Les sociétés vieillissantes changent la face du monde

#Démographie #Vieillissement #Vieux #Population

3 juin 2011

 

Par Richard Lefrançois

professeur associé à l’université de Sherbrooke
et chercheur associé à l’Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke (Québec).

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, on assiste à un vieillissement accéléré de la population des pays industrialisés. La part relative des 65 ans ou plus a bondi de moitié dans les pays avancés, culminant à 22,6 % de la population totale au Japon. Elle atteint 13 % en Amérique du Nord et 16 % pour l’ensemble de l’Europe.

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De plus en plus de vieux
Esquisse, Philippe Rekacewicz, 2011.

S’appuyant sur la persistance de la poussée démographique actuelle, selon le scénario le plus probable, le rapport World Population Ageing, publié en 2007 par l’Organisation des Nations unies (ONU), estimait que le nombre de personnes âgées (de 60 ans ou plus) atteindra 1,2 milliard en 2025 (15 % de la population totale) et 2 milliards en 2050 (22 % de la population totale).

Des géants démographiques comme l’Inde et la Chine, qui abritent 38 % des 6,9 milliards d’humains sur Terre, propageront cette onde de choc qu’est la « mondialisation du vieillissement ». En 2050, un tiers des Chinois auront 60 ans ou plus, conséquence de la politique étatique du wan-xi-shao (mariage tardif, naissances espacées et peu nombreuses) conjuguée à la mesure coercitive de l’enfant unique décrétée en 1979 (lire l’article d’Isabelle Attané dans Le Monde diplomatique de juin 2011). On peut d’ores et déjà pressentir l’ampleur de la secousse générée par le vieillissement vertigineux du Sud. Peinant pour enrayer les fléaux endémiques qui le tenaillent depuis des lustres, le monde en voie de développement aura-t-il l’ossature nécessaire pour s’outiller en ressources et en protections sociales pour en assumer les conséquences ?

En l’absence de marqueurs biologiques ou de critères autres que ceux de source empirique, la longévité maximale est actuellement fixée à 122 ans et 164 jours par la performance de Jeanne Calment (France) qui, officiellement du moins, demeure la personne ayant vécu le plus longtemps. Pendant des siècles, nos ancêtres ont escompté, au mieux, franchir la barre des 50 ans ; voici quelques décennies, atteindre les 85 ans relevait toujours de l’exploit. Selon le biologiste Leonard Hayflick [1], la hausse la plus spectaculaire de la longévité moyenne, qui fut de vingt ans, s’est produite entre 1900 et 1970. Depuis, la courbe de l’espérance de vie prolonge son ascension au rythme d’une année tous les quatre ans.

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Quand l’Afrique remplacera l’Europe
Esquisse : Ph. Re. 2011.

En inaugurant cette ère inédite, les sociétés riches marquent l’entrée théâtrale de son hôte distinctif, l’Homo senectus. Il est l’aboutissement d’une longue marche historique au cours de laquelle notre durée de vie n’a cessé de se rapprocher de notre longévité maximale arbitrairement fixée à 120 ans. Régulée par notre horloge biologique, cette limite est trois fois supérieure à celle des mammifères au profil allométrique comparable au nôtre.

L’actuel régime démographique post-transitionnel, qui « rectangularise » la pyramide des âges, résulte de la convergence du fléchissement de la mortalité, de l’allongement de l’espérance de vie et de la chute de la fécondité. C’est toutefois le recul de la létalité et la compression de la morbidité qui forment la matrice de cette révolution de l’âge. En clair, les gains accumulés en années s’appliquent aux taux de survie qui ont constamment progressé au gré des avancées médicosociales. La courbe de l’espérance de vie à la naissance prolonge son ascension fulgurante au rythme de trois mois par an. En France, elle oscille autour de 78 ans chez les hommes, mais grimpe à 85,5 ans chez les femmes.

Mais l’expansion démographique la plus vigoureuse survient dans les tranches d’âge supérieures. Il y a encore quelques décennies à peine, souffler ses 90 bougies était quasi impensable, un exploit pourtant banal de nos jours.

