Jeune juif hongrois (il est né dans un faubourg de Budapest, le 5 novembre 1899), Sándor (Alexandre) Radó rejoint le Parti communiste en 1918, après la chute de la monarchie austro-hongroise. Lors du bref exercice du pouvoir par les communistes de Béla Kun entre mars et août 1919, il est employé dans l’armée comme cartographe. La chute du gouvernement le force à quitter la Hongrie. Il s’exile à Vienne, où il crée une agence de presse militante, puis en Allemagne, où il reprend ses études et participe bientôt à l’organisation du soulèvement communiste avorté d’octobre 1923. Son activité de géographe se développe en même temps que ses activités politiques et militaires.
C’est à cette époque qu’il va créer l’Atlas für Politik Wirtschaft Arbeiterbewegung (Atlas d’économie politique du mouvement ouvrier).
Cet Atlas est un grand oublié de l’histoire de la cartographie ; sans doute les événements qui ont déferlé sur l’Europe — la seconde guerre mondiale, puis le stalinisme et la guerre froide — ne lui ont pas été favorables.
Publié en 1930 à Vienne, le tome I est consacré à « l’impérialisme ». Il était prévu que le II porte sur le mouvement des travailleurs ; le tome III, sur l’Union soviétique. Mais « le fascisme nazi a eu raison de ce plan, écrit Radó, dans un avant-propos à sa réédition, en 1980. Une version entièrement remaniée du tome I, publiée à Londres en 1938, fut éclipsée par la menace de la guerre. Une édition tchèque devait paraître en mars 1939, le jour même où les troupes nazies envahirent Prague ».
En 1935, Radó avait été chargé par Moscou d’espionner les fascistes italiens et les nazis. Juste avant la seconde guerre mondiale, il s’installe à Genève comme journaliste et cartographe (il crée l’agence « Géopress » puis « Inpress »), travaillant comme consultant pour l’Organisation internationale du travail (OIT). Sándor « n’était heureux que lorsqu’il dessinait une carte en projection de Mercator » écrira son ami Arthur Koestler (Hiéroglyphes, 1955, cité par Guillaume Bourgeois). Sa femme Lène (Hélène) Jansen, une révolutionnaire de Berlin — qui fut la secrétaire de Clara Zetkin, et aussi la « deuxième ou troisième secrétaire de Lénine », d’après le dossier de la CIA — dirige avec lui un réseau d’espionnage, nommé Rote Drei. Ils informeront notamment Staline des projets précis d’invasion de l’Ukraine (mais celui-ci ne les croira pas).
Rote Drei opère jusqu’à la fin 1943. Mais la police suisse finit par découvrir les émetteurs radio et commence à arrêter ses agents. Le couple Radó se planque. Les partisans du maquis de Haute-Savoie parviennent à les exfiltrer à la mi-septembre 1944, et leur permettent de se rendre à Paris. Il apprendra plus tard que sa famille a été exterminée dans les camps nazis.
En 1945, la Direction principale du renseignement (GRU) de Moscou organise son transfert vers l’URSS. C’est l’heure des purges. Alex se laisse persuader. Mais, dans l’avion, il change d’avis, s’échappe lors d’une escale au Caire et tente de faire défection auprès de l’ambassade britannique. Les Anglais le rejettent. Il essaie de se suicider, mais est finalement rapatrié à Moscou, puis envoyé au goulag, sans procès, en août 1945. Il passera ainsi dix ans au secret, jusqu’à la mort de Staline. Durant cette période, Lène, qui n’a jamais douté qu’il fût resté vivant, continue de lui adresser des lettres, qui resteront toutes sans réponse. Elle le rejoint lorsqu’il rentrera en Hongrie, 36 ans après son exil de 1919. Mais elle meurt d’un cancer, trois ans seulement après l’avoir retrouvé.
