On peut, par exemple, ouvrir et comparer trois éditions (1959, 1970 et 1994) de l’atlas autrichien « Hölzel [1] », publié en France depuis le début des années 1950 par les éditions Bordas (connu sous le nom d’Atlas général Bordas dont les auteurs étaient Pierre Serryn, René Blasselle, Marc Bonnet et Henri Bordas, tous agrégés d’histoire et de géographie).
La première chose qui frappe est la grande similarité des cartes thématiques de géographie physique et humaine du début de l’ouvrage : langues, religions, densité de population, mais aussi températures et précipitations. Elles sont identiques à quelques exceptions près, comme si le monde était figé : mêmes contours, mêmes couleurs, même aspect, mêmes légendes. Ou presque.
Attardons-nous un peu plus sur la carte du peuplement dans le monde, ici intitulée « races ». Les éditions de 1959 et de 1970 présentent exactement la même carte : sur l’atlas le plus ancien : le papier a un peu vieilli et les teintes sont un peu plus fades, mais pas d’erreur, il s’agit bien du même document. Faites un petit exercice comparatif et rendez-vous un peu plus bas dans quelques secondes.
Et c’est la collision.
Entre ces deux cartes s’engage dès 1960 le grand mouvement de décolonisation de l’Afrique. Le terme « Nègre », apparemment acceptable avant 1959, ne l’est plus en 1970 et est remplacé par le terme « Noirs », qui apparaît dès le 18e siècle, comme dans le nom du groupe abolitionniste la Société des amis des Noirs, mais n’est vraiment utilisé que depuis la seconde moitié du 20e.
Pourtant, dans cette deuxième moitié du 20e siècle, on est en plein débat sur le refus et, finalement, l’abandon par la plupart des anthropologues de la notion de « race humaine » et sur la recherche d’autres critères (par exemple religieux, ethnique, culturel). L’édition de 1970 ignore totalement ce débat, lacune apparemment comblée - mais avec beaucoup de retard - puisque, dans l’édition de 1993, la carte des « races » a finalement été supprimée.
Une autre particularité de cette carte, c’est la présence de cette catégorie très incertaine des zones vertes légendées « races en voie d’extinction » couvrant le Caucase, les côtes namibiennes en Afrique australe et le nord de l’île d’Hokkaido au Japon. Cette carte fut créée il y a environ soixante ans et il n’est plus possible d’interroger les auteurs, mais saura-t-on un jour de quelles « races » il s’agissait vraiment ? Il faut rappeler, tout de même, qu’une génération entière de collégiens et lycéens a appris la géographie à l’aide de cet atlas.
Pour compléter cette « dégustation cartographique verticale » et revenir sur la question sémantique, exhumons un ouvrage d’André Demaison [2] datant de 1936 - véritable caricature de la littérature coloniale - intitulé La vie des Noirs d’Afrique (Editions Bourrelier, Paris). Extrait :
Je dois à l’Afrique et à ses Noirs les plus belles heures de ma vie de jeune homme […] en face de la nature vraie et d’êtres plus ou moins primitifs.
Mes derniers voyages à travers ces peuples d’Afrique noire m’ont démontré que des changements s’étaient opérés : maintenant, c’est l’indigène qui envahit l’existence des hommes blancs tandis que ceux-ci, pourtant répandus grâce à l’automobile, semblent vivre en dehors de la vie des Noirs. »
On pourrait élargir et évoquer la vie de tous les Noirs de l’univers. Il nous faudrait alors faire mention des nègres australiens, demeurés dans les plus bas degrés de l’humanité […], les mélanésiens, les Papous d’Océanie, tous fort anciens dans la race noire.Devant l’impossibilité matérielle de suivre dans leur pays ces variétés de Noirs, restons en Afrique, leur plus grande patrie.
Les Noirs ne furent pas les premiers occupants de l’Afrique [qui] était habitée [avant] par des hommes rougeâtres, petits […], qu’on a appelés Pygmées, puis Négrilles. »
André Demaison évoque aussi dans ce livre « sa » géographie des races, partiellement figurée sur la carte de l’Atlas Hölzel :
Les Noirs peuvent être groupés en trois grands clans : les Bantous, qui se répandirent dans le Sud ; les Noirs mélangés de Sémites qui demeurèrent dans l’Est de l’Afrique […] et les vrais Nègres qui remplissent […] l’espace immense compris entre le Nil et l’Océan Atlantique. »
Ici, toute la gamme terminologique possible est employée : Nègres, Négrilles, Noirs, Sauvages, Indigènes (appellation péjorative en français mais admise aujourd’hui en anglais - Indigenous people). Voilà pour le passé, mais quelle évolution terminologique le présent nous offre-t-il ? Que nous reste-t-il de cette époque obsédée par les classifications et la hierarchisation ?
L’examen des catégorisations, termes et définitions, de leur pouvoir structurant, de leur efficacité sociale et politique, s’avère complexe à cause des balancements permanents de la langue.
Le terme « nègre », péjoratif s’il en est, a connu des utilisations variées : après des heures à « prétention scientifique » quand il était utilisé par les philosophes et classificateurs des Lumières, puis par les théoriciens des races, il reste aujourd’hui une expression stigmatisante, violente et réductrice, sauf dans quelques contextes culturels très précis.
La désignation de peuples très différents par un terme générique se référant à une couleur de peau fantasmée (trouvez-moi un Noir vraiment noir) ne se comprend qu’en suivant le mouvement de justification de la mise à l’index d’une partie des êtres humains, de leur renvoi à la périphérie de l’humanité, voire de la négation de leur humanité même, accentuée par la traite transatlantique qui voit la définition de nègre et celle d’esclave fusionner [3].
