Cartographies traverses, des espaces où l’on ne finit jamais d’arriver

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27 février 2015

 

« Cartographies traverses » est un dispositif de recherche-création qui regroupe des productions visuelles et sonores traitant des expériences migratoires contemporaines. Projet participatif, il a réuni douze demandeurs d’asile, deux chercheuses en géographie et quatre artistes pour fabriquer des cartes du chemin, des cartes en chemin.

Ré-inventer les figurés qui habituellement réduisent la frontière en une ligne et la migration en une flèche, rendre compte de la complexité politique et pratique des franchissements : autant d’enjeux qui trouvent leur expression dans ces expérimentations arts-sciences, intégrées au collectif antiAtlas des frontières.

Par Sarah Mekdjian et Anne-Laure Amilhat Szary

géographes, Université de Grenoble, programme EUBorderscapes
Toutes les photos sont de Mabeye Deme

1 - Des cartes espaces-refuge ?

Marie Moreau, artiste plasticienne, relaye les observations de sa sœur, travailleuse sociale dans un foyer de jour à Grenoble, où nombreux sont ceux qui se restaurent quotidiennement :

Elle me racontait qu’à la fin des repas, les sets de tables servaient à dessiner des trajectoires et recouvraient les tables de géographies fragmentaires et personnalisées. Les “convives” s’en servaient pour comprendre d’où ils venaient quand ils ne parlaient pas les mêmes langues. Elle racontait comment certaines cartes faisaient office de plan “système D” de la ville, et passaient ainsi de main en main, diffusant les repères. »

Dans ce lieu de refuge éphémère, la cartographie sert d’acte de communication, d’acte de présentation de soi. On se présente en dessinant des cartes. Peu de mots, surtout des traits. Il faut dessiner aussi pour s’entraider, pour montrer où dormir, où se restaurer, où se soigner dans Grenoble. La cartographie devient alors tactique. La ville se reconfigure sur les nappes en papier au gré des besoins...

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« L’atelier » - 2013.

On la revisite entre midi et deux sur un coin de table. La cartographie permet aux personnes qui la pratiquent de réinventer — pendant le temps du dessin — leur rapport à la ville. En la dessinant, on l’apprivoise, et la carte devient lieu de refuge.

La cartographie pour communiquer et reconfigurer des rapports à l’espace, pour créer un refuge temporaire… Voici le point de départ du projet, mené avec des demandeurs d’asile (ou des personnes en voie de déposer une demande), que nous avons coordonnés avec l’appui de quatre artistes (trois plasticiens et un photographe).

Comment communiquer quand on ne parle ni ne comprend les mêmes langues ? Comment évoquer des espaces parcourus, habités, théâtres de souffrances et de désillusions ? Dans une situation où les demandeurs d’asile doivent fournir un récit de leurs épreuves pour que leur dossier soit examiné par l’OFPRA (Office Français pour la Protection des Réfugiés et des Apatrides), puis le cas échéant par la CNDA (Cour Nationale du Droit d’Asile), nous voulions contourner la forme narrative classique, pour ne surtout pas reproduire la situation d’« interrogatoire » qui conduit à stéréotyper les histoires et pousse les requérants à se présenter uniquement comme victimes.

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« Walk », la carte de H. - 2013.

La cartographie semblait devenir dans ce contexte un geste partagé, à partir duquel les catégories de « demandeurs d’asile », de « réfugiés » ou de « migrants », mais aussi les notions d’hospitalité et d’espaces de refuge pouvaient être remises en question voire renégociées.

Ces « rencontres cartographiques » entre personnes confrontées à la demande d’asile, chercheures en sciences sociales et artistes ont eu lieu deux fois par semaine dans les locaux de l’association Accueil Demandeurs d’Asile (ADA), à Grenoble, entre mai et juin 2013. Cette association offre une aide à la rédaction des recours dans le cadre des procédures d’asile avec le concours de travailleurs sociaux, d’avocats, d’interprètes et de nombreux bénévoles.

Nous animons les séances alternativement avec les artistes Marie Moreau, Lauriane Houbey et Fabien Fischer. Pour la convivialité, il y a un goûter et des boissons, on se restaure et... on commence à dessiner. Dès les premiers échanges avec les participants, nous réalisons le grand besoin de réconfort moral. Au gré des discussions collectives, des traits dessinés, des confidences sur le bord des feuilles, mais aussi des tissus, des plaques de bois sur lesquels les participants dessinent, naît une cartographie incertaine.

