La frontière sud du Mexique est un couloir de transit entre l’Amérique centrale et l’Amérique du Nord tant pour les marchandises que pour les personnes. Cette région stratégique apparaît donc dans les différents projets officiels de développement de la région — de l’ancien « Plan Puebla Panama » (désormais appelé « Projet Mésoamérique ») aux « zones économiques spéciales (ZES) », un projet de zones franches dans le sud du Mexique.
Au contrôle économique de la région s’ajoute des plans de contrôle de la population tels que le « Plan Frontière Sud ». Lancé en 2014 par les autorités mexicaines, sous la pression politique et avec l’aide financière des États-Unis, ce plan a officiellement pour but de gérer le transit des migrant
es dans la région et protéger leurs droits. Dans les faits ce programme établit une politique migratoire très répressive à la frontière entre le Mexique et le Guatemala, afin de limiter de nouvelles arrivées de migrant es à la frontière avec les États-Unis. En échange d’armes, de formations et d’autres aides logistiques financées par les États-Unis, le Mexique joue désormais le rôle du « méchant flic », lequel expulse le plus grand nombre de migrant es de manière souvent particulièrement brutale. En d’autres termes, les États-Unis ont déplacé leur frontière et leur contrôle sur les flux migratoires au sud du Mexique. Ce plan a ainsi permis le déploiement massif de différentes forces de sécurité (armée de terre, marine, police fédérale et locale, gendarmerie de l’environnement), et facilite un contrôle total de Mexico sur cette zone stratégique.Un contrôle social et territorial
Au-delà des justifications officielles (outre le contrôle des flux migratoires, le plan a comme but de contribuer à la lutte contre le trafic de drogue), il apparaît que ces déploiements de forces servent aussi à soutenir certains mégaprojets faisant face à la résistance des populations locales : projets miniers, hydroélectriques, autoroutiers et d’extraction d’hydrocarbures imposés par le pouvoir central.
On peut citer, par exemple, les bases militaires implantées près de Chicomuselo (partie sud du Chiapas) où un large conflit a éclaté avec la population (le militant Mariano Abarca a été tué en 2009 pour son opposition au projet minier de compagnie canadienne Blackfire) à propos de projets miniers, ou celles installées dans l’isthme de Tehuantepec (partie sud de l’État de Oaxaca) où plusieurs mégaprojets sont développés (parcs éoliens, projets miniers, barrages, gazoducs). L’exemple le plus récent est la création de la gendarmerie environnementale dans la réserve de la biosphère de Montes Azules, qui a une connotation contre-insurrectionnelle en instaurant de nouvelles forces de sécurité dans une zone à forte présence zapatiste, et qui facilite le développement de projets de « capitalisme vert » tels que la culture de palmes africaines, les crédits forestiers avec le programme REDD+, ou des projets d’écotourisme et barrages hydroélectriques.
Développement de couloirs de flux multiples
La carte ci-dessus montre aussi les projets de couloirs interocéaniques prévus dans la région comme celui traversant le Guatemala ou le couloir de l’isthme de Tehuantepec entre les États de Oaxaca et Veracruz au Mexique. Ces couloirs multimodaux prétendent contrôler les flux de marchandises par le biais de projets routiers et ferroviaires, les flux d’énergie avec des projets de gazoducs et lignes à haute tension, et les flux migratoires (l’isthme de Tehuantepec est l’une des principales routes migratoires vers le centre du Mexique) afin de bénéficier d’une main d’œuvre surexploitable pour les industries de la région. Dans l’isthme de Tehuantepec sont prévues deux zones économiques spéciales, l’une dans le port de Salina Cruz et l’autre dans celui de Coatzacoalcos. Ces zones franches calquent le modèle des maquiladoras initié il y a plusieurs années à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Pensées par la Banque Mondiale, la Banque Interaméricaine de Développement et l’université de Harvard, les ZES sont censées stimuler l’investissement privé et le développement de mégaprojets ; les entreprises ne paieront pas d’impôt et il existe des modalités d’expropriation des terres en raison d’une déclaration d’« utilité publique ».
