De l’Asie centrale à la Syrie : le djihad comme alternative au désespoir

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23 mars 2015

 

Depuis 2012, quelques milliers de personnes ont quitté l’Asie centrale pour rejoindre les rangs des djihadistes en Syrie, comme de nombreux autres combattants étrangers arrivés d’Europe, d’Afrique du Nord ou d’Asie. Pour certains, poussés par l’illusion religieuse, pour d’autres, l’appel des armes ; dans tous les cas, une alternative à leur vie sans espoir.

Par Célia Mascré

Journaliste

L’Organisation de l’État islamique n’attire pas seulement les combattants...

Ils sont combattants, mais aussi infirmiers, enseignants, ingénieurs. Les recrues de l’Organisation de l’État islamique (OEI) en Asie centrale n’ont pas de profil unique, et pas nécessairement les mêmes vocations. L’ONG International Crisis Group (ICG) écrit, dans un rapport publié en janvier 2015 :

Il y a des coiffeurs de dix-sept ans, des hommes d’affaires établis, des femmes abandonnées par leurs maris (qui ont pris une seconde épouse en Russie), des familles qui croient que leurs enfants auront de meilleures perspectives dans un califat, des élèves en échec scolaire et même des étudiants. »
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L’internationale djihadiste.
Essai de représentation cartographique.
Philippe Rekacewicz, 2011, 2013 et mise à jour 2015.

Parmi eux, de nombreux immigrés partis en Russie, où ils ne trouvent que des emplois mal payés, et où ils subissent discriminations et violence, et vivent dans des conditions très précaires. Pour eux, ce qu’offre l’OEI est attractif : sur les plateformes où elle recrute — Vkontakte et Odnaklasniki entre autres —, l’OEI promet une vie sociale épanouie, un mode de vie harmonieux, des services sociaux performants… Et en prime, un salaire pouvant aller de 2 000 à 4 000 dollars, quand le salaire moyen dans les pays de la CEI n’excède pas 250 euros. L’OEI ne cherche pas que des combattants, mais aussi des infirmiers, des ingénieurs ou encore des enseignants, qu’elle promet de faire travailler dans de « bonnes conditions de sécurité » (sic).

L’État islamique, une alternative aux « États faillis »

Le 10 octobre 2014, les cinq dirigeants des pays ex-soviétiques d’Asie centrale étaient présents au sommet de la Communauté des États indépendants (CEI) : il est assez rare de les avoir tous ensemble... À l’ordre du jour, les nouvelles menaces, dont celles liées au fondamentalisme et à l’OEI. Emomali Rakhmonov, le président tadjik et ses collègues dictateurs ont affirmé « qu’une position commune devait être prise pour lutter contre l’État islamique et prévenir le départ de djihadistes pour les zones de combats au Moyen-Orient », en oubliant le rôle de leurs propres politiques discriminatoires dans l’incitation au départ.

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Jardins de la résidence de l’ancien directeur des douanes du Kirghizstan sur les bords du lac Issyk-Koul (sous le régime d’Askar Akaïev en 2003).
Photo : Philippe Rekacewicz, 2003.

Dans ces pays très autoritaires, on ne se confie pas facilement, mais les rares témoignages dénoncent clairement des formes de discrimination religieuse ou ethnique. Dans le sud du Kirghizistan, les minorités religieuses sont marginalisées par des lois particulièrement sévères et le contrôle permanent exercé par les services de sécurité. Chercheur associé à l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE), Akhmed Rahmanov ajoute :

L’Ouzbékistan, qui se perçoit plus laïque et “tolérant”, a institué un cadre rigide dans lequel est censé se développer l’islam “officiel”. Malheureusement, en dehors de ce “cadre”, prospère un islam radical. »

Paradoxalement, l’International Crisis Group (ICG), de son côté, voit plutôt le manque d’éducation religieuse et de sensibilisation au principe de laïcité comme facteur incitant au départ. On peut aussi comprendre cet « appel au djihad » comme une conséquence de l’immense frustration d’une population qui a totalement perdu l’espoir d’un changement politique et social. Mais les facteurs socio-économiques ne doivent pas faire oublier que l’engagement idéologique (l’idée de la guerre sainte pour faire triompher l’islam) est aussi un facteur important dans cette vague de départ.

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Environment and security issues in Central Asia
Environment and security initiative (Envsec).
Philippe Rekacewicz, Unep/Grid-Arendal and OSCE, 2005.

L’OEI ne veut pas du Mouvement islamique ouzbek

Le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) est une organisation formée à la fin des années 1990. Son objectif revendiqué : renverser le gouvernement en place et établir un califat islamiste radical dans l’ensemble du « Turkestan », de la mer Caspienne au Xinjiang chinois. Son chef, Usman Ghazi, est « officiellement » reconnu coupable par les services de sécurité des attentats de 1999 (9 morts et 128 blessés) qui ont failli coûter la vie au président Islam Karimov.

