1 - Déroulement du projet
Ce projet de cartographie, qui a impliqué trois établissements, trois enseignantes et une doctorante durant l’année scolaire 2013/2014 a été mené dans trois classes d’arts visuels de dixième (13-14 ans) du canton de Genève [1].
En mai 2014, leurs travaux ont été exposés dans un espace public (le grand hall du bâtiment Uni-Mail de l’Université de Genève). Chaque classe a réalisé au moins une production cartographique accompagnée de sa légende. Dans deux des classes, les productions étaient individuelles (carte de l’itinéraire de « chez moi » à l’école ou « carte subjective » de mon école), alors que la troisième classe a œuvré collectivement pour réaliser une « carte-table des lieux » en trois dimensions sur laquelle (on pourrait même dire « dans » laquelle) les élèves se sont représenté
e s avec des bonshommes en terre à modeler.D’autres activités et productions ont complété cette « cartographie vivante » : transformation de photographies, récits et travail de gravure.
L’ensemble des élèves (une soixantaine au total) ont été impliqués dans tout ou partie des étapes du projet : réalisation des travaux (seuls ou en groupe), aide au montage de l’exposition, vernissage et présentation au public.
Étant présente avec eux durant toute l’année en classe, ainsi que lors de quelques sorties extra-scolaires, mais sans avoir le rôle de l’autorité (je ne souhaitais pas être associée à une enseignante), nous avons créé une relation de confiance qui a permis aux élèves de s’exprimer librement et répondre à mes questions sans craindre la censure de l’adulte.
2 - Le « pourquoi ? » ou le « comment ? »
Une semaine avant l’ouverture de l’exposition, des élèves discutent autour de la carte subjective de leur école, au sujet d’un banc représenté en trois dimensions sur la carte (les prénoms ont été changés, sauf pour les élèves qui ont pris la parole en public lors de la visite commentée).
Matteo :
— Et pourquoi t’aimes pas aller là-bas ?
Guran :
— C’est la même question que lui.
Matteo :
— Non, il a dit pourquoi tu vas pas là-bas ? Pourquoi tu veux pas ?
Adrian :
— Je sais pas, parce que j’aime pas...
Matteo :
— Non, il y a pas de « chais pas » ici ! Tu réponds concret !... Il y a une raison.
Guran :
— Il sait pas ce que ça veut dire concret !
Adrian :
— Jsais, jsais pas, parce que c’est comme ça.
Matteo :
— Et si, heu… tu pourrais y aller ? Par exemple demain ?
Adrian :
— Non.
Matteo :
— Pourquoi ?
Adrian :
— Parce que.
Matteo :
— Non parce que c’est pas une réponse. Tu continues.
Adrian, la voix tendant vers l’aigu :
— Non !
L’enseignante :
— Voilà, il a exactement raison.
Adrian :
— Je sais pas pourquoi j’y vais pas !
Comme en témoigne cette discussion entre élèves, parler du « pourquoi “là” » reste un sujet épineux, et ceci pour deux raisons : d’abord parce que nous sommes souvent bien en peine de répondre au pourquoi de notre quotidien, ensuite parce que nos pratiques et nos choix spatiaux renvoient à nos identités et à nos groupes d’appartenance.
En d’autres termes, parler du « pourquoi “là” » de nos pratiques revient à exposer en public une part de notre intimité ; c’est une activité délicate, car souvent hasardeuse et risquée. Plutôt que de répondre au « pourquoi », nous avons donc décidé de questionner le « comment » à partir des endroits que les élèves pratiquent et ont choisi de mettre en image.
« Une carte est à la fois une image et un récit » dit le géographe Gunnar Olsson [2], et c’est ainsi que fut appréhendée cette production : le processus cartographique ayant pour objectif de « faire raconter » à partir d’artefacts (cartes subjectives, photos, dessins, objets modelés) le quotidien des élèves du cycle d’orientation (équivalent du collège en France), ouvrant alors un espace de dialogue dans la classe pour questionner les rapports de pouvoir.
