En septembre 2010, l’Organisation des Nations unies (ONU) avait dénoncé les viols massifs perpétrés en République démocratique du Congo (RDC) par des groupes armés dans le nord-est du pays [1]. Dans la foulée, Mme Navi Pillay, haut-commissaire des Nations unies aux droits humains, avait constitué un panel pour « répondre aux besoins des victimes en termes de justice et de réparation », puis envisager avec elles « les mesures de réintégration judiciaires, médicales, psychosociales et socio-économiques ». Elles doivent se reconstruire physiquement, psychologiquement et matériellement, dans un contexte rendu difficile par le rejet familial dont elles font l’objet. Enfin, Mme Margot Wallström, représentante spéciale de l’ONU pour les violences sexuelles dans les conflits armés, avait rappelé que les lois existaient et que l’urgence était surtout de les faire respecter.
Les lois sur le viol en temps de guerre sont appliquées avec plus ou moins de rigueur selon les sociétés et les cultures, certaines ne considérant pas le viol comme un crime — comme tous les autres crimes de droit commun. Et les infrastructures adéquates manquent pour les appliquer. À défaut de pouvoir agir sur le terrain, c’est dans les bureaux feutrés des grandes instances que la communauté internationale édicte de nouveaux textes visant à contraindre les responsables politiques à faire respecter le droit, qu’elle crée des conventions et qu’elle renforce la loi.
Selon les Conventions de Genève de 1949, ratifiées par la République démocratique du Congo (RDC) en 1961, ainsi que les protocoles additionnels I et II de 1977, les États parties s’engagent à protéger les femmes contre le viol, l’esclavage sexuel et la prostitution forcée. Y contrevenir représente une infraction grave que chaque partie contractante doit déférer à ses propres tribunaux.
Le Conseil de sécurité de l’ONU, dans ses résolutions 1325 de 2000, 1820 de 2008 et 1889 de 2009, va un peu plus loin. Il ne s’agit plus seulement d’imposer aux États de protéger les femmes contre les violences sexuelles et de faire condamner les coupables, mais aussi d’inscrire cette démarche dans des projets de gouvernance précis qui visent l’armée, la police, la justice, la santé, l’éducation et l’ensemble de la société civile. Car, si des conventions et des lois sont promulguées en faveur du droit et de la protection des femmes, nombre de sociétés ou communautés aux pratiques coutumières et traditionnelles y résistent farouchement.
L’instrument juridique est donc en place ; il couvre l’essentiel des problèmes, et peut être opérationnel si la volonté politique est suffisamment forte pour porter ce combat sur le terrain. Il aura fallu plus d’un siècle et demi pour le faire aboutir.
Cent cinquante ans pour créer une loi
Lors de la bataille de Solférino, en 1859 [2], Henry Dunant, citoyen suisse, s’émeut d’assister à la mort de milliers de blessés. Il fonde alors le Comité de Genève, lequel organise la « Conférence Internationale de Genève » en 1863 : avec seize États et quatre institutions philanthropiques, il crée la Croix-Rouge et les prémices du droit international humanitaire (DIH) [3].
Au lendemain de la seconde guerre mondiale (60 millions de morts), le CICR entreprend la rédaction des quatre conventions (dites « Conventions de Genève de 1949 »), et de l’article 3 commun. Ces traités définissent les règles fondamentales du droit international humanitaire pendant les conflits armés. La première convention protège les blessés de guerre. La deuxième, les militaires blessés, malades ou naufragés en mer. La troisième, les prisonniers de guerre. Enfin, la quatrième convention protège les civils. Les femmes, dans l’article 27, seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur.
L’article 3 commun déclare notamment prohibés : les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, dont le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices ; les atteintes à la dignité des personnes, dont les traitements humiliants et dégradants. Il réglemente à la façon d’une mini-convention les guerres civiles, les conflits armés internes qui s’étendent à d’autres États et les conflits internes durant lesquels un État tiers ou une force multinationale intervient aux côtés du gouvernement.
