Toutes avaient été victimes de déplacements forcés et vivaient auparavant dans l’État de Khartoum. Certaines participantes étaient étudiantes lorsque la guerre a éclaté, d’autres étaient déjà dans la vie active. De plus, si quelques-unes avaient déjà été initiées à la géographie dans le cadre de leurs parcours universitaire au Soudan, d’autres découvraient les outils géographiques. Compte tenu de la diversité des parcours, nous avons structuré l’atelier autour de deux activités principales, dont la première a consisté à cartographier individuellement le trajet entre le Soudan et l’Égypte, en demandant aux femmes de retracer les moments importants de leur déplacement et de les situer sur des cartes.

Initialement conçue comme un exercice « brise-glace » introductif, cette activité visait à familiariser le groupe avec la cartographie en tant qu’outil de narration, tout en déconstruisant l’idée répandue selon laquelle les cartes sont des représentations fixes réservées aux cartographes. Cependant, au fur et à mesure que la session avançait, il est apparu clairement que les femmes prenaient plus de temps que prévu pour dessiner et écrire sur leurs cartes. Comme cela arrive souvent dans la recherche participative, le groupe s’est approprié le processus, ce qui a donné lieu à un long débriefing émotionnel sur leurs expériences de déplacements. Pour beaucoup de ces femmes, c’était la première fois, depuis leur arrivée au Caire quelques mois plus tôt, qu’elles pouvaient partager leur histoire.

Après cette phase initiale, nous sommes passées à la deuxième partie de l’atelier, qui constituait le cœur du projet : réaliser une « cartographie alternative » de Faysal, le quartier où les femmes vivaient depuis leur arrivée au Caire. Pour cela, nous avons imprimé deux cartes à grande échelle de Faysal et fourni divers matériaux : stylos, marqueurs de couleur et autocollants. Les femmes ont commencé par cartographier les lieux qui avaient une importance particulière pour elles, en partant de leur domicile et en s’étendant aux épiceries (dukkan), aux salons de beauté et aux hôpitaux. La plupart de ces lieux ont été récemment créés par des Soudanaises, de manière informelle, et sont donc absents des représentations cartographiques officielles. Ce processus de cartographie a donc joué un rôle crucial en rendant visibles des services et des espaces qui ne figurent généralement pas sur les cartes conventionnelles de Faysal. Au-delà de l’identification des lieux-clés, nous avons également encouragé le groupe à réfléchir à leurs relations émotionnelles avec ces espaces : là où elles se sentaient soit en sécurité, soit mal à l’aise, les endroits qu’elles aimaient ou n’aimaient pas, les zones qui leur étaient familières ou inconnues, etc. En intégrant ces « couches subjectives », les cartes, plus que de simples outils géographiques, ont évolué vers des représentations spatiales relationnelles du quotidien (Rossetto, 2019).

Après plusieurs heures de travail, nous avons conclu l’atelier par un débriefing, au cours duquel il est apparu clairement qu’il fallait plus de temps pour approfondir les discussions qui avaient émergé. Les femmes ont adhéré à cette idée, et les liens intimes tissés tout au long de la session ont renforcé cette perspective. Ce qui avait été initialement conçu comme un atelier d’une journée s’est progressivement transformé en un processus de recherche collective continue !

Entre mars et septembre 2024, nous nous sommes réunies à plusieurs reprises pour développer les cartes collectives et discuter de la trajectoire et des orientations futures du projet. Ces rencontres, qu’il s’agisse d’atelier de cartographie ou de repas de rupture du jeûne pendant le ramadan, ont principalement eu lieu dans l’appartement de l’une des chercheuses. Cette décision a été motivée pour deux raisons essentielles : premièrement, la nécessité de travailler dans un environnement sûr et familier permettant la poursuite de conversations intimes ; deuxièmement, le besoin pratique d’un espace suffisamment grand pour accueillir le volumineux matériel de cartographie. Mais, au fil des mois, il est également apparu clairement qu’il était important d’approfondir les histoires personnelles des femmes participant aux ateliers. Cette prise de conscience a conduit à l’organisation d’entretiens individuels, destinés à mettre en lumière leur vie avant leurs déplacements, leurs aspirations pour l’avenir et leurs attentes concernant les résultats du projet.

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Des femmes travaillent sur la carte de Faysal au cours de l’un des ateliers collectifs.
Photo : Mariasole Pepa, 2024.
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atelier zine.
Photo : Mariasole Pepa, 2024.
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Création de la légende de la carte.
Video d’Afnam, 2024.
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Légende finalisée de la carte.
Design : Rayan Alhaj, 2024.

