La chasse à l’ivoire a-t-elle atteint le point de non-retour ? C’est la crainte des associations et des organisations internationales qui cherchent à protéger les rhinocéros. « De nombreuses populations de rhinocéros ont disparu localement, ou sont en déclin », s’inquiète ainsi le secrétariat de la Convention de Washington (CITES ou Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction).
Les deux espèces de rhinocéros que l’on trouve encore sur le continent africain — le noir (Diceros bicornis) et le blanc (Ceratotherium simum) — évoluent dans un habitat distribué sur une large zone allant de la Namibie, à l’ouest, où vivent deux mille individus, jusqu’au Kenya, à l’est, qui recense un millier de rhinocéros (ainsi que trois individus de l’espèce en voie d’extinction Ceratotherium simum cottoni, le Rhinocéros blanc du nord). Abritant 80 % de ces animaux — presque vingt-et-un mille individus —, l’Afrique du Sud a fait du rhinocéros l’un des attraits touristiques majeurs du fameux parc national Kruger, dans le nord-est du pays à la frontière avec le Mozambique et le Zimbabwe.
Des attaques de plus en plus fréquentes
Mais le rythme auquel ces animaux sont chassés pour leur ivoire ne cesse d’accélérer : au sein même du parc Kruger, le nombre de rhinocéros tués par des braconniers a explosé depuis 2010. En 2013, pas moins de 1 004 carcasses ont ainsi été découvertes. En 2014, la chasse illégale a fait 1 215 victimes. Ce qui signifie qu’en deux ans, c’est 10 % de la population qui a ainsi disparu. Au Kenya, 100 animaux ont été abattus entre janvier 2012 et décembre 2015 — sur une population d’un millier.
Comme le signale le rapport du Small Arms Survey 2015 “Weapons and the World” dont nous tirons la plupart de ces données, la crise est essentiellement provoquée, au plan mondial, par la demande en provenance d’Asie, « particulièrement en Chine où la sculpture complexe est une industrie établie. La croissance économique et l’augmentation du pouvoir d’achat des consommateurs chinois ont fait croître le marché de l’ivoire de façon significative ». Les vertus anti-cancéreuses et aphrodisiaques attribuées (à tort, faut-il le souligner) à la poudre de corne contribuent aussi à cette augmentation. D’autres pays d’Asie sont concernés, notamment le Vietnam ; au Japon cependant, autrefois grand importateur d’ivoire, une régulation stricte et la récession économique ont permis d’enrayer la demande.
Mais la demande chinoise, combinée à la baisse des populations d’animaux sauvages, contribue à faire monter les prix de l’ivoire ; d’après le Washington Post, une corne de rhinocéros peut se négocier 300 000 dollars sur le marché noir (Michael Gerson, “What is a rhino in the wild really worth?”, The Washington Post, 12 octobre 2015).
Militarisation des braconniers… et de la répression
Il existe toujours une part de chasse de petite envergure ; mais désormais, le niveau des prix encourage la militarisation de bandes de braconniers, une tendance récente qui inquiète les autorités et les associations.
En Afrique centrale, des groupes d’une dizaines de miliciens (ayant fait leurs armes comme Janjaweed au Soudan ou Mai Mai au Congo), armés de Kalashnikov, fondent sur les animaux et en massacrent un grand nombre en l’espace de quelques heures — particulièrement les éléphants, qui se déplacent en troupeaux. D’autres gangs encore procèdent par empoisonnement, et certains font partie des forces armées officielles — les Forces Armées de la République Démocratique du Congo (FARDC) ont ainsi été accusées de braconnage à grande échelle dans les années 2000.
La chasse illégale est plus facile à organiser sur les territoires d’États en décomposition suite à des conflits, mais l’Afrique du Sud reste une cible de choix : c’est là en effet que se trouvent le plus de rhinocéros à traquer. Les observateurs estiment qu’à tout moment une douzaine de petits groupes de braconniers — souvent composés d’un tireur et de deux guetteurs — circulent dans le parc national Kruger.
Pour contrer ces menaces, l’armée et les responsables des parcs répondent eux aussi en faisant usage d’armes à feu, ce qui a provoqué la mort de chasseurs traditionnels, pas forcément impliqués dans le braconnage des grands mammifères. Les arrestations, en hausse, ne parviennent pas non plus à endiguer le phénomène.
Comment enrayer le trafic ?
Il faut dire que les donneurs d’ordre de ces réseaux criminels ne se risquent guère, pour leur part, à poser le pied sur le terrain… sauf peut-être pour participer aux quelques chasses légalement ouvertes aux touristes.
Les statistiques douanières restent lacunaires, et pour certains pays totalement indigentes. Ainsi au Vietnam, seules six saisies aux frontières ont été effectuées dans toute la période 2006-2012, d’après les analystes d’Oxpeckers, une ONG sud-africaine spécialisée avec laquelle nous avons collaboré pour élaborer la carte ci-dessus (lire Fiona McLeod, « Les chemins du trafic de corne de rhinocéros »).
Si 80 % des saisies mondiales ont été faites par la Chine, les ports et aéroports sud-africains rapportent toujours des prises, et dans les années récentes des passeurs culottés (ou sacrifiés par leurs donneurs d’ordres) ont été interceptés à Los Angeles, à Dubai, ou encore à Shanghai en provenance de Paris.
Ce n’est qu’en enrayant la demande que la communauté internationale parviendra à éviter l’extinction programmée des derniers rhinocéros, leurs parures cachées dans des lots de grumes de bois ou de produits agricoles, puis réduites en poudres aux effets soi-disant aphrodisiaques, pour des nouveaux riches qui s’envoient en l’air en espérant être celui qui aura consommé la dernière corne du dernier rhinocéros…
Philippe Rivière.