« Once Upon a Thirst » ou l’assèchement de l’Ouest américain

#eau #sécheresse #californie #états-unis #dust-bowl

9 mars 2015

 

Par Marc-André Laferrière

Chercheur à la Chaire Raoul-Dandurand, UQAM, Montréal.

Le 12 août 2014, les habitants d’une ferme de l’État de Washington voient s’abattre sur eux une gigantesque tempête de sable. Ces images font remonter en mémoire le désastre du Dust Bowl, cette région du Mid-Ouest américain où se sont déroulés une série de gigantesques tempêtes de sable (dust storms) lors des années 1930. Le Dust Bowl (en français « bol de poussières ») est en vérité un périmètre dont les frontières, aussi mouvantes qu’indéfinies, réunissaient les États du Colorado, du Nebraska, du Kansas, de l’Oklahoma, du Texas et du Nouveau-Mexique.

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Tempête de sable dans l’État de Washington, le 12 août 2014
Bob Jenness, Associated Press

Considérée comme l’un des plus grands désastres écologiques d’origine humaine aux États-Unis, l’histoire du Dust Bowl débute en 1932, lorsqu’une sécheresse inédite frappe le Mid-Ouest américain. Au cours des décennies précédentes, avec le développement de l’industrialisation et l’arrivée d’une nouvelle vague d’immigrants en quête de terres peu onéreuses, la région a été défrichée et labourée à un rythme délirant.

Autrefois immenses prairies dont les pâturages nourrissaient les bisons, les terres du Mid-Ouest étaient pour la première fois soumises à une agriculture mécanique, intensive et continue. Des millions d’hectares de prairies étaient dès lors convertis en champs céréaliers.

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Dust bowl des années 1930
Elisabeth Vallet, « Dust Bowl. Une tragédie environnementale contée par Ken Burns », À la Maison-Blanche : Politique, culture et élections aux États-Unis, 7 décembre 2012, http://usa.hypotheses.org/1170

La sécheresse des années 1930 a livré au soleil et aux vents une terre dénudée, devenue aride et sèche, de sorte que d’immenses tempêtes de sable — ou Dust Storms — ont balayé la région (il y en a eu 14 en 1932, et 38 en 1933). En 1934, l’une d’elles a transporté et déposé 12 millions de tonnes de particules sur les villes de la côte Est. New York et Washington se sont assombries, et jusqu’à 300 miles de la côte, des navires ont été recouverts d’une fine couche de poussière.

Pendant deux décennies, des enfants du Mid-Ouest mouraient en nombre d’une pneumonie associée aux particules fines transportées par ces tempêtes de sable. On l’appelait même la Dust Pneumonia. Les faillites de commerces s’amplifiaient, et la région connut un exode massif : beaucoup de fermiers de l’Oklahoma choisiront de s’installer en Californie, en Oregon et dans l’État de Washington. On les surnommera les « Okies », et ils subiront une forme de discrimination très similaire à celle des Noirs.

Le destin du Dust Bowl est finalement scellé par un programme de revitalisation des terres, la plantation de milliers d’arbres, ainsi que par le développement de nouvelles techniques agricoles. Le phénomène a finit par complètement disparaitre…

… du moins jusqu’à aujourd’hui.

Un second souffle pour le Dust Bowl ?

« Cela ne se produira plus jamais. » Jim Reese, fermier, homme d’affaires, responsable politique républicain et secrétaire de l’agriculture de l’État d’Oklahoma réfute en 2011 l’idée même d’un retour du Dust Bowl.

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Hooker, Oklahoma, 4 juin 1937.
Research Division of the Oklahoma Historical Society.
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Une tempête de sable au Kansas en octobre 2012.
Photographe inconnu. Publié par Janet Larsen.

Et pourtant, la même année, c’est non seulement le Mid-Ouest, mais aussi l’Ouest américain qui vont voir surgir une nouvelle vague de Dust Storms. Fin août, dans l’État d’Arizona, la ville de Phoenix en était à son cinquième de l’été... Les tempêtes de sable sont devenues de plus en plus fréquentes (Oklahoma, Kansas, Texas, Nouveau-Mexique, Arkansas, Colorado), et sont aussi apparues dans des endroits où on ne les avait jamais vues auparavant.