Au cours de ces réunions, il a été décidé collectivement d’élargir le groupe afin d’inclure les expériences des mères, ce qui a conduit à la participation de trois nouvelles femmes, qui ont enrichi les récits représentés sur les cartes. Par la suite, nous avons convenu d’organiser une exposition à l’automne, comme résultat immédiat du processus de recherche, pour diffuser les résultats rapidement en contournant les longs délais de publication universitaire.

Dans cette optique, l’anthropologue visuelle Farah Hallaba, l’artiste soudanaise Randa Yassin et le graphiste Rayan Alhaj nous ont aidées à élargir notre vision du projet. En réponse à l’intérêt exprimé par les femmes pour la création de supports pouvant être utiles à de nouveaux arrivants, Farah Hallaba a animé un atelier sur la création de zines, une forme de livret auto-publié à petit tirage combinant texte et images. Compte tenu des problèmes de sécurité liés à la production d’un guide « officiel » sur Faysal, ainsi que des risques institutionnels associés à la cartographie alternative et à la possibilité d’une récupération par les autorités (Schweizer & Halder, 2024), le zine a été considéré comme une alternative plus sûre.

LES SONS DE LA VILLE

Les sons de Faysal Main Street.

 
Les sons de Faysal Main Street.

 
Musique de la rue.
 

Outre le zine, le son est apparu comme un thème important et récurrent dans plusieurs entretiens. Lorsque nous leur demandions de décrire Faysal en trois mots, les femmes mentionnaient souvent zahma (bondé). Elles ont donc enregistré des sons de leur vie quotienne à Faysal, reconnaissant que ressentir/entendre le quartier faisait partie intégrante de leur vie quotidienne.

Randa Yassin, qui vivait également à Faysal, a participé activement aux réunions, permettant d’utiliser la peinture comme autre moyen d’expression, pour visualiser les thèmes qui avaient émergé lors des ateliers, ce qui a abouti à la réalisation de trois œuvres, auxquelles un espace dédié a été réservé dans l’exposition. Tous les supports développés au cours de cette période, y compris les cartes, les légendes et les zines, ont ensuite été remis à Rayan Alhaj. En étroite collaboration avec Farah Hallaba, qui a conçu et coordonné l’exposition, Rayan a créé les supports de recherche pour l’exposition.

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Peintures de Randa Yassin.
Photo : Ahmed Nogoud, 2024.

Voilà comment le processus s’est déroulé au cours de l’année — ce qui précède n’est qu’un bref aperçu du parcours qui a mené à l’exposition. Nous vous encourageons à regarder à nouveau la vidéo (au début de ce texte), avec un nouveau regard maintenant que vous avez pris conscience du travail qui s’est déroulé en coulisses.

Au moment où nous écrivons cet article, et au cours de ce processus qui a duré un an, le contexte sociopolitique reste très instable et incertain. Certaines des femmes impliquées ont quitté Faysal, de nouvelles arrivantes continuent de s’installer dans le quartier, et certaines sont même retournées au Soudan. Parallèlement, le traitement réservé aux citoyenes soudanaises en Égypte et le contexte de la guerre au Soudan continuent d’évoluer de manière imprévisible, rendant l’avenir proche incertain. Dans un environnement aussi instable, où personne ne sait ce que l’avenir réserve, la mémoire peut émerger et s’estomper rapidement. L’exposition a donc servi de moyen de documentation immédiat, capturant un moment précis dans le temps où les processus de mémoire et d’archivage sont particulièrement importants pour conserver des traces.

Références :

  • Ahmed, A. (2024), « From "Brothers to Sisters" to "Undesired Refugees" », ORIENT IV, p 34-44.
  • Brücker, P. (2020), « En quête de statut. Mobilités et mobilisations des demandeurs d’asile soudanais en Egypte et en Israël (1995-2015), thèse de doctorat en science politique », IEP Paris.
  • Creta, S. and Khalil, N. (25/04/2024), « Inside Egypt’s secret scheme to detain and deport thousands of Sudanese refugees », The New Humanitarian.
  • Ghiglia, M. (2022). « Chapitre 15. Comment la dimension de la surveillance participe à la fabrique d’une recherche. Expérience d’enquête dans l’Égypte post-janvier 2011. » Dans Aldrin, P., Fournier, P., Geisser, V. et Mirman, Y. (dir.), cité plus haut.
  • Rossetto, T. (2019). Object-Oriented Cartography Maps as Things. Routledge.

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