Nous n’avons jamais demandé aux participants ni pourquoi ils étaient partis, ni par où ils sont passés, ni quand ils sont arrivés en France… Nous les avons invités à s’exprimer librement sur les déplacements migratoires, les frontières, la vie à Grenoble.

Sur la table donc, des boissons et des gâteaux, mais aussi des feuilles et des feutres, des cartes du monde selon différentes projections et perspectives (notamment une mappemonde « la tête en bas »).

Sarah Mekdjian :

Je commence par me présenter en disant que je ne fais pas partie de l’association de l’ADA, mais que j’enseigne la géographie à l’université de Grenoble. Je prends le temps que chaque personne puisse s’asseoir, puisse avoir quelque chose à boire, pour mettre en pratique l’hospitalité ici et maintenant.

Je m’adresse aux participantes en les remerciant d’être là et en précisant mes intentions. Je ne souhaite pas comprendre comment et pourquoi ils sont partis ; je ne représente ni l’État ni les administrations en charge de distribuer le droit d’asile, je ne veux constituer aucun dossier qui retracerait les parcours de chacune.

Je parle des flèches qui représentent habituellement les déplacements migratoires sur les cartes : comment leur donner de l’épaisseur ? Que pourrions-nous dessiner sur les expériences migratoires pour engager une réflexion politique et éthique sur la question de la limitation du droit d’asile, du renforcement des frontières de l’Union européenne ?

J’explique que j’aimerais que nous inventions ensemble des moyens d’évoquer les expériences migratoires – sans que cela ne ressemble aux interrogatoires des administrations, sans images ni récits nécessairement « spectaculaires » — pour engager une réflexion politique sur les conditions migratoires et d’asile contemporaines. Le résultat de notre travail serait destiné à un public large.

Leurs expériences individuelles et collectives de franchissements frontaliers, de déplacements peuvent servir à engager une réflexion et des actions politiques.

Les discussions commencent, on échange dans différentes langues, on ne se comprend pas toujours, on apprend à se connaître. »

2 - Les légendes du voyage

Au cours des séances suivantes, nous commençons à préparer une légende commune ; les participants écrivent des mots — souvent en plusieurs langues — qui leur semblent importants pour parler des migrations ou du droit d’asile. Nous les notons tous sur un tableau et nous les regroupons, les hiérarchisons en essayant de les traduire dans le plus de langues possibles ; nous les symbolisons ensuite à l’aide de gommettes de couleurs, de formes et de tailles différentes.

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« Légende des voyages » - 2013.

Même quand les mots font consensus, ils ne peuvent pas tous être représentés. Ainsi, « darkness / obscurité / ظلام » s’impose très vite pour évoquer à la fois les conditions matérielles du voyage, du fond des camions aux traversées nocturnes dans la forêt derrière les passeurs, l’absence d’horizon et plus généralement l’état dépressif dans lequel beaucoup se retrouvent. Ce sont des émotions non « médiatisables », du moins à cette étape du projet.

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« Du Soudan à la Libye », la carte de I. - 2013.
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« Tranquille, police, stress, chance, peur », la carte de K. - 2013.

À partir de ce langage élaboré en commun, chacune se met à dessiner des souvenirs de parcours : les leurs, ceux de camarades, ceux qu’ils ont entendus, racontés, en ponctuant les dessins de gommettes. Certains choisiront de faire évoluer la légende en y ajoutant des symboles nouveaux (une goutte d’eau pour les larmes par exemple). Mais il est saisissant de voir combien ce principe symbolique a marqué tous les dessins, même de ceux qui ont délaissé le code collectif pour se réinventer leur propre légende.

Petit à petit, au gré des séances, les cartes prennent forme. À chaque fois, de nouvelles étapes des voyages apparaissent. Nous ne demandons ni de compléter, ni de préciser ou d’expliquer. Nous laissons les blancs des cartes prendre toute leur place. En changeant de format de feuille ou de focale (notamment avec une approche par zooms successifs), des éléments nouveaux font surface.

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« Du Congo Kinshasa au Bénin », la carte de S. - 2013.
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« Nappe » - 2013.

En plus des « cartes-gommettes », Marie Moreau propose de dessiner sur des nappes et de les broder, une pratique qu’elle a déjà mise en œuvre dans un Atlas local en cours (exposé au Laboratoire d’Art d’Aujourd’hui à Grenoble en 2012 au sein de l’exposition Géographies Intérieures).

Le support en tissu fait émerger des discussions : le tissu blanc rappelle les linceuls dont on recouvre les cadavres dans le culte musulman. Il évoque avec violence les amis, les compagnons de route morts au cours des voyages.