Après la grande période des indépendances, dans les années 1960, la face du monde change, mais les conflits armés se multiplient, et, bien qu’ils soient de moindre envergure, les civils y sont de plus en plus exposés. Les protocoles additionnels I et II de juin 1977 ont pour objectifs d’impliquer les pays récemment décolonisés dans le développement du droit et de renforcer autant que possible la protection des civils ; le premier est relatif aux conflits armés internationaux, le second aux guerres civiles. Tous deux réaffirment la nécessité de protéger les femmes contre le viol et la prostitution. Les États parties s’engagent à prendre des mesures pour prévenir les « infractions graves » et à poursuivre leurs auteurs devant leur propres tribunaux.
Les Conventions III et IV de 1949 et les protocoles additionnels sont inscrits comme instruments universels des droits humains du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits humains. Les conventions sont ratifiées depuis 2002 pratiquement par tous les États, ce qui n’est pas le cas des protocoles I et II.
Sans moyens, le Conseil de sécurité est inopérant
Le Conseil de sécurité, responsable de la mise en œuvre de la Charte des Nations unies [4], du maintien de la paix et de la sécurité internationale, prend des résolutions, seul instrument légal international aujourd’hui valide pour déterminer les sanctions contre les États qui violent les principes de la Charte, et éventuellement intervenir militairement. Du moins sur le papier... Dans la pratique, les moyens d’action sont très limités et le Conseil de sécurité peine souvent à réunir les forces nécessaires pour faire appliquer ses propres résolutions.
La résolution 1325 de l’année 2000 est l’aboutissement d’un long et laborieux processus mené conjointement par l’ONU et les organisations féministes engagées dans le « Programme d’action de Pékin à la quatrième conférence mondiale sur les femmes (PDF) ». Le texte adopté par l’assemblée générale du Conseil de sécurité lors de la vingt troisième session extraordinaire, intitulé « Les femmes en l’an 2000 : égalité entre les sexes, développement et paix pour le XXIe siècle », insiste sur la nécessité de respecter les droits des femmes et des filles avant et après les conflits, et pour qu’elles soient mieux représentées dans les processus de prévention et de règlement des conflits, y compris au sein de l’ONU. Un progrès, certes, mais où en est-on, dix ans après ?
Pendant la guerre civile au Liberia, les groupes armés violent massivement. Me Olubanke King-Akerele, alors ministre des affaires étrangères, alerte la communauté internationale sur la tragédie qui se joue dans son pays. Ces événements conduisent au vote de la résolution 1820 de 2008. Cette fois, les gouvernements sont explicitement tenus de mettre en place des programmes de prévention, de sensibilisation et de formation des militaires et des policiers, de renforcer les capacités des systèmes de santé et judiciaire pour la prise en charge des victimes. Le Conseil de sécurité qualifie les violences sexuelles de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, et déconseille fermement de les amnistier.
Pendant que la communauté internationale fait progresser l’arsenal législatif, sur le terrain, la boucherie continue. En RDC, la guerre fait rage depuis presque deux décennies. Les ONG et les institutions internationales travaillant sur place assistent, impuissantes, à une recrudescence des violences sexuelles. À nouveau alerté, le Conseil de sécurité fait voter en 2009 la résolution 1888, qui rappelle les obligations des États parties à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, et exige l’application des résolutions 1325 et 1820. L’ONU s’engage, pour la première fois, à déployer dans les zones sensibles des moyens plus appropriés et inaugure le bureau de la Représentante spéciale de l’ONU pour les violences sexuelles dans les conflits armés.
La récompense du soldat et l’arme de guerre
À divers degrés, au fil des guerres, les soldats prennent les civils pour cibles, en particulier les femmes. Viols, prostitution forcée, esclavage sexuel jalonnent les campagnes militaires, sous toutes les latitudes, sans distinction politique, sociale ou religieuse. Privilège des vainqueurs, soumission des vaincus, le viol est le symbole fort de la victoire. Les femmes deviennent le « lieu » de la bataille ou du conflit.