« De 1945 à 1955, j’ai partagé en URSS le sort adverse de beaucoup de victimes du culte de la personnalité, écrit-il en conclusion de ses Mémoires. Ce n’est qu’après la suppression de ces abus que j’ai pu rentrer dans ma patrie (…) où j’ai réalisé, sur le plan de la géographie et de la cartographie, beaucoup des objectifs scientifiques dont je rêvais depuis des dizaines d’années. »
Resté cartographe — et certainement agent de renseignement —, il se fond dans l’appareil, se remarie ; il édite des revues de géographie comme Cartactual, et formera à l’université des générations de cartographes. Il meurt en août 1981.
À lire : le récit très détaillé de Guillaume Bourgeois, « Sándor Radó, géographe et agent de renseignement », Hérodote, 2011.
L’Atlas
Œuvre grand format, de 172 pages, l’Atlas für Politik Wirtschaft Arbeiterbewegung est, comme son nom l’indique, un Atlas d’économie politique du mouvement ouvrier. De fait, écrit Radó, « l’idée de la publication d’un tel Atlas écrit du point de vue matérialiste n’est venue de nul autre que Lénine lui-même ».
En 1921, explique Radó, il avait « profité de l’occasion du troisième congrès de l’Internationale communiste » où il se rendait comme journaliste pour collecter « en tant que jeune géographe-cartographe en herbe » des informations de première main sur les métamorphoses de la Russie.
C’est dans un des couloirs du palais du Kremlin que j’exposai ce désir à Sklianski, l’un des commissaires adjoint à la Défense nationale. Mon vocabulaire russe n’était cependant pas suffisant et je peinais visiblement pour me faire comprendre. Lénine, qui passait par hasard, s’offrit comme interprète. Mais il ne se contenta pas de servir de traducteur, il prit lui-même part à la discussion, s’enquérant des raisons de ma demande. Lorsqu’il apprit que mon intérêt scientifique portait sur la géographie et la cartographie, il m’exposa en quelques mots que des méthodes spéciales de représentation cartographique étaient devenues nécessaires par suite des problèmes que présentait l’impérialisme. Il me demanda si je ne voulais pas m’occuper de cette question en Russie où l’on manquait beaucoup de géographes communistes. (…) Inutile de dire qu’avec l’aide de Lénine je reçus [par la suite] toutes les cartes dont j’avais besoin. »Extrait de ses mémoires : Sous le pseudonyme “Dora”, parues chez Juillard, Paris, en 1972.
Quelques années plus tard, Radó « s’efforce de réaliser cela, conformément à l’esprit de Lénine, dans [sa] première œuvre cartographique, L’Atlas de l’impérialisme ». Et cite, dans l’avant-propos de l’Atlas, les propos tenus par Lénine dans un couloir du Kremlin :
Dans une courte conversation qui donna une direction au travail de toute ma vie, [Lénine] expliqua ce qu’il attendait d’une d’une cartographie imprégnée de l’esprit de lutte des classes. Comme je l’ai découvert beaucoup plus tard dans les livres, il travaillait à cette période à la publication d’un atlas scolaire marxiste, dont il avait conçu lui-même la table des matières. Il y réalisa les perspectives qu’il avait esquissées dans son célèbre ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. C’était non pas tant les rivières, les montagnes, les colonies, et les frontières qui devraient trouver leur place sur l’échiquier politique [de la carte], mais surtout l’interdépendance des États individuels, les puissances impérialistes, les semi-colonies et les colonies et leurs relations économiques. Il me faudrait des années d’une vie bien active pour trouver comment donner à ces idées une forme cartographique. »Alex Radó, préface à la réédition de l’Atlas, 1980.
Nous sommes, le vocabulaire employé le montre nettement, dans les années 1920. Le parti-pris pro-soviétique du jeune Radó se retrouve aussi clairement dans le sommaire détaillé ci-dessous. Le graphisme, très efficace, les thèmes, la méthode, et même le choix de la projection (cf. “Cuando Mercator era comunista”, Geoactivismo, 9 octobre 2014) renforcent ce point de vue.