En août 2014, deux énormes tempêtes de sable provoquent, dans l’État de Washington, de nombreux accidents de la route. Jusqu’à l’apparition de ces tempêtes, le climat de l’État de Washington était bien loin d’offrir les conditions permettant la formation de tels phénomènes. Et contrairement aux « Okies » qui s’y sont installés lorsqu’ils fuyaient le Dust Bowl des années 1930, ceux qui vivent aujourd’hui dans cet État ne semblent pas trop savoir quoi faire ni où aller.

Entre 2012 et 2015, le Mid-Ouest et l’Ouest américain subissent les effets d’une sécheresse dont l’ampleur est totalement inédite. Elle s’est même spectaculairement amplifiée depuis 2013 : résultat, les sources d’eau se tarissent et les terres se dessèchent.

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Une mesure de la sécheresse aux États-Unis fin 2013.
« United States Drought Monitor », Drought Monitor, 31 décembre 2013, http://droughtmonitor.unl.edu/Home.aspx
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Une mesure de la sécheresse aux États-Unis fin 2014.
« United States Drought Monitor », Drought Monitor, 21 octobre 2014, http://droughtmonitor.unl.edu/Home.aspx

Il fait soif en Californie

Records de chaleur, assèchement des lacs, des rivières et des nappes phréatiques, pertes d’emplois agricoles, terres en jachère, parcs autrefois verdoyants totalement jaunis, résurgence des feux de forêt, doublement des prix pour nourrir le bétail, rationnement de l’eau… essuyant de plein fouet les impacts de la sécheresse, la Californie est sous état d’urgence depuis janvier 2014.

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Les zones de sécheresse et leur intensité en Californie, du 1er janvier 2013 au 30 septembre 2014.
« United States Drought Monitor », Drought Monitor, California, http://droughtmonitor.unl.edu/Home.asp.
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Les zones de sécheresse et leur intensité en Californie, le 11 novembre 2014.
« United States Drought Monitor », Drought Monitor, California, http://droughtmonitor.unl.edu/Home.asp.

Recrudescence des incendies

En septembre 2014, au moins cinq gigantesques incendies se sont déclarés. L’un d’eux, surnommé the King Fire, a dépassé en superficie la ville de Los Angeles. Près du parc national de Yosemite, dans les montagnes du centre de la Sierra Nevada, un autre monstre de chaleur a consumé 97 000 acres de terrain. Le feu menace aussi plusieurs des corridors de transport électrique haute tension, et les prévisions des autorités de l’État de Californie ne sont pas très optimistes.

En août 2014, plus de 35 000 incendies avaient déjà consumé deux millions d’acres de terres, dont :

  323 721 acres dans l’État de Washington
  140 249 acres en Oregon,
  163 178 acres en Californie
  85 241 acres en Idaho,
  1 655 au Montana.

Des lacs et des rivières sous pression

Les deux plus grands réservoirs d’eau potable de la Californie, Shasta Lake et Oroville, ne sont remplis qu’au tiers de leur capacité, contre deux tiers en temps normal pour la même période. Le niveau du lac Folsom était si bas en novembre 2013, que sont réapparues les ruines de Mormon Island, une petite ville submergée il y a 58 ans...

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Le réservoir du lac Oroville à sa pleine capacité en 2011 (photo du haut) et à 30 % de sa capacité en août 2014 (photo du bas). Deux mois plus tard, le 4 octobre, il était à 28 %
Photos par Paul Hames, California Department of Water Resources et Justin Sullican, Getty Images. Publiées par Christopher C. Burt, « Crunch Time for California Drought », Weather Underground, 3 octobre 2014, http://www.wunderground.com/blog/weatherhistorian/comment.html?entrynum=309

Des nappes phréatiques surexploitées

En vingt ans, la consommation d’eau potable à augmenté de 41,5 % en Californie. Pour l’année 2012, l’État a exploité ses nappes phréatiques à un rythme de 15% supérieur à leur capacité de renouvellement. Cette situation ne concerne pas seulement la Californie : sur une même période de 20 ans, la consommation d’eau potable a augmenté de 42 % au Texas, de 58,2 % en Floride, et de 70 % en Arizona.