Ceux qui décident de dessiner, de broder, malgré tout, vont affronter des souvenirs encore très douloureux.

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« Traversée du désert, Érythrée, Soudan, Libye », la carte de A. - 2013.
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« Traversée du désert, Érythrée, Soudan, Libye » (détail) - 2013.

Gladeema Nasruddin décide de ne pas dessiner sur le tissu. Il modèlera sa carte dans l’argile. C’est une technique dont il nous a confié longtemps après qu’il l’avait découverte au Soudan où, enfant, il modelait le sable.

Il commence par un bateau représentant la traversée de la Méditerranée depuis la Libye jusqu’en Italie… et va ainsi construire sa carte en argile de l’Afrique à l’Europe.

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« Le bateau », Gladeema Nasruddin - 2013.

Il appelle sa carte « The World is Stopping Us ». Les réfugiés sont représentés face à un feu rouge ; ils sont dans l’impossibilité de retourner dans le pays qu’ils ont fui (le Soudan pour ce qui le concerne) et l’incertitude d’être accueillis ailleurs et reconnus comme réfugié. Finalement, son œuvre sera une carte monumentale, l’une des créations les plus saisissantes produites dans nos ateliers.

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« The World is Stopping Us » in the making, by Gladeema Nasruddin - 2013.
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« The World is Stopping Us », carte de Gladeema Nasruddin - 2013.

Au cours des mois qui passent, avec la cohabitation régulière, il y a de plus en plus de connivence entre les participantes, quel que soit leur statut (participantes invitées, artistes, chercheuses). Les unes et les autres reviennent très régulièrement malgré des conditions d’existence précaires (certaines sont sans domicile), ce qui montrent le grand intérêt collectif.

Bien que le thème principal au cœur de ce projet commun reste « le voyage », les participantes ont l’air heureuxses d’échapper à leur condition administrative de « demandeurs d’asile » le temps d’un atelier. Sans prétendre que ce geste construit collectivement puisse faciliter l’obtention finale de droits, il décale la réflexion et le rapport aux procédures et aux statuts administratifs. Devenir pour quelques heures « chercheur » d’asile autonome, prendre du recul par rapport aux formes de domination engendrées par les procédures, se mettre entre parenthèses des frictions sociales du quotidien : l’enjeu de ces rencontres s’est aussi cristallisé dans ce moment politique. Pour autant, les rapports inter-individuels ne sont pas toujours consensuels : un participant a refusé à un autre, sans domicile, l’accès au logement collectif où il vivait en raison de son appartenance géographique différente de la sienne.

3 - Un voyage qui ne se termine jamais

La diversification des médiums d’expression (tissu, argile, son) permet le retour au papier, autrement, notamment avec la recherche de détails. Nous avons sollicité les participants en leur demandant de « zoomer » sur une partie de leurs précédents dessins. En changeant d’échelle, d’autres dimensions des expériences socio-spatiales apparaissent.

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« Les années à l’hôtel », dessin de T. (détail) - 2013.

Anne-Laure Amilhat Szary :

Nous sommes mi-mai, je suis surprise de voir les ateliers toujours aussi foisonnants, chacun œuvre désormais à son projet de manière assez autonome.

Mon regard croise celui d’une jeune femme désemparée. Je l’ai rencontrée lors de sa première visite à nos ateliers, et elle a déjà produit deux cartes qui retracent son parcours depuis l’Arménie, avec peu de détails contextuels, mais en insistant sur sa détresse psychologique. Elle hésite beaucoup avant de se lancer dans le zoom.

Il lui faut d’abord expliquer, et je sens alors que je dois noter, me faire son scribe, et pas seulement parce qu’elle n’écrit pas très bien le français. Ce qu’elle raconte est dur et elle ne sait pas très bien comment mener le récit à son terme, ni d’ailleurs si elle doit le raconter.... Il s’agit de revenir non pas sur son pays d’origine ou son trajet, mais sur l’accueil — ou plutôt le non-accueil — qu’elle a reçu en France.

Elle explique : “Des fois, mon fils demande pourquoi on n’a pas ceci ou cela. C’est compliqué à expliquer à un enfant. Des fois, j’essaie, des fois je lui raconte, on aura tout ça, plus tard.”

À la suite des quelques lignes où mon écriture tente d’épouser ses sentiments, elle se met à dessiner assez frénétiquement : apparaissent alors sur la feuille un, puis deux, trois, quatre, cinq hôtels reliés par des flèches. Le trait est précis et n’importe quel observateur y reconnaît les grandes chaînes dont les édifices peuplent les paysages des zones industrielles. C’est une familiarité qui nous questionne forcément.

