L’engagement citoyen
Plus de la moitié des Allemand [1]. L’engagement citoyen bénévole (72 % de ces associations n’ont pas de salarié e s), déclaré moribond il y a quelques années, connait une étonnante embellie. Alors que les associations sportives traditionnelles sont en recul (concurrencées par les clubs et centres de remise en forme de type commercial, elles adoptent de plus en plus la forme juridique de l’entreprise de droit privé à but lucratif), celles qui s’engagent dans la solidarité internationale, la protection de l’environnement ou la défense des consommatrices et consommateurs attirent de plus en plus de jeunes et de citadin e s. Cet engagement semble en voie de se politiser.
es de plus de 15 ans sont engagé es dans l’une des 600 000 associations que compte le paysLes associations relaient l’État surtout dans le domaine de l’action sociale. 14% des associations allemandes offrent, en outre, des aides de toutes sortes pour les réfugié
e s. Il est évident que la politique de la « culture d’accueil et de reconnaissance » affichée par l’Allemagne depuis l’aggravation de la crise politique européenne liée à la question migratoire en 2015 est tributaire du travail d’« intégration » de ces organisations civiles.De la gymnastique au mouvement anti-nucléaire
« Frisch, fromm, fröhlich, frei » (« Frais, appliqué, joyeux, libre ») promettaient les quatre F du logo adopté par les émules du « père de la gymnastique » Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852) à celui (et non pas à celle) qui s’adonnait aux joies viriles et patriotiques de l’exercice physique collectif. À partir de 1810, les Turnvereine, les sociétés de gymnastique vont se répandre sur tout le territoire. La fièvre associative s’empare alors des pays allemands.
Le partage d’un intérêt commun (la littérature, la musique, l’éducation, la pêche, la randonnée, etc.), la poursuite d’un idéal social ou politique, mais aussi l’entraide (syndicats, caisses d’épargne, jardins familiaux, etc.) trouvent dans cette forme d’organisation un cadre idéal. Les restrictions imposées aux associations politiques (notamment les lois antisocialistes de 1878-1890) ont largement contribué au développement du phénomène, les associations patriotiques, sportives ou confessionnelles leur servant alors de couverture. L’association engage solidairement ses membres dans la gestion du groupe, transcende les barrières sociales et, surtout, crée un lien social fort, voire un esprit d’appartenance communautaire.
Les nazis, en 1933, en mettant toutes les associations « au pas », se serviront habilement de cet outil de socialisation hors pair - la socialisation étant comprise en tant que notion de sociologie comme le processus psychique qui pousse un individu à intérioriser un comportement conforme aux normes du groupe social.
Dans les années 1970 apparaissent, avec les nouveaux mouvements sociaux, les initiatives citoyennes militantes et activistes « Bürgerinitiativen », dont le mouvement antinucléaire est l’une des manifestations les plus marquantes. La nature du phénomène associatif engagé change ensuite. Pour organiser et relayer leurs opérations d’information et de publicité-choc, les organismes de type ONG (Greenpeace, Attac, etc.) recourent aux réseaux sociaux et aux médias, ces nouveaux champs de bataille où se défendent les grandes causes supranationales et altermondialistes.
Ceci suppose un haut degré d’organisation professionnelle et ces organismes proposent généralement à leurs membres non salarié [2]. Cette restriction de l’initiative et de la responsabilité individuelles semble aussi répondre à une réticence nouvelle des membres à assumer des fonctions de responsabilité au sein de leur association, en raison, notamment, de la mobilité accrue des personnes, donc de la difficulté à assurer un engagement à long terme.
e s de s’engager dans l’action de terrain plutôt que dans la gestion et la prise de décisionL’alternative locale
Pourtant, en parallèle de cette professionnalisation de l’engagement citoyen, se dessine une autre tendance. La société civile s’organise aussi au niveau local, ce dont témoignent toutes les expériences, tant associatives que coopératives, œuvrant un peu partout sur la planète à la transition sociale et écologique [3].
Pareillement poussées par le constat du désengagement ou de l’engagement insuffisant de l’État face aux nouveaux enjeux économiques, environnementaux et sociétaux, des associations agissent à l’échelle de leur ville ou de leur région. Leur motivation première repose sur le choix individuel d’un changement comportemental, non pas en réponse à une quelconque injonction de politique publique, mais du fait d’une conviction profonde, politique et argumentée.
Si l’on prend pour exemple la SoLaVie de l’Ortenau (région du Bade-Wurtemberg), association de maraîchage solidaire, on mesure l’esprit nouveau qui souffle sur ces initiatives. Semblables aux Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) françaises [4], les Solawis (Solidarische Landwirtschaft) allemandes [5] reposent sur un contrat passé entre une ferme et des consommatrices et consommateurs, qui garantit, en échange d’un financement pérenne, la livraison hebdomadaire de produits biologiques. La volonté de soutenir l’agriculture paysanne se conjugue ici au choix d’une alimentation biologique plus saine.