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Ian MacDonald, « Major Reservoir Current Conditions Graphs ».
Department of Water Ressources - California Data Exchange Center, 24 octobre 2014, http://cdec.water.ca.gov/cdecapp/resapp/getResGraphsMain.action

Et pendant que la consommation d’eau s’accroît, les réserves s’épuisent. Surexploitées, les quarante plus importantes nappes phréatiques des États-Unis accusent toutes un déficit gigantesque. Alors que, entre 1900 et 2008, l’extraction de ces nappes a entraîné un déficit moyen de 9,2 kilomètres cubes d’eau par an, ce déficit atteignait, pour la période 2000-2008, un volume annuel de 25 kilomètres cubes.

L’Ogallala, l’une des plus importantes nappes phréatiques du monde, située dans le centre Ouest des États-Unis, subit une ponction continue de 12 milliards de mètres cubes d’eau par an. Vieille de quelques millions d’années, étendue sur plus de 450 000 km2, d’une épaisseur moyenne de 60 mètres, pouvant même parfois atteindre les 180 mètres, cette nappe irrigue depuis des décennies plus de de 65 000 km2 de terres réparties sur huit États. En 2012, le niveau de la nappe avait décliné d’environ 3 à 15 mètres sur l’ensemble de sa surface, voire 60 mètres en certains endroits. Les précipitations sont très insuffisantes pour renouveler une nappe qui accuse un déficit de 325 milliards de mètres cubes, et la sécheresse actuelle va durablement l’affecter.

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Extension de la nappe phréatique
Elisabeth Vallet, « La rivière Colorado et la soif du Sud », À la Maison-Blanche : Politique, culture et élections aux États-Unis, 17 mars 2012, http://usa.hypotheses.org/624

Mais toutes les nappes phréatiques ne sont pas de cette envergure, et toutes ne sont pas nécessairement dédiées à l’agriculture. Beaucoup sont de petites nappes à partir desquelles s’alimentent des résidences familiales. Pour nombre de résidents en Californie, l’assèchement de ces petites nappes signifie surtout la disparition de l’eau du robinet. Selon les autorités de l’État, au 2 octobre 2014, environ 700 ménages alimentés par des puits artésiens étaient privés d’eau courante. Pour la vaisselle, le linge, la chasse-d’eau ou simplement pour se laver les mains, la population doit utiliser de l’eau en bouteille.

Pour faire face à l’urgence, le comté de Tulare, au sud de Fresno, a organisé au début de l’été un programme de livraison de bouteilles d’eau à domicile. Mais même avec l’action des municipalités, combinée des avec celle des ONG, cela reste très insuffisant. Des parents qui ne pouvaient pas laver leurs enfants assez souvent refusaient même de les envoyer à l’école de peur d’en perdre la garde…

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Comparaison des déficits en eau par État pour la période 1900-2000, et 2001-2008
Leonard F. Konikow, « Groundwater Depletion in the United States (1900–2008) », USGS Scientific Investigations Report 2013-5079, 2013, http://pubs.usgs.gov/sir/2013/5079/

En août 2014, les autorités ont installé un réservoir de 20 000 litres d’eau non potable devant une caserne de pompiers. Un avis écrit en anglais et en espagnol avertissait : « Ne pas utiliser pour boire » — mais personne ne vérifie vraiment comment la population utilise cette eau.

Poissons cherchent eau fraîche

Il existe en Californie 121 espèces autochtones de poissons. Ces espèces sont déjà en déclin, 83 % sont même « à haut risque d’extinction ». Le saumon et la truite sont particulièrement menacés, l’eau fraîche dont ils ont besoin doit nécessairement être en-dessous de 22°C.