Le viol systématique est une arme de terreur, une arme de guerre, une stratégie psychologique déstabilisante qui agit sur le moral des combattants pour éliminer toute forme de résistance. Les plus pervers en font un instrument de torture employé dans des prisons spéciales à l’abri des regards, et d’autres, plus radicaux encore, y voient une arme purificatrice ou génocidaire.
On compte sur les doigts d’une main les travaux d’étude et de réflexion [5] sur les causes et les effets de l’utilisation du viol comme arme de guerre. Comment expliquer une telle rareté ? Dans ce domaine, il est très difficile de recueillir les témoignages : souvent, la honte, l’humiliation et la peur des victimes les contraignent au silence. De leur côté, les États préfèrent le déni à la réalité pour préserver l’image prestigieuse de l’armée et de leurs courageux soldats. Ce sujet tabou reste donc très peu documenté ; le rapport exceptionnel de l’ONU publié sur la RDC en 2010 est une première du genre. Ce silence et ce déni confisquent aux victimes le droit de se reconstruire, alors que les bourreaux, eux, jouissent d’une totale impunité. Ils peuvent recommencer sans être inquiétés.
Partout, toujours, le même scénario
Lors de l’annexion de la Corée par le Japon, puis de l’invasion de la Mandchourie, du nord de la Chine et enfin de l’Asie du Sud-Est au début de la seconde guerre mondiale, l’armée impériale organise des réseaux de prostitution forcée au service de ses soldats. Par euphémisme, les jeunes femmes, préalablement violées, frappées et enrôlées de force, sont appelées « femmes de réconfort ». Deux cent mille femmes, principalement coréennes, indonésiennes et philippines, servent dans les camps militaires où elles sont violentées des années durant [6].
Le massacre de Nankin (ou « viol de Nankin »), en 1937, est un exemple des atrocités auxquelles se livre l’armée nippone en Chine. Progressant dans le nord du pays, les forces armées japonaises attaquent la ville de Nankin, située à l’est de Pékin, sans rencontrer de résistance. En dépit de la soumission volontaire des habitants, le commandement, pour ne pas avoir à gérer un nombre important de prisonniers, ordonne le massacre de la population. Hommes et enfants sont assassinés à la baïonnette, au sabre, à la mitrailleuse et jetés dans des fosses. Les femmes subissent l’assaut des soldats, elles sont violées avant d’être expédiées — pour à peu près vingt mille d’entre elles — dans les bordels militaires.
Bien qu’en 1935, les lois de Nuremberg sur la race interdisent le viol des femmes juives, considérées comme « impures », la Wehrmacht organise pendant la seconde guerre mondiale des viols collectifs publics et systématiques de femmes juives et non juives, en particulier dans les pays slaves (Pologne, Russie, Yougoslavie…). Au moins cinquante mille femmes sont prostituées de force dans les camps nazis [7]. Mais lorsque le vent tourne en 1945, et que l’Armée rouge entre en Allemagne, ce sont d’abord sur les femmes allemandes que sont dirigées les représailles. Deux millions d’entre elles sont violées par des soldats russes [8]. Cependant, comme le révèle Miriam Gebhardt dans un ouvrage paru en 2015 [9] bien d’autres viols sont perpétrés en Allemagne, par des soldats français, britanniques et américains. Le corps expéditionnaire français se distingue lui en Italie par le viol de plusieurs milliers de femmes lors de la campagne de 1944 [10]. Qu’elles soient britanniques, françaises, allemandes, des centaines de milliers de femmes essuient les débordements violents de l’armée de libération. Dix-sept mille soldats américains se seraient ainsi rendus coupables de viols entre 1942 et 1945 [11]. De l’autre côté du monde, à Okinawa, les GI’s violent dix mille Japonaises au cours de la dernière bataille du Pacifique, quelques jours avant le bombardement d’Hiroshima.