Nous terminons par un arbre à paroles qui relie les mots de son récit qu’elle a soulignés, condensant son message où “papiers, argent, appartement” côtoient “peur, difficulté, pleurer, pas parler, faisait mal”. »

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« De Tripoli à Nice », carte de I.- 2013.

Au cours des dernières séances d’atelier, nous pensons qu’il faut déplacer le regard vers l’espace familier : celui de Grenoble. L’idée est de fabriquer, ensemble, un guide pour les nouveaux arrivants. Le dessin est finalement produit à six mains : c’est une carte sans fond, qui figure des lieux clés du parcours des demandeurs d’asile. Les liens entre eux sont plus importants que leur localisation précise par rapport au reste de la ville. Ils apparaissent selon une séquentialité matérialisée par des chiffres (de 1 à 7) comme sur un plateau de jeu de société.

On y part de la gare...

Pendant les démarches, tu dors toujours à la gare. Appeler le 115 tous les jours. On dort à la gare quand on ne sait pas où dormir »

... Pour aller à la Relève, une antenne administrative de la préfecture où sont enregistrées les demandes, poursuivre vers la Préfecture...

Quand on arrive à la Préfecture, il va y avoir des policiers. N’ayez pas peur, ils vont rien vous faire. On va te recevoir pour prendre tes empreintes digitales. C’est pour savoir si tu n’as pas demandé l’asile dans un autre pays de l’Europe. Et après on te donne l’APS (autorisation provisoire de séjour) de un mois. C’est comme une identité. Tu es reconnu pour le moment. Va à l’ADA »
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« Guide de Grenoble pour les nouveaux arrivants », carte de K. et S. - 2013.

Au-delà des consignes, ce qui ressort fortement de cette carte, ce sont les flèches qui font de Grenoble un territoire où, au bout du voyage, on n’a jamais fini d’arriver.

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« Guide de Grenoble : détail », carte de K. et S. - 2013.

Enfin, deux artistes ont imaginé un appareil sonore à partir du commentaire des cartes dessinées. Le travail de Laurianne Houbey, intitulé « D’ici là le milieu », invoque les bruits et les ambiances sonores dont les voyageurs se souviennent aux différentes étapes figurées sur les cartes. La composition est conçue pour faire partie d’une pièce chorégraphique : l’auditeur écoute la bande au casque, guidé dans ses mouvements par la voix de l’artiste entrecoupée d’extraits de conversations avec les participants aux ateliers. Quant à Fabien Fischer, il a réalisé un montage qu’il nomme « Ici-là, pas encore », où il choisit des extraits d’entretiens qui parlent plutôt de la vie des demandeurs d’asile à Grenoble, en particulier des difficultés à rencontrer l’amour...

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« Rencontre de l’amour en Norvège », carte de H. - 2013.

4 - Exposer : montrer, dire, risquer

Dès le départ, nous avions convenu que les productions des ateliers devaient être partagées avec des publics larges. Ça n’a pas été sans mal, car s’est posée la question du statut des cartes en termes de propriété, matérielle et intellectuelle : à qui appartiennent les créations produites par un collectif éphémère ? Qui doit les conserver et où ? L’intervention des artistes en fait-elle des œuvres ? Le projet a été rendu possible par une disponibilité financière pour l’entreprendre émanant du laboratoire CNRS PACTE, partenaire d’un important programme de recherches européen sur les changements conceptuels de la notion de frontière. Cela nous a permis d’acheter les matériaux nécessaires, mais aussi de rétribuer les artistes bien que le statut des participantes demandeurses d’asile ne leur donne pas le droit de travailler : ils ne pouvaient donc théoriquement participer qu’en tant que bénévoles. Mais face à des besoins du quotidien, nous avons contribué financièrement, personnellement et ponctuellement.

En vue de la médiatisation du dispositif, le service juridique du CNRS a été mis à l’épreuve, n’ayant jamais eu à faire face à une telle problématique ! La convention a été signée entre les chercheuses et les artistes, les demandeurses d’asile ayant été assimilés à des artistes.

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« Un spectateur de “Cartographies traverses” lors de l’exposition “Anti-Atlas des Frontières”, Aix-en-Provence, Musée des Tapisseries », 2013

Il était stipulé que les créations textiles et les bandes sonores resteraient la propriété des trois plasticiens, les dessins et la maquette demeurant au CNRS et aux artistes demandeurses d’asile. La formulation dans le contrat stipule expressément que les productions doivent rester en permanence à disposition de tous les membres du collectif pour différentes manifestations, à la condition de citation réciproque.