Après trois années consécutives de chaleurs anormalement élevées, la reproduction des saumons d’eau douce de Californie était en péril. Au pied du barrage Shasta, au nord de la Californie, se trouve l’écloserie de saumons d’eau douce Livingston Stone National Fish. Un demi-million de saumons y grandissent chaque année. En août 2014, les agents du Service de la vie sauvage et de la pêche (US Fish and Wildlife Service), ont installé des refroidisseurs géants afin d’abaisser la température de l’eau. D’autres refroidisseurs géants étaient aussi installés dans les écloseries de l’American River, à l’est de Sacramento, des refroidisseurs plus petits ont aussi été aménagés sur quelques autres rivières de l’État.

Plus tôt dans l’année, des mesures d’urgence avaient dû être entreprises pour sauver les 1,4 milliard de dollars que représentent annuellement l’industrie de la pêche et le commerce du poisson en Californie : en juin, on avait transféré par camions-citernes plus de deux millions de poissons menacés par la chaleur.

Responsables politiques cherchent solutions

Aux États-Unis, le combat fait rage entre les climato-sceptiques et les militants qui essayent désespérément d’alerter sur les conséquences du changement climatique. La Caroline du Nord, par exemple, légiférait en 2011 afin d’interdire toute mesure prise sur des recommandations provenant d’études scientifiques sur les changements climatiques. En 2012, face à une réalité impossible à nier, la Californie choisissait la voie contraire et constatait l’état des lieux, pour ensuite développer un plan afin d’y faire face.

De ces rapports sont nées différentes propositions. Par exemple, pour tenter de minimiser l’impact d’une augmentation de la température de 14°C prévus pour l’année 2100, le département de la santé propose :
 l’aménagement d’aires urbaines vertes, basées sur une architecture dont la technologie permettrait de refroidir les toits par des matériaux réfléchissant les rayons du soleil ;
 la séquestration du carbone par le transfert du CO2 de l’atmosphère au sol ;
 le développement de l’énergie solaire ;
 l’installation généralisée de compteurs de consommation d’eau ;
 le remplacement d’espèces de poissons « allochtones » plus résistantes à la chaleur pour remplacer les stocks déclinants de poissons « autochtones » ;
 le développement « d’écosystèmes mobiles » pour relocaliser les espèces qui n’arriveraient pas à s’adapter à des changements de climat en migrant vers des régions plus clémentes.

Pendant les élections de mi-mandat du 4 novembre 2014, les électeurs californiens se sont prononcés sur la question de l’eau par voie référendaire. Comme la Proposition 1, défendue par le gouverneur démocrate Jerry Brown, l’a emportée avec 66,8 % des voix, l’État pourra emprunter la somme de 7,12 milliards de dollars en obligations afin d’investir dans différents projets d’infrastructures aquifères, de recyclage d’eau, de construction de barrages et de restauration des écosystèmes endommagés.

Un état d’urgence permanent ?

Nous allons distribuer de l’eau aux gens aussi longtemps que nous en aurons, mais la vérité est que nous ne savons pas vraiment combien de temps nous en aurons. »

Andrew Lockman, Bureau du comté de Tulare des services d’urgence.

La crise de l’eau, de même que la réapparition du Dust Bowl, avaient déjà été anticipées dès 2011. Les projections à moyen terme indiquent que la demande en eau potable sera de plus en plus forte, alors que les réserves d’eau et les précipitations vont marquer un déclin sensible.

Les facteurs qui avaient déclenchés les Dust Storms des années 1930 sont les mêmes qui ont permis leur réapparition en 2011. À partir du mois novembre 2014, la grande question était de savoir si les précipitations annuelles allaient rétablir l’équilibre aquifère. Allait-il pleuvoir assez pour mettre fin à l’état d’urgence ? La réponse est arrivée le mois suivant : il a effectivement beaucoup plu (les tempêtes ont été nombreuses et violentes sur la côte ouest, inondant même une partie de San Francisco, mais pas suffisamment, hélas, pour pallier au déficit des réservoirs de l’État jusqu’à la normale de saison...

Pour sortir de la période de sécheresse, les scientifiques de la NASA affirment qu’il faudrait des précipitations équivalent à 11 trillions de gallons, soit 42 kilomètres cubes… En attendant un tel déluge, la Californie reste en l’état d’urgence. Et dans un état de grande incertitude.


Un peu de musique :
Dust Bowl Blues par Woody Guthrie