La seconde guerre mondiale s’achève, le monde entre dans la guerre froide. L’icône largement répandue de la belle Tonkinoise, tout amour pour son valeureux soldat exilé, offre un paravent sur mesure derrière lequel des viols sont perpétrés, notamment pour propager la syphilis, loin des regards de la métropole [12]. De retour d’Indochine, les soldats français partent en découdre en Algérie, où, entre 1954 et 1962, la pratique du viol devient monnaie courante, à la ville comme à la campagne. L’armée française se disperse pour débusquer les résistants dissimulés dans le maquis. Loin de leurs supérieurs hiérarchiques, les petits chefs en profitent pour imposer leur loi et terrorisent la population en se défoulant sur les femmes. Certaines sont détenues dans des prisons sordides où elles subissent tortures sexuelles et viols à répétition.
En Amérique latine, les années 1960 s’ouvrent sur trois sombres décennies de dictatures militaires qui, soutenues par les États-Unis, s’accompagnent de violentes répressions d’État. Ces régimes de terreur s’attaquent à tout ce qui ressemble de près ou de loin à un opposant, armé ou non. Les guérillas surgissent, des guerres civiles éclatent au cours desquelles les femmes vont payer un lourd tribut. C’est le Guatemala, le Pérou, le Nicaragua, le Salvador, la Colombie, mais aussi l’Argentine, le Chili, l’Uruguay, la Bolivie, le Brésil, Haïti ou le Chiapas. Militaires, paramilitaires et insurgés violent les femmes sans retenue.
Le Chiapas est un État du Mexique riche en ressources naturelles, bien que ce soit le plus pauvre du pays. Le mouvement zapatiste apparaît en 1994, qui lutte pour « défendre les droits sociaux, politiques et culturels des peuples indigènes et pour une plus juste répartition des richesses ». Au mépris d’un accord signé entre les zapatistes et le gouvernement, lequel revient sur son engagement, la population fait l’objet d’une guerre dite « de basse intensité » menée par des groupes de paramilitaires équipés et formés par l’armée mexicaine. Ces milices, installées à l’intérieur même des villages soupçonnés de sympathie envers les rebelles, violent les femmes de façon systématique dès qu’elles sortent de chez elles, enlèvent les jeunes filles et les contraignent à la prostitution et à l’esclavage sexuel. Une menace permanente entrave la vie de toute la communauté. La peur du viol enferme les femmes chez elles [13].
Au Nigeria, entre 1967 et 1970, lors de la guerre du Biafra, dans une région bordant le delta du Niger particulièrement riche en pétrole, les jeunes femmes ont été la proie des hommes armés. Celles qui ont accouché d’enfants « de père inconnu » ont été mises au ban de la société.
Le viol des femmes devant leurs maris et leurs enfants est une atteinte à l’intimité d’une portée effroyable. Il affecte la relation du couple, celle de la famille et celle de toute la communauté. Dans les sociétés patriarcales, les femmes violées sont méprisées, rejetées. C’est la dislocation du noyau familial.
En RDC (que les Congolais à Kinshasa appellent, par dérision, la République dramatique du Congo), les Nations unies et des ONG américaines estiment qu’un peu plus de quatre millions de personnes auraient disparu dans l’est du pays. Les groupes armés rebelles, comme les forces gouvernementales, sèment la terreur dans les villages et dans les camps de réfugiés. Massacres, assassinats et viols sont le lot quotidien d’une population qui vit dans la crainte, sur fond de trafic d’armes, de drogue et de minerais précieux.
Dans le nord-est du pays, en Ituri, au Nord Kivu et au Sud Kivu, ce sont des centaines de milliers de femmes qui ont subi et subissent encore les pires sévices. La destruction est tout autant physique que psychologique (voir le reportage « À la rencontre de victimes de viols en RDC », avec Boris Cyrulnik). Les femmes blessées au plus profond d’elles-mêmes s’isolent, par honte, quand elles ne sont pas simplement chassées de leur famille. Fragilisées, elles manquent de tout ce dont un être humain a besoin pour se reconstruire : écoute, compassion, réconfort et assistance. Elles souffrent de graves problèmes de santé dus aux lésions de leur appareil génital souvent détruit, qui nécessite une opération, et donc une hospitalisation. Nombre d’entre elles, contaminées par leurs violeurs, sont séropositives. Elles ne peuvent même pas recourir à l’IVG : l’avortement est illégal en RDC — même en cas de viol.