Cet aspect qui nous semblait secondaire au départ du projet s’est finalement avéré essentiel. Ce qui avait une valeur personnelle et de témoignage pour les participantes, une valeur intellectuelle et documentaire pour les chercheuses, prenait une dimension artistique complexe pour les plasticiens.

Les expositions ont constitué des temps réflexifs sur le statut esthétique, politique, didactique du projet « Cartographies Traverses ». La diversité des lieux de présentation et d’exposition a permis d’atteindre un public très nombreux et très varié.

Le « lancement » a eu lieu dans un centre social du centre-ville grenoblois proche de l’ADA, lors de la journée mondiale des Réfugiés, le 20 juin 2013. Ce fut un grand moment festif rassemblant tous les participants et leurs proches. Le contraste fut saisissant avec la présentation très officielle au sein de l’exposition de l’antiAtlas des Frontières au musée des Tapisseries d’Aix-en-Provence, dans le cadre des manifestations Marseille-Capitale Européenne de la Culture 2013. Au sein d’un parcours très axé sur le rôle des technologies de contrôle dans le gouvernement des frontières, « Cartographies Traverses » déplaçait la focale vers les expériences individuelles de franchissements frontaliers, ré-humanisant ce que les outils de surveillance contribuent à déshumaniser. Nous avons veillé à ce qu’au moins un des participants demandeurs d’asile soit présent pendant un temps d’échange avec le public sur les lieux d’exposition. Cela a été le cas à Grenoble (Centre social et Festival Migrant’scène 2013), à Aix-en-Provence, mais aussi à Genève (« Rencontre Frontières et migrations. Chercheurs, praticiens et artistes croisent leurs regards ») et à Pontcharra (Semaine de la Solidarité Internationale).

Les cartes ont ainsi servi de support à des discussions entre les participantes et un public très intéressé. Des séances avec des lycéennes et des étudiantes universitaires se sont révélées particulièrement riches.

Enfin, le dispositif a rencontré sa « validation disciplinaire » paradoxale lors du Festival International de Géographie à Saint-Dié des Vosges (exposition au musée Pierre Noël en octobre 2014), où élèves, étudiants, professeurs de l’université et de l’enseignement secondaire se sont retrouvés dans la valeur heuristique des cartes.

Si la médiatisation du dispositif a permis d’élargir la diffusion des créations de « Cartographies Traverses », le risque d’esthétisation demeure. La mise en spectacle d’expériences douloureuses et leur réception émotionnelle ne garantissent en rien les évolutions politiques. Bien au contraire, parfois. La médiatisation relève ici néanmoins de supports cartographiques et sonores évocateurs ; ils contrastent avec les images sensationnalistes, accusatrices ou victimaires, diffusées par les médias et renforcées par les administrations du droit d’asile.

Épilogue

Cette expérimentation cartographique et artistique a ouvert des brèches dans la manière d’aborder les expériences migratoires. La cartographie, le dessin, les enregistrements sonores participent de narrations polyphoniques, qui donnent à voir et à entendre des points de vue multiples sur les franchissements frontaliers contemporains et la condition de demandeur d’asile.

Nous avons souhaité, en actes et en pratiques, créer des conditions critiques de production du savoir et de production artistique. Le travail entre chercheuses et artistes a permis de décaler et dénaturaliser des méthodes classiques d’enquêtes en sciences sociales ; la géographie, la cartographie et l’art partagent ici un potentiel et une ambition critique. Si « Cartographies traverses » n’a pas contribué à la régularisation administrative des participantes, ni à accélérer les procédures de demande d’asile, il a néanmoins permis de déstabiliser les images médiatiques sensationnelles sur les migrations.

Nous avons aussi cherché à donner de l’épaisseur aux lignes frontalières et aux flèches migratoires pour engager une réflexion sur les politiques de libre-circulation et du droit d’asile auprès d’un public qui n’est pas nécessairement très familier avec ces questions et ces concepts.

Les statuts de « participantes aux ateliers », de « dessinateurs-cartographes », d’« artistes » dont les créations ont été exposées à plusieurs reprises ont déplacé en partie le statut de « demandeurs d’asile » pour l’étudier, l’interroger, le subvertir. Le geste cartographique créatif a autorisé un pas de côté, dans les pratiques scientifiques, artistiques et dans les modes de présentation de soi.

Sarah Mekdjian et Anne-Laure Amilhat Szary ont également publié en 2015 un billet sur le site Géoconfluences :

« Carte à la une : les frontières vues du sol et du ciel, navigation dans un itinéraire migratoire », février 2015.

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