Une topie
Le fonctionnement de SoLaVie, dont je suis par ailleurs une membre active, conformément à sa devise « Cultiver et vivre solidairement », dévoile au moins trois des mécanismes à l’œuvre dans ce type d’associations :
➤ Atypique, dans le sens où elle ne coopère pas avec une ferme, mais cultive elle-même ses champs en fermage avec l’aide de trois salarié
e s, l’association prend en main l’entière gestion de son activité. Les décisions sont prises de façon collégiale après délibération, ce qui donne tout son sens à la notion de démocratie horizontale. Autogestion et participation sont les deux pierres angulaires de notre organisation ;➤ Vient ensuite la volonté d’une subversion politique douce, opérant par le bas, qui anime une grande partie de ses membres : en soustrayant la production de notre nourriture aux logiques de l’économie de marché, nous amorçons une cascade de réactions qui servent autant la justice sociale (rétribution équitable des salarié
e s, contribution des membres fixée selon leur capacité financière) que l’écologie (agriculture durable, zéro emballage, préservation des variétés anciennes, etc.) ;➤ Enfin, l’important engagement personnel des membres, notamment dans les travaux des champs pour désherber, attacher les plants de tomates, récolter les haricots verts, dégermer les pommes de terres etc., tâches éminemment gratifiantes quand elles sont réalisées en groupe, produit le miracle de la sociabilité (la Geselligkeit, encore un mot allemand difficile à traduire…), ce sentiment non pas de s’enfermer dans une communauté exclusive, mais de s’associer aux autres et de contribuer à former un être-ensemble.
Les actrices et acteurs de SoLaVie expérimentent ainsi une utopie concrète, attachée à un lieu, mais qui n’est pas une expérience globale de vie. Dans l’esprit de certaines expériences sociales alternatives de la Graswurzelbewegung des années 1970, elle adopte la tactique des tous petits pas, d’une action immédiate et locale, ne se revendiquant pas d’une couleur politique particulière. Elle se satisfait ainsi pleinement du cadre associatif qui est le sien parce qu’il respecte la multiplicité des motivations et les divers degrés d’engagement souhaité.
SoLaVie dans la vie
L’association SoLaVie, créée en mars 2016, pratique le maraîchage biologique sur 2,6 hectares de terres en fermage.
Avec ses trois salarié.es - épaulé.es par les nombreux membres qui participent aux travaux des champs et à la distribution - elle approvisionne chaque semaine 110 foyers en légumes de très haute qualité. Le montant de la participation financière des membres est fixée annuellement en fonction des capacités de chacun.e. L’association a pour principe de rétribuer correctement ses salarié.es.
Cette initiative, sous sa forme actuelle, repose sur un postulat très politique : les membres se gouvernent eux-mêmes dans la concertation ; au sein du groupe, il n’y a aucune hiérarchie ; c’est un système « anti-capitaliste » qui ne vise ni le bénéfice, ni son accumulation. Il contourne allègrement les lois du marché...
L’autre sens du mot socialisation
Il n’y a, évidemment, jamais trop de démocratie (qu’elle vienne de la rue, ou, comme ici, du champ) et quand celle-ci s’articule au niveau le plus élémentaire du « corps » social, elle échappe à la domination institutionnelle inhérente à nos démocraties représentatives. Le terme d’association retrouve ici tout son sens, association d’individus s’autogérant et produisant « le plus haut degré de liberté et d’ordre » (Pierre-Joseph Proudhon), un ordre établi par concertation, toujours révisable et révisé, et non un ordre arbitraire et figé, imposé par le haut.
On peut, bien sûr, questionner l’impact effectif de ces expériences isolées sur l’ensemble de la société, en posant notamment la question de la transposabilité du modèle à une échelle plus grande. L’inévitable institutionnalisation qu’impose à ces associations le besoin d’organisation croissante (en 2010 a été créé le réseau Miramap en France, en 2011 le réseau Solawi en Allemagne) laisse d’ailleurs ouvert le cours de leur évolution, selon que s’imposera leur croissance rhizomique ou leur uniformisation sclérosante. De façon générale, l’économie sociale et solidaire (ESS) est d’autant plus fragile qu’elle est immergée dans l’économie de marché (cf. la marchandisation croissante du secteur du bio) et sa dynamique risque de se voir récupérée par les pouvoirs publics (cf. le programme « Big Society » des conservateurs britanniques de 2010). Mais que resterait-il d’une ESS réduite à la dimension d’un « entreprenariat social » (sur le modèle du « social business » anglo-saxon [6]) ?
C’est une bonne raison de se questionner sur les forces motrices de cette nouvelle pratique sociale, qui pose en modèle la gestion collective des productions de biens et services, au même titre que celle des biens communs [7]. Ce type de gestion sociale correspond clairement à la notion de « socialisation » dans sa deuxième définition : il s’agit de la démarche de (re)prise en main par les citoyen ne s de la gestion de la chose commune. Elle repose sur la volonté d’une transformation, d’une transition démocratique de la vie économique et sociale et propose une alternative au fonctionnement de l’économie capitaliste. J’aurai l’occasion de revenir sur ce concept politique qui a eu ses heures de gloire dans la première moitié du XXe siècle [8], mais est aujourd’hui largement tombé dans l’oubli en Europe. On note pourtant, depuis quelque temps, sa timide réapparition dans les textes d’économistes et penseuses et penseurs de l’alternative [9].
Dans quelle mesure ces toutes petites initiatives collées bout à bout procèdent-elles au remaillage d’une société fragmentée, voire atomisée ? Questionnant les utopismes socialistes, Martin Buber en appelait justement à cette « spontanéité sociale » de la société civile pour contrecarrer une domination étatique injustifiée et s’émanciper du capitalisme [10] Ces nouvelles et discrètes pratiques sociales, qui alimentent un mouvement social qui ne dit pas encore son nom, ne sont-elles pas en train, justement, d’inventer le post-capitalisme ?
Laura : « Je suis solaviste, parce que ce projet est une source d’inspiration dans ma vie. Entreprendre ensemble quelque chose qui me fait du bien et qui fait du bien à l’environnement, cela me procure une joie immense ! »