Quelques-unes de ces femmes trouveront refuge auprès des organismes humanitaires, très actifs sur le terrain, mais complètement débordés par l’ampleur de ces événements. Les ONG mettent en place des programmes de soutien psychologique impliquant la famille et le village, car la reconstruction passe, bien sûr, par la « réconciliation sociale ». Les victimes se forment à des activités artisanales ou agricoles afin d’assurer leur propre existence. Et, petit à petit, elles arrivent à réintégrer la communauté.
La Mission des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (Monusco) est jusqu’à présent restée impuissante à empêcher ces crimes de guerre (il faut voir le très bon documentaire de Susanne Babila « Le viol, une arme de guerre au Congo », 2007).
Épuration et génocide
Tous les arguments sont bons pour justifier la pratique du viol systématique. Purification, transmission du « sang » du géniteur : l’histoire ne manque pas d’exemples dans lesquels ces croyances d’un autre âge ont été largement utilisées.
La propagande fasciste, au cours de la guerre civile espagnole entre 1936 et 1939, a utilisé la radio de Séville pour inciter les milices franquistes au viol (pour la procréation) des républicaines et des femmes soupçonnées de soutenir les communistes. Quand les républicains gagnent du terrain, les franquistes écrivent sur les murs des villages qu’ils fuient : « Le village sera perdu mais vos femmes accoucheront de petits fascistes » [14].
Au début des années 1970, le Pakistan oriental conteste le pouvoir que le Pakistan occidental détient et qu’il exerce à son avantage. Il proclame son indépendance et devient le Bangladesh. S’ensuit une violente vague de répression. Deux cent mille Bangladaises sont violées par l’armée pakistanaise, laquelle s’emploie à introduire en elles « de purs gènes musulmans » (elles sont considérées comme à moitié hindoues). Les hommes non circoncis sont tués. À la suite de cette guerre, le gouvernement bangladais a pris des mesures avec l’aide d’organismes internationaux pour aider les femmes à surmonter ces épreuves, notamment avec des programmes d’avortement et d’adoption. Les victimes sont appelées « bironginis », c’est-à-dire « héroïnes », afin d’écarter tout risque de stigmatisation.
On retrouve une situation assez similaire dans le conflit qui oppose l’Angola et la région du Cabinda (riche province pétrolière), qui revendique son indépendance. Les violences sexuelles exercées par l’armée angolaise contre les Cabindaises y sont fréquentes et intentionnelles, encouragées par le gouvernement angolais pour « faire mentir » les arguments des Cabindais qui revendiquent leur différence ethno-culturelle [15].
Au début des années 1990, c’est l’Europe qui devient le théâtre du viol comme arme de guerre. La Yougoslavie implose sous la pression des ultranationalistes. Le viol est pratiqué à grande échelle en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Les hauts responsables serbes bosniaques font ouvrir de camps militaires, les « camps du viol », par où transitent des dizaines de milliers de femmes livrées aux soldats, autant de fois nécessaires pour que la reproduction soit assurée. Elles sont ensuite maintenues en détention jusqu’au sixième mois de grossesse pour prévenir tout « accident dommageable » pour l’enfant. Après les faits, ces femmes traumatisées parlent d’autant moins que leurs violeurs vivent librement à proximité de chez elles.
1994. Lors du génocide rwandais, les femmes sont sauvagement violées, et entre huit cent mille et un million de Tutsis et Hutus modérés sont assassinés [16]. Les rares survivantes doivent vivre avec leurs traumatismes et leur séropositivité. Elles se définissent elles-mêmes comme des « mortes en sursis ».
Enfin des tribunaux pour juger ces crimes ?
Il ressort de ces tragédies inscrites dans des contextes sociopolitiques différents deux constantes : le silence et l’impunité.