Dan Buettner a parcouru la planète, sous les auspices du magazine National Geographic, pour répertorier les pépinières de centenaires. Il a découvert de fortes concentrations, appelées « zones bleues », notamment en Sardaigne, sur la péninsule de Nicoya au Costa Rica et dans l’archipel japonais d’Okinawa. Les « pionniers de la vie longue » se retrouvent aussi en surnombre le long de la ceinture de longévité américaine formée par le Minnesota, le Wisconsin et les deux Dakota, des États colonisés jadis par les Scandinaves.

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Vivra-t-on jusqu’à cent ans ?
Esquisse : Ph. Re. 2011.

Bien que ces zones soient géographiquement diversifiées, certaines similitudes ont été remarquées au regard du régime alimentaire et du mode de vie : des aliments naturels non transformés produits localement, consommation élevée de légumes, haricots, fèves — les noix ou les amandes surtout —, des fruits à chaque repas, peu de viande mais beaucoup de poisson. En Sardaigne, la consommation de lait de chèvre riche en oméga-3 et de vin rouge riche en polyphénols (ou le saké à Okinawa) semble avoir joué un rôle. Il apparaît que réduire l’apport calorique serait tout aussi bénéfique que pratiquer régulièrement des activités physiques. Enfin, dans la plupart des cas, il s’agit de poches géographiques insulaires.

Le déclin des naissances tire également vers le haut l’âge médian (âge séparant la population en deux). En 2011, 86 pays se situent en dessous du seuil critique de remplacement des générations (2,1 enfants par femme). La palme de la sous-fécondité appartient à Taïwan, qui affiche un taux de fécondité anémique de 1 enfant par femme, suivi de près par la Corée du Sud à 1,2. De manière générale, l’indice synthétique de fécondité dans le monde est en chute libre : il est passé de 4,9 en 1950 à 2,5 en 2010. Il semble que tous les pays en voie de développement, à l’exception de l’Afrique subsaharienne, suivront cette voie de la gérontocroissance à une cadence accélérée.

Sollicitée tous azimuts pour soutenir la vie et étirer sa durée, la machine médicale et technologique a donc partiellement exaucé un rêve ancien et chimérique de l’humanité, une prouesse prométhéenne qui nous plonge dans une atmosphère rassurante. En coulisse, des scientifiques s’affairent obstinément à ralentir le vieillissement physiologique. De l’avis d’Aubrey de Grey [2], célèbre utopiste de l’« ère posthumaine », l’abolition pure et simple du vieillissement s’annonce comme le prochain seuil à franchir, une tâche facilitée par le déploiement des stratégies d’ingénierie pour un vieillissement minimal (Strategies for Engineered Negligible Senescence, SENS), la régénérescence organique et les découvertes anticipées en biogénétique et en nanotechnologie.

On perçoit donc que la société bascule dans un nouvel âge florissant. La civilisation — occidentale — qui naguère condamnait les seniors en fait dorénavant la promotion sur le plan de leur santé, de leur éducation et de leur engagement social élevé (ceux dans la prévieillesse et dans la petite vieillesse).

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Un monde en décroissance
Esquisse : Ph. Re. 2011.

Parallèlement, les efforts se poursuivent pour lutter contre l’âgisme qui sévit toujours dans certains milieux. Car cette « promotion des aînés » n’exclut pas la prédominance du jeunisme. Une culture senior s’est instaurée avec le déploiement ou la prolifération des associations pour personnes âgées.

En revanche, l’assurance du déclin prochain révulse. Alors, avant que ne surviennent les déprises [3] et les redoutables épreuves [4], les personnes vieillissantes s’efforcent de maquiller les stigmates du temps en s’habillant « jeune », en adoptant de saines habitudes alimentaires, en pratiquant le sport ou en ayant recours à la chirurgie esthétique (peeling, lifting, collagène, Botox, sérums antirides) ou à des cures et élixirs de jouvence. Dans le même ordre d’idées, les « snowbirds », ces rentiers privilégiés canadiens et nord-américains, s’envolent annuellement vers leur sanctuaire de prédilection, la Floride ou la vallée du Rio Grande au Texas, pour échapper aux aléas du rude climat hivernal.