Les mégaprojets comme facteurs d’émigration
La carte qui suit montre plusieurs mégaprojets qui provoquent un déplacement forcé de la population dans la région stratégique de la « Frange transversale du Nord » au Guatemala. Cette zone isolée, aussi appelée « Frange des généraux » en raison de l’accaparement de terres par de hauts gradés dans les années 1970 et 1980, est l’objet d’un vieux projet de route qui traverserait le Guatemala depuis la ville de Modesto Méndez jusqu’à la frontière avec le Mexique, afin de permettre le développement d’industries extractivistes (hydrocarbures, mines, agro-industrie, centrales hydroélectriques). Bien que la construction de la route ne soit pas encore terminée, de nombreux projets ont été mis en œuvre engendrant de nombreux cas de dépossession de terres et de migration forcée.
On peut aussi citer le cas de la contamination du fleuve La Passión par l’entreprise de production d’huile de palme REPSA. L’accident chimique avait gravement sapé l’environnement, entrainant la mort de milliers de poissons, et provoqué l’effondrement l’économie locale : plus de trois mille familles de pêcheurs avaient été touchées.
Les projets de barrages à Barrilas ou à San Mateo Ixtatán sont eux aussi sources de conflits : les entreprises font appel à des milices paramilitaires pour s’imposer et l’on déplore une escalade de la violence au plan local et de nombreux assassinats. Autre cas, celui de la mine Marlin, de la transnationale canadienne GoldCorp, qui a provoqué de graves problèmes de santé dans la population locale. Citons enfin les dépossessions de terre dans la vallée du Polochic pour l’implantation de mines, de culture de palme africaine et de canne à sucre.
Ces exemples illustrent comment le déploiement de mégaprojets, quelque soit leur domaine (mines, barrages, hydrocarbures, agroalimentaire), provoque des déplacements forcés de manière directe — dépossession de terres, agressions — ou indirecte — conditions de reproduction sociale affectées par la pollution, perte de sécurité alimentaire, insécurité, etc.
Si l’on considère que la violence au Guatemala ou au Honduras est la principale cause d’émigration, alors la bagarre pour l’appropriation des profits entres gouvernements, entreprises et groupes du crime organisé en est l’un des principaux moteurs. Toute personne ou communauté s’opposant au contrôle territorial imposé par ces acteurs s’expose à la répression du gouvernement ou aux agressions perpétrées par différents groupes du crime organisé, dont certains fonctionnent comme le bras armé des intérêts gouvernementaux et commerciaux.
↬ Yannick Deniau
GeoComunes : un collectif de cartographie participative en défense des biens communs
Fondé en 2014 à Mexico, le collectif GeoComunes s’est spécialisé dans la cartographie participative pour la défense des biens communs, que nous définissons comme les éléments (matériels et immatériels) qui permettent la reproduction sociale.
Notre perspective cartographique repose sur deux piliers.
Le premier provient de la conviction que pour défendre les biens communs, il est nécessaire d’analyser la territorialité du capital qui cherche à se les approprier. Pour cet exercice, les cartes nous permettent de visualiser les connexions existantes entre, par exemple, l’expansion de méga-projets et la mise en vente des biens communs. La cartographie s’avère un outil adapté pour analyser de manière synthétique la logique territoriale du capital.
Le second s’appuie sur l’idée que la dynamique collective, qui se met en place lorsque l’on cartographie les biens communs (forêts, rivières, lieux sacrés...), provoque des échanges dans la communauté, ce qui lui permet de renforcer leur défense et leur gestion. On ne peut pas défendre un territoire sans le connaître, et si cette connaissance est collective et partagée, un plus grand nombre de personnes peuvent s’impliquer.
Les cartes réalisées sont le résultat d’un dialogue et d’une mise en commun des données de localisation des mégaprojets identifiés à partir d’investigations réalisées par le collectif et des éléments du territoire à défendre (biens communs) lors d’ateliers de cartographie participative avec les communautés.
Ces cartes sont intégrées aux différentes stratégies de défense des biens communs des communautés avec lesquelles le collectif travaille (information et sensibilisation locale, diffusion dans les médias, actions juridiques, etc).
Page web geocomunes : www.geocomunes.org
Facebook : geocomunes
À écouter : une émission de 45 minutes enregistrée avec l’auteur sur radio Zinzine (et diffusée le 9 novembre 2016) :