En principe, les violeurs sont jugés par les tribunaux locaux. Dans les sociétés patriarcales, le viol peut être considéré comme un délit mineur (quand ce n’est pas la victime qui est rendue coupable) et les autorités locales traînent les pieds pour arrêter les auteurs de ces crimes. En RDC, ce sont les haut-gradés, voire les élus (les hommes politiques), qui auraient dû livrer les présumés coupables à la justice ; mais ils ne le font pas. Comme le souligne Margot Wallström, « les perspectives d’inéligibilité et de non-amnistie peuvent faire pression sur eux et les obliger à tenir leurs troupes et à faire punir les criminels ».
Dans certains cas sensibles, des tribunaux internationaux spéciaux ont été mis en place, relayés en cela par la Cour pénale internationale (CPI), opérationnelle depuis 2002 de façon permanente. Un rapide survol historique nous donne une idée de la façon dont les viols commis par les militaires pendant les conflits ont été réprimés.
Le Tribunal militaire international de Nuremberg, créé en 1945 pour traduire en justice les grands criminels du régime nazi en Europe, n’a pas jugé les viols, ceux-ci n’étant reconnus à l’époque ni comme crimes de guerre, ni comme crimes contre l’humanité. La justice militaire américaine, de son côté, pressée par les innombrables plaintes qu’elle a reçues, a jugé une partie de ses propres soldats coupables de viols, du moins ceux commis en Europe. En France, vingt-et-un d’entre eux ont été pendus sur les lieux de leur délit, en Normandie. Un Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient est créé en 1946 pour juger les grands criminels de guerre japonais, mais, là encore, viols, prostitution forcée et esclavage sexuel ne figurent sur aucun acte d’accusation. Au Bangladesh, les auteurs des viols ont été, dans un premier temps, fait prisonniers, puis relâchés assez rapidement... et sans procès.
Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), créé en 1993, reconnaît les violences sexuelles comme crimes de guerre. Douze hommes seulement ont été condamnés pour des violences sexuelles. Les victimes, jusqu’à présent, n’ont reçu aucune aide de l’État.
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) est mis en place fin 1994 pour « juger les personnes responsables d’actes de génocide et d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda ou par des citoyens rwandais sur le territoire d’États voisins au cours de l’année 1994 ». Les organisations féministes et de défense des droits humains se battent durement afin que les accusations de viol ne soient pas évacuées d’un revers de main en dépit des preuves établies.
Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL), créé en 2002, a émis trois actes d’accusation contre des dirigeants de groupes armés et de milices ayant commis des crimes entre 1996 et 2002, pendant la guerre civile qu’a connu le pays. L’un d’eux vise l’ancien président du Libéria, M. Charles Taylor, pour des viols, des violences sexuelles et l’esclavage sexuel de filles et de femmes. Il reconnaît l’esclavage sexuel et la pratique des mariages forcés comme des crimes de guerre, les viols comme un crime contre l’humanité. En septembre 2013, le verdict tombe : l’ancien président écope de cinquante ans d’emprisonnement pour crimes de guerre et de crimes contre l’humanité (mariages forcés). Mais selon Amnesty International « du fait des dispositions de l’amnistie, des milliers d’auteurs d’homicides illégaux, de viols et violences sexuelles, de mutilations et d’utilisation d’enfants dans le conflit armé échappent toujours à la justice. La Sierra Leone doit résoudre le problème de l’impunité ».
On se félicite des avancées en matière de droit pour faire reconnaître le viol en tant que crime et traduire les coupables en justice. Mais il y a malheureusement encore loin de la coupe aux lèvres. La recherche d’un responsable « hiérarchique » complique le travail des tribunaux spéciaux... Finalement, peu sont jugés et l’impunité demeure.
Neuf personnes présumées coupables de viols en RDC, dont un chef militaire, ont été arrêtées en janvier 2011 — une première —, et les premières affaires arrivent aujourd’hui sur le bureau du procureur de la CPI. L’histoire dira comment seront jugés ces crimes.