Ainsi, dans une des trois classes, les élèves ont choisi un objet représentatif de leur lieu préféré dans l’école, à partir duquel ils ont raconté une anecdote. Celle-ci a été écrite sur une page d’agenda scolaire qui correspondait à leur date d’anniversaire. A partir du récit, le public de l’exposition devait pouvoir deviner le lieu de l’école auquel l’objet renvoyait. La matière a alors servi de média au récit de soi, comme en témoignent ces images :
3 - Public captif, public actif
Malgré les limites liées au contexte institutionnel et à la participation obligatoire qui rend les jeunes usagers de l’école « captifs », les élèves de ces trois classes se sont exprimés assez facilement et souvent avec enthousiasme, probablement plus habitué [3]. Cette élève, par exemple, a choisi trois lieux pour représenter son école en réponse à la consigne suivante : « Dessine-moi ton école en faisant apparaître les lieux qui tu aimes et n’aimes pas dans l’école ».
e s à parler d’eux/elles-mêmes que ne le sont les adultes. Ils/elles ont osé d’ailleurs, peut-être parce qu’ils/elles étaient en cours d’arts visuels, cartographier leur école en s’ancrant dans l’univers de la représentation plus que dans la réalitéSi beaucoup ont été satisfaits du résultat, et ont exprimé leur fierté lors de l’exposition, d’autres sont restés plus discrets lors de la phase finale du projet :
« J’ai pas envie d’exprimer mes émotions et mes sentiments, ça me regarde » dit une élève. « Moi, je ne ressens rien, c’est pas comme si on avait choisi la maison. Mais je ne ressens rien ici, à l’école, ça me fait rien » complète son ami.
Non seulement parler de l’intime a ses limites, qu’il importait de respecter, mais comme tout espace, l’intensité du vécu scolaire exprimé a été très variable selon les personnalités, et ceci sans aucune relation avec le niveau scolaire des élèves. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’on est « bon » qu’on aime l’école et inversement. Beaucoup d’élèves en échec étaient plutôt « bavards » quand il s’agissait de représenter des lieux, et de raconter ce qu’il se passe dans l’école.
4 - Avant tout, le lieu est autre
Un des premiers enseignements de ce projet, comme l’attestent les représentations des élèves, c’est que le lieu est toujours rempli d’« autres » : aucun n’a choisi de lieu sans y représenter autrui, malgré la difficulté technique liée à la représentation des corps humains. L’usage des mots, de collage et la création des figurines ont permis de détourner cette difficulté et eurent pour effet d’humaniser l’espace dessiné.
À l’intérieur de l’école, même la bibliothèque, souvent mentionnée comme refuge des « perdus » ou des « sans amis », a été souvent choisie autant pour la possibilité de s’ouvrir — par la lecture — sur des « autres » réels ou fictionnels, que pour le plaisir de se retrouver en petits groupes, dans un environnement plus calme que dans la grande cour. Hors de l’école, les lieux privilégiés sur les cartes des parcours sont ceux des rencontres joyeuses ou ennuyeuses avec les copains, les concierges ou les voisins...
5 - Lieux aimés et lieux craints
Les lieux les plus appréciés sont souvent ceux partagés avec les ami
e s. Les lieux dépréciés, ce sont les salles de classes où ont lieu les cours « détestés » et ce qu’on pourrait appeler « les lieux craints ». Les lieux craints, c’est par exemple un endroit très fréquenté, où la densité est forte (comme à la cafétéria), et dont la morphologie interdit les « échappatoires », ou encore un lieu étroit, comme les vestiaires, les toilettes ou les couloirs.À ce sujet, Nathan raconte avec éloquence lors de la visite :
« On a fait une carte avec les endroits qu’on aimait ou pas. Il y a des lieux que j’aime pas mais que je suis obligé de fréquenter, je n’ai pas le choix : par exemple le couloir. On est obligé d’y passer, c’est là où on est d’ailleurs le plus souvent. Il y a beaucoup de passage, et beaucoup de bruit. Il peut y avoir des embrouilles, on peut se battre. J’ai dessiné un squelette car c’est un endroit que j’aime pas, et aussi parce qu’il y a beaucoup de “traces humaines”. Mais comme les humains se croient supérieurs on peut marcher sur le dinosaure ! »
À l’inverse, l’ascenseur, espace étroit lui aussi, n’est jamais subi. Plusieurs fois valorisé dans leurs dessins comme un espace positif, voire de fantasme, il est considéré comme un privilège.
Les lieux les plus souvent représentés, essentiels aux sociabilités quoique pas forcément « conscientisés » comme tels, sont finalement les micro-lieux, ceux des places assises (bancs, chaises, plots) et des promontoires en tout genre (rebords, escaliers, radiateurs).
Les hauts-lieux, tels que les tables sont d’autant plus importants qu’ils sont rares, comme en témoignent les élèves en entretien. Il semble que, comme ailleurs, la rareté en garantit la valeur.