Aujourd’hui, ce mouvement est affaibli autant sur le plan psychologique que financier et humain :

En 2001, suite à l’intervention de la coalition, l’Ouzbékistan était parvenu à faire inscrire le MIO sur la liste des organisations terroristes. Depuis lors, les islamistes ouzbeks ont “eu affaire” à l’OTAN, et ont vu leurs capacités militaires et organisationnelles presque réduites à néant. »

Akhmed Rahmanov (source : Huffington Post)

En octobre dernier, un représentant de la police ouzbèke annonçait que le MIO avait rejoint les rangs de l’OEI en Irak et en Syrie. En réalité, il ne s’agissait que de quelques combattants isolés, l’OEI n’ayant pas voulu de rapprochement avec le MIO, soupçonné — paradoxalement — d’entretenir des liens étroits avec les services de sécurité ouzbeks…

Vers une déstabilisation de l’Asie centrale ?

La thèse selon laquelle l’OEI pourrait s’attaquer à l’Asie centrale est de plus en plus relayée dans les médias — russes et occidentaux — depuis la fin 2014. On pense entre autre à la très turbulente vallée de Ferghana que se partagent le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan et qui a connu plusieurs vagues de violences politiques et religieuses depuis l’implosion de l’Union soviétique.

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Environment and security issues in the Ferghana Valley.
Environment and security initiative (Envsec).
Philippe Rekacewicz, Unep/Grid-Arendal and OSCE, 2005.
Auparavant les rebelles, en Afghanistan et au Pakistan avaient pour cible deux pays : le Tadjikistan et le Kirghizstan, comme avant-postes pour frapper l’Ouzbékistan. Il est clair qu’aujourd’hui l’objectif est plus large : Il est désormais question d’atteindre le Kazakhstan, le Turkménistan et la Russie. »

Alexandre Sobianine, chef du service de planification stratégique de l’Association de coopération limitrophe.

Mais d’autres analystes européens ou russes ne croient pas à un tel « danger ». Casey Michel écrit ainsi dans The Diplomat :

Penser que l’OEI menace l’Asie centrale est aussi absurde et infondé que de croire que les membres de l’OEI sont en train de pagayer vers le Mexique ».

Alexandre Kniazev renchérit, dans une interview accordée à Ria Novosti :

Je pense que les rumeurs sur l’offensive triomphale de l’OEI en Asie centrale sont très exagérées. Premièrement, le but de ce mouvement à l’heure actuelle, après avoir pris le contrôle sur des territoires en Irak et en Syrie, est de s’ancrer dans l’espace déjà conquis. Deuxièmement, les principaux vecteurs de sa progression future se trouvent au Moyen-Orient, comme en témoignent indirectement les récents affrontements dans les zones frontalières avec l’Arabie Saoudite et le Liban. »

Quel rôle pour Moscou ?

Ahmed Rahmanov, dans un récent article publié sur le Huffington Post, accuse la Russie d’avoir contribué à la radicalisation des travailleurs migrants centre-asiatiques partis pour la Syrie, via la Turquie.

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Taboshar, Tadjikistan.
Photo : Philippe Rekacewicz, 2005.
La montée du nationalisme russe, les violences et la discrimination envers les immigrés, ont renforcé l’idée d’une identité musulmane aussi bien pour les immigrés d’Asie centrale que pour les citoyens russes musulmans, comme par exemple les Tchétchènes. Le renforcement de cette identité est une réaction au rejet des musulmans en Russie. »

Ce début de déstabilisation politique en Asie centrale est une occasion pour la Russie de se réaffirmer, dans une région très stratégique pour elle. En juin 2014, le Kremlin a promis au Kirghizistan une aide militaire d’un milliard de dollars contre la fermeture d’une des bases américaines présentes sur son territoire et un « allègement » de 500 millions de dollars pour ce qui concerne sa dette envers Moscou. Selon le Financial Times, le parlement du Tadjikistan aurait voté, en octobre 2014, une loi permettant à la Russie de conserver 6 000 soldats dans le pays pour une période de 30 ans…

Le moins qu’on puisse dire est que personne n’est vraiment d’accord sur le risque réel d’une radicalisation islamiste dans la région. Pour les uns, le départ de quelques centaines de personnes pour la Syrie est un phénomène anecdotique, pour les autres, l’extension des mouvements fondamentalistes et l’emprise de l’OEI en Asie centrale représentent un grand danger contre lequel il faudrait réagir très rapidement.

Sources consultées pour cet article