Des femmes qui refusent de se taire
Dans l’État indien du Manipur, plusieurs groupes de femmes ont organisé des manifestations pour protester contre le comportement des forces armées. Territoire subalterne annexé par l’Inde en 1947, le Manipur devient un État en 1972, mais New Delhi étend la loi sur les pouvoirs spéciaux des forces armées (AFSPA), déjà en vigueur depuis 1958, à l’ensemble du territoire, par crainte d’une insurrection armée. Depuis, un régiment spécial, les « Assam Rifles » (« tirailleurs de l’Assam »), commet de nombreuses exactions au nom de sa mission de maintien de l’ordre. En 2004, certains de ses soldats arrêtent une jeune femme, Thangjam Manorama, soupçonnée d’appartenir à un groupe armé. Sous le coup d’un mandat d’arrêt officiel, elle a dû quitter le domicile de ses parents, escortée par l’armée. Son corps mutilé a été retrouvé le lendemain. Un examen médicolégal a indiqué qu’elle avait vraisemblablement été violée avant d’être tuée.
« Scandalisés par ce meurtre et par l’impunité avec laquelle l’armée pouvait ainsi violer et tuer, écrit Amnesty international en 2004, les membres d’un collectif de femmes ont voulu exprimer leur écœurement face aux fréquentes atrocités perpétrées par des membres des forces de sécurité contre des femmes ou des enfants, en se déshabillant sur la place publique et en mettant au défi les soldats de venir les violer. Cet acte courageux et symbolique a été le point de départ d’une vague de manifestations de masse, qui ont finalement amené le gouvernement de l’État à demander au pouvoir fédéral d’abroger l’“Armed Forces Special Powers Act” (loi relative aux pouvoirs spéciaux des forces armées). Le gouvernement local a annoncé que la municipalité de Imphal n’était plus considérée comme “zone de troubles” et a donc réduit en conséquence les pouvoirs des forces militaires qui y étaient déployées [17]. »
À consulter
– « On n’arrête pas les viols avec des médecins », par Olivier Falhun, 8 février 2011.
– « RDC : arrestation du chef du groupe de militaires impliqués dans les viols de Fizi », Centre d’actualités de l’ONU, 21 janvier 2011.
– « RDC : des enquêtes confirment l’ampleur des viols commis par des soldats de l’armée », Centre d’actualités de l’ONU, 25 janvier 2011.
– « Des Congolais violentés par l’armée angolaise », Médecins sans frontières, 6 décembre 2007.
– « Soudan (Darfour) : Le viol comme une arme de guerre - La violence sexuelle et ses conséquences », Amnesty international, 15 mai 2006.
– « Ethiopia : Army Commits Executions, Torture, and Rape in Ogaden » et « Collective Punishment », Human Rights Watch (HRW), 12 juin 2008.
– Burundi : Paramilitaries Commit Killings, Rapes, Human Rights Watch (HRW), 13 décembre 2001.
– « Tchad. Les réfugiées sont victimes de viols à l’intérieur et à l’extérieur des camps, malgré la présence de l’ONU », Amnesty International, 29 septembre 2009.
– « Kenya : Abus de la police à l’encontre des réfugiés somaliens », Human Rights Watch (HRW), 17 juin 2010.
– « Guinée : Le massacre et les viols perpétrés dans un stade de Conakry constituent vraisemblablement des crimes contre l’humanité », Human Rights Watch (HRW), 17 décembre 2009.
– « Côte d’Ivoire : “My Heart Is Cut” ». Voir aussi ici, Human Rights Watch (HRW), 1er août 2007.
– « Nigerian Army Accused of Excessive Force, Rape in Niger Delta », Human Rights Watch (HRW), 22 décembre 1999.
– « Haïti. Ne leur tournez pas le dos. La violence sexuelle contre les filles en Haïti », Amnesty International, 27 novembre 2008.
– « Algérie - Dans la République de la peur, le viol est une arme de guerre », par Habib Souaïdia (23 décembre 2006).
– « More Evidence of Rape by Russian Forces in Chechnya ». Voir aussi ici, Human Rights Watch (HRW), 29 mars 2000.
– « RDC : des milliers de femmes défilent contre les viols », station internationale des Pays-Bas (RNW), 18 octobre 2010.