6 - Attachement
« When we look at the world as a world of places, we see different things. We see attachments and connection between people and place. We see world of meaning and experience. »Tim Cresswell, Place : A Short Introduction, Wiley, Blackwell,2004.
Non seulement la mise en valeur des lieux de l’école à travers une cartographie subjective a permis de « visibiliser » ces lieux, et de caractériser ce qui les attache aux élèves, mais surtout, l’évocation de ces liens a ouvert la possibilité d’en favoriser d’autres, comme le résume Basma qui commentait la carte collective en trois dimensions lors de la visite de l’exposition :
« On a fait des photos des endroits qu’on aimait bien. Après, on a recopié le plan de l’école sur cette table, puis on a choisi un symbole pour représenter notre endroit, ainsi qu’un personnage qu’on a fait en terre cuite, et un objet. On a tracé l’itinéraire de chez nous vers l’école, avec des clous et un fil on a relié notre photo au lieu et on a collé notre personnage. Ce projet nous a rapprochés. Surtout les filles et les garçons, on parle mieux avec les garçons, en tout cas dans la classe. »
Une fille à qui je demande ce qu’elle a préféré en découvrant les travaux des autres classes me répond :
« Celui de la table, la toute grande. J’aurais choisi ça parce que sur la carte on pose des statuettes et ensuite on les relie à une photo. J’aime bien parce qu’on raccroche un souvenir à chaque endroit. Les souvenirs restent, pas les personnes, alors j’aime bien ce concept de se souvenir de chaque endroit. »
Encore une fois il s’agit bien de « l’autre », le souvenir faisant référence aux habitants du lieu, bien qu’ils ne soient plus nécessairement là, la carte subjective permet alors de rendre compte du vécu, en y recevant des traces représentées par les fils, les statuettes, les objets et les choix des couleurs.
Le dessin, c’est le plaisir de parler de soi dans un contexte scolaire qui laisse peu de place à l’individu. Dans une classe, une enseignante leur demande par écrit ce qu’ils retiennent du projet et il est intéressant de constater que le plaisir de parler de ses sentiments est partagé autant par les filles que par les garçons :
« Pour moi chacun donnait une partie de soi, expliquait ce qu’il aimait et le développait, et j’ai appris qu’il fallait faire déborder son imagination sans avoir honte. »Un garçon.
« Tous les travaux “faisaient partie” de quelqu’un, dans le sens où tous les travaux ont été élaborés par un élève qui y a mis des sentiments, des émotions, etc. »Un garçon.
« Ils avaient beaucoup de dessins... Ça se voyait que nous avions mis du cœur dans les dessins, mais il y avait pas le mien. »Un garçon.
« Le panneau avec notre endroit préféré, car on pouvait montrer nos sentiments, les personnes que nous aimons pas ou autre. »Une fille.
« J’ai bien aimé faire le chemin de chez moi à l’école, parce que j’ai pu voir les sentiments que j’avais et à quoi je pensais. »Une fille.
Grâce au dessin, les élèves prennent conscience de leur « géographicité » :
« Je me suis juste rendue compte que mon groupe de copines et moi restons toujours en groupe au même endroit, et j’ai ouvert les yeux sur les autres groupes d’élèves qui ont leurs endroits, leurs copains, leurs délires différents des nôtres. »Une fille.
« J’ai appris que K. aime les lieux plus discrets mais aussi qu’ils se trouvent devant l’entrée. J’ai appris à reconnaître les différents lieux de chacun dans la classe, parce que normalement je ne vois personne à la pause. »Une fille.
7 - Projet cartographique et dimension citoyenne
Alors que le projet avait pour objectif de « faire raconter » par les élèves leur expérience scolaire à partir d’artefacts, c’est la dimension citoyenne du projet que je retiens, et un fort désir de collectif et d’appropriation des lieux de l’école, très bien exprimé par ses jeunes usagers.
La qualité des résultats doit nous inciter à être tout à l’écoute des élèves et à prendre au sérieux ce qu’ils ont à nous dire, à la fois comme « artistes » avec les œuvres qui représentent leur perception, et comme véritables experts des usages de l’école.
↬ Muriel Monnard.
Dans le cadre du « science slam » à l’université de Genève, Muriel Monnard a présenté sa thèse de doctorat (dont le sujet est aussi l’objet de ce billet) dans une émouvante prestation théâtrale de quelques minutes :