Mais la gérontocroissance sème l’inquiétude. Les maladies du grand âge explosent – en particulier l’Alzheimer, la maladie de Parkinson, les démences séniles, les déficits cognitifs, les accidents cardio-vasculaires, l’ostéoporose, la dénutrition, l’arthrite et les chutes avec fracture. Il convient d’ajouter à cette liste la détresse psychologique, la solitude et le suicide. Aussi le corps médical et les chercheurs sont-ils mobilisés dans la quête de traitements nouveaux, de mesures préventives améliorées et de solutions de rechange à l’hébergement collectif. Les avancées en pharmacologie, en domotique et en téléassistance médicale permettront sans doute de renforcer l’objectif du maintien à domicile et de la compression de la morbidité, atténuant les impacts négatifs du vieillissement.

Les facteurs qui contribuent à l’allongement de la vie « inactive » ou de retraite au détriment de la vie active sont :
 l’allongement de l’espérance de vie ;
 la retraite précoce (au Canada, le rêve « retraite à 55 ans » tient toujours) ;
 l’arrivée tardive sur le marché de l’emploi (prolongement des études, ou difficulté à trouver du travail) ;
 la réduction des heures ouvrées ;
 l’augmentation des jours fériés et des congés divers ;
 enfin, plusieurs épisodes de chômage.

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Ratio de dépendance démographique de 65 ans et plus sur la classe 20-64 ans
Esquisse : Ph. Re. 2011.

En revanche, certaines personnes âgées éprouvant des difficultés économiques doivent retourner sur le marché du travail, souvent à temps partiel, pour combler le manque à gagner. L’action combinée de la récession, des exigences de la nouvelle économie et des soubresauts du système marchand risque d’entraîner pour les retraités, présents ou futurs, une fragilisation de leurs conditions de vie.

A force de médicaliser la vieillesse, de tenir un discours réducteur sur les clientèles vulnérables et de se focaliser sur des problématiques très médiatisées comme « l’âgisme » ou le « bien vieillir », la gérontologie masque les parcours professionnels rendus difficiles par la discrimination à l’embauche ou à la formation continue des travailleurs âgés, ainsi que la précarisation matérielle des aînés esseulés et à faibles revenus.

Sont également passées sous silence l’insécurité économique et sociale, les inégalités devant la santé et l’espérance de vie réduite des personnes âgées immigrantes, analphabètes ou illettrées, sans domicile fixe, sinon dépendantes de la drogue, de l’alcool ou des jeux de hasard et d’argent. A force de creuser les inégalités en réduisant les salaires, en précarisant les emplois et en conduisant chacun à s’endetter de façon chronique, le projet néolibéral fragilise — pour ne pas dire « prolétarise » — une frange élargie des futurs retraités, compromettant leur qualité de vie future. La rhétorique gérontologique fait rarement écho à ces itinéraires chaotiques d’avancée en âge [5]. La résorption ou la prévention de telles tragédies humaines ne figurent pas davantage dans les projets de l’Etat gestionnaire affairé à renflouer une économie vacillante s’enfonçant dans des crises répétitives.

Le vieillissement individuel et collectif en cours nous fait pénétrer dans un univers inconnu qui émerveille ou inquiète. Voilà qui révèle à quel point la vieillesse relève du paradoxe. Elle tient lieu de réservoir dans lequel s’amoncèlent des pertes mais aussi des gains : alors qu’au fil des ans l’énergie vitale s’épuise, en parallèle s’enrichissent la maturité intellectuelle, les expériences et la connaissance.

De leur côté, les alarmistes voient dans la vieillesse une maladie incurable et, dans la présence massive des aînés, un risque pour la société. Cela entraînera, selon eux, la déroute du système de santé, le saccage des régimes de retraite, une gigantesque vague de conservatisme, un conflit intergénérationnel ainsi qu’une chute de la productivité, de la compétitivité et de la créativité. Certains chantres de l’apocalypse associent même ce qu’ils nomment « marée grise » ou « peste blanche » à la mort des civilisations.