La pensée fourre-tout derrière le « nègre-Noir » est en spirale : noir est le terme générique désignant ce qui est mauvais, comme dans l’expression la « noirceur de l’âme ». Les nègres, les Noirs sont mauvais par essence, on peut justifier un peu tout ce qu’on leur fait. Par où on commence et où on s’arrête ? La Bible et sa « malédiction des fils de Cham » ou les pâtisseries chocolatées dites « têtes de nègre », le « nègre violeur » ou le « nègre ambianceur » né ? Indissociable de la pensée esclavagiste, l’expression « nègre » désigne toujours le tâcheron comme celui qui, derrière l’écrivain, souque à fond de cale pour écrire les livres à sa place.
Sont méconnues, surtout en France métropolitaine, les multiples variations que prirent au cours de la colonisation et principalement dans les Antilles françaises les différentes appellations alambiquées utilisées pour désigner les « Noirs », encadrant une organisation sociale et hiérarchique de la noirceur [4]. Des termes comme métis, quarteron, mulâtre, octavon, câpre, griffe, chabin, mamelouque, marabou, sacatra... permettaient de distinguer le bétail humain, et de rapprocher du maître les plus clairs du cheptel. La classification établie par Louis-Élie Moreau de Saint-Méry dans sa monographie de l’île de Saint Domingue en propose 128 variations [5].
C’est le « pouvoir des mots » [6] : le langage décrit une réalité (ici les tonalités de la couleur de peau) et dans le même mouvement contribue à la structurer et à la figer. Les métis et mulâtres sont progressivement devenus des catégories sociales aisées et instruites, d’abord au service du maître dans les maisonnées et sur les plantations, puis au service de l’État, fournissant des générations de contremaîtres puis d’instituteurs et de fonctionnaires, etc. Ces classifications (plus on est clair, plus on est haut dans la société) ont eu des conséquences profondes sur des générations de « Noirs », par exemple lorsque, étudiants dans les métropoles européennes, de jeunes et fringants mulâtres finissaient par n’être que des nègres dans le regard de leurs compagnons d’études. Dans la préface de l’entretien avec le grand chercheur anglais d’origine jamaïcaine Stuart Hall [7], Eric Macé et Eric Maigret nous expliquent l’importance qu’a eue pour Hall d’être le « plus noir de sa famille », tout en étant éduqué pour être un « Anglais d’Oxford », et comment son expérience de se découvrir « Noir chez les Blancs » a influencé sa pensée des identités mouvantes.
Dans leur ouvrage, « Sorting things out », Bowker et Leigh Star explorent l’histoire, l’architecture et le rôle social des systèmes de classification dans des domaines aussi variés que la santé ou les systèmes de documentation. Ils évoquent aussi le cas particulièrement douloureux des catégorisations raciales du système de développement séparé de l’Apartheid sud-africain [8]. Chaque sud-africain se devait d’être rattaché à l’une des quatre catégories raciales Blanche, Noire (Africaine), Asiatique (incluant les Indiens) ou de Couleur (pour les Métis). L’impossibilité de figer en un système les différences de couleur de peau ont poussé les tribunaux de l’apartheid chargé de régler les cas de catégorisation douteuse ou sanctionner les contrevenants à déclassifier puis reclassifier de nombreuses personnes. Bowker et Leigh Star évoquent ce cas fameux de Vic Wilkinson qui, au cours du règne de l’apartheid, a été changé cinq fois de catégorie raciale et de certificat de naissance. Dans son errance taxonomique, il n’est qu’une catégorie qui ne lui a jamais été attribuée, celle de Noir.
Même la Négrophilie du Paris des années 20, la fascination pour Joséphine Baker et l’Art Nègre des surréalistes et autres avant-gardes, est traversée d’ambiguités héritées de la longue traine de l’imaginaire colonial et du fétichisme ethnographique. [9]
Le cafre est devenu cafard, et, malgré tout, les « nègres », depuis les années cinquante, prennent le stigmate et le renversent (E.Goffman) pour en faire un étendard : de la négritude de Senghor et Césaire, au « I’m Black and I’m proud » des années 70 puis au « Niggaz with Attitude » [10] de Dr Dre et de Ice Cube, le « nègre » désigne en créole et en argot américain un « mec », un « type » , voire un « pair », un ami...
« To all the Niggers in the house », scandé à l’assemblée hip hop, tant et si bien que petits Blancs et Latinos finissent par tous s’appeler « nigger » ou « nigga » par signe de reconnaissance, exactement comme en France, où dans les quartiers populaires, tous les jeunes finissent par se frapper la poitrine pour se saluer.
Le Noir devient « Black » dans les années 80 en France par euphémisme hypocrite des années d’illusion « black blanc beur », et entre récemment dans la catégorie « racaille », dans les années du « diviser pour mieux régner », à défaut d’être vraiment devenu quelqu’un à part entière. L’abondante littérature publiée sur la « nouvelle question noire française » donne le tournis, tant incompréhensions, amalgames et relégation pointent toujours derrière les mots, comme avant sur la carte.
Notons par exemple, dans ce maelström editorial, le magnifique ouvrage graphique La France Noire qui explore trois cent ans de présences « noires » dans l’héxagone [11],
Du Code Noir aux révolutionnaires républicains, des députés de la fin du 18e aux tirailleurs africains, de l’affranchi au sauvage, des expositions coloniales aux Nègres, du Black au Citoyen, de l’euphorie métisse aux organisations de sans papiers, l’ouvrage explore trois cents ans d’appelations et de representations. Un travail iconographique exceptionnel qui rend hommage à quinze générations de politiciens, de syndicalistes d’étudiants, de militantes, d’intellectuels, de militaires, d’artistes ou d’ouvriers nègres noirs.