Le sommaire
– Préface de Th. Rothstein
Les étapes de l’impérialisme
– Les débuts de l’ère impérialiste (autour de 1875)
– La première division du monde (1875-1914)
– La guerre mondiale (1914-1918)
– La deuxième division du monde (1919-1929)
– L’Europe de 1929
– Le Traité de Versailles
– Le Traité de Lausanne
– Le Traité de paix de Neuilly
– Le découpage de l’Empire austro-hongrois (traités de paix de Saint- Germain et du Trianon)
– Le découpage des colonies allemandes
– La crise monétaire après la guerre mondiale
– La marche vers la prochaine guerre
Les grandes puissances contemporaines
– L’Empire britannique
– États-Unis d’Amérique
– France
– Italie et Japon
– Les petits États coloniaux (Pays-Bas, Espagne, Portugal, Belgique)
– La superpuissance prolétarienne - l’Union soviétique
– Les relations extérieures de l’Union soviétique
– La Société des Nations
Les objectifs de l’impérialisme (sources de matières premières et débouchés commerciaux)
– Les espaces de vente
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- Répartition de la population de la Terre
- Répartition de la population urbaine de la Terre
– La lutte pour les matières premières
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- charbon ; pétrole ; minerai de fer ; fonte ; acier ; aluminium ; manganèse ; cuivre ; potasse ; coton ; production de caoutchouc et industrie automobile ; sucre ; café ; céréales et riz ; or ; commerce mondial ; trafic maritime ; la lutte pour la domination du monde.
la lutte pour la maîtrise des mers
– Océan Atlantique
– Méditerranée européenne
– Mer Adriatique
– Baltique et Mer du Nord
– Océan Indien
– Méditerranée Australasiatique
– Les routes maritimes vers l’Inde
– L’opposition britanniques-français
– Océan Pacifique
– Méditerranée américaine [Antilles]
– Les régions polaires (la division de l’Arctique et de l’Antarctique)
Problèmes individuels des impérialismes
– Les questions frontalières en Allemagne
– L’impérialisme italien
– La Petite Entente [Roumanie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie]
– La question de l’Escaut [Belgique/Pays-Bas]
– L’encerclement de l’Union soviétique par l’impérialisme britannique
– L’encerclement de l’Union soviétique.
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- L’isolement de l’Union soviétique en Europe
- La fermeture de la mer Noire
- La zone de déploiement indienne contre l’Union soviétique
– Moyen Orient
– Les pays musulmans
– Le Proche Orient
– L’Extrême-Orient
– Mandchourie
– La partition de la Chine sous les généraux
– Le contraste britanniques-français en Afrique
– L’Egypte et l’Abyssinie.
– Maroc
Questions de nationalités et questions économiques
– L’économie de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Suisse et des Pays-Bas
– La fragmentation nationale de l’Allemagne
– Les Allemands en Europe centrale
– Les objectifs de la Grande Hongrie
– Nationalités en Suisse
– Nationalités en Belgique
– L’économie française et belge
– Nationalités en France
– L’économie britannique
– Nationalités en Irlande
– Économie et nationalités en Espagne et au Portugal
– L’économie italienne
– Nationalités en Italie
– L’économie des Balkans
– Antagonismes nationaux dans les Balkans
– Nationalités en Sudslavie [Yougoslavie]
– Nationalités en Roumanie
– L’économie de la Tchécoslovaquie
– Nationalités en Tchécoslovaquie
– L’économie polonaise
– Nationalités en Pologne
– L’économie de la Scandinavie et les États frontaliers
– Nationalités en Finlande
– L’économie du Moyen-Orient
– L’économie de l’Indonésie
– L’économie des Indes britanniques
– La désunion du gouvernement de l’Inde
– L’économie de la Chine
– L’économie japonaise
– L’économie de l’Afrique
– Nationalités en Afrique
– L’économie des États-Unis d’Amérique
– Nationalités aux États-Unis d’Amérique
– L’économie du Canada
– L’économie de l’Amérique centrale
– L’économie de l’Amérique du Sud
– Nationalités en Amérique
– La question Tacna-Arica [Bolivie-Chili]
– L’économie de l’Australie et de l’Océanie
– Nationalités en Australie et en Océanie
– L’économie de l’Union soviétique.
– La solution de la question nationale dans l’Union soviétique
– La question nationale dans la partie européenne de l’Union soviétique
– La question nationale dans le Caucase soviétique
– Les peuples opprimés du monde
– Les minorités nationales en Europe