Ce scénario, pourtant, paraît très improbable : l’élévation des dépenses en santé tient surtout aux prix exorbitants des technologies médicales sans cesse renouvelées et des médicaments (quoique le coût de certains services médicaux aient considérablement baissé), ainsi qu’au surcoût occasionné par l’hyperconsommation des services sanitaires [6]. En prêtant secours aux personnes dépendantes à leur domicile, les bénévoles et les aidants familiaux (qui sont souvent eux-mêmes âgés) concourent à retarder les hospitalisations onéreuses. Et font donc réaliser à l’État des économies substantielles.

Sur le plan économique, les aînés agissent comme consommateurs, contribuables, investisseurs, épargnants, voire producteurs de biens et de services. Ils vitalisent en période creuse des secteurs névralgiques (tourisme, rénovation domiciliaire) ; et ils contribuent à dynamiser la recherche médicale et technologique, la domotique et les services de proximité. Enfin, ces dépositaires de notre mémoire collective favorisent par leur importante participation à la vie associative et aux divers scrutins le maintien de la démocratie et de l’esprit communautaire, en relayant le savoir et l’expérience.

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Le monde des vieux en 2050
Esquisse : Ph. Re. 2011.

C’est pourquoi le vieillissement est également perçu comme un enrichissement ou une ouverture vers de nouvelles opportunités. Finalement, ne constitue-t-il pas un merveilleux outil démographique pour métisser les âges de la vie et un laboratoire précieux pour tester la solidité de notre solidarité et de notre attachement à la « vie longue » et épanouie, mais aussi à notre « humanitude » ?

↬ Richard Lefrançois.

40 000 heures de travail

Même si, en France, le recul de l’âge de la cessation d’emploi est enclenché, la durée de la retraite n’est que partiellement écourtée en raison de la progression constante de l’espérance de vie.

Dans son ouvrage Les 40 000 heures, rédigé il y a plus de trente ans, Jean Fourastié prédisait qu’au début du troisième millénaire la durée annuelle de travail serait diminuée à 1 200 heures. Une étude récente confirme cela.

Ainsi, au début du XXe siècle, « l’espérance de vie professionnelle » des travailleurs français de sexe masculin était de 56 ans, comparativement à 36,5 ans en 1997. En revanche, celle des femmes a augmenté, passant de 23,5 ans à 30 ans au cours de la même période, selon le Bureau international du travail (Key indicators of the labour market, 1999). La quantité d’heures ouvrées dans les pays riches, après avoir fléchi, est repartie à la hausse. Il faut aussi prendre en compte la glissade de la durée de la semaine de travail depuis quelques années, ainsi que l’entrée de plus en plus tardive de nombreux jeunes sur le marché du travail (avec les taux actuels de scolarisation) alors que la tendance générale est à l’augmentation de l’âge de la retraite.

Ajoutons les interruptions d’emploi plus fréquentes, du fait du chômage, les exemptions d’heures accrues par suite de maladies ou d’accidents et la hausse de l’absentéisme au travail. S’ajoute l’augmentation des jours de vacances, des congés fériés et des autres périodes d’interruption de travail consenties depuis quelques années (congé de maternité, de paternité, etc.).

Prenons une situation type. En supposant une durée de vie de 85 ans, on obtiendra que la totalité des heures vécues s’établit à 745 000 heures par comparaison à environ 42 240 pour les heures ouvrées (calculées sur trente ans à raison de 32 heures semaine pendant 44 semaines annuellement en moyenne), ce qui représente un maigre 5,6 % dans une vie entière. La faible part consacrée présentement au travail constitue sans conteste un événement historique majeur quand on sait que nos ancêtres allouaient l’essentiel de leur temps aux tâches productives.

R. L.


Ce billet a été initialement publié sur le blog « Visions cartographique » le 3 juin 2011.