La Sémiologie graphique de Jacques Bertin a cinquante ans !

#Cartographie #Sémiologie #Bertin #Sémantique #Graphique #Visualisation

7 juin 2017

 

C’est en 1967 que paraît la première édition du traité fondateur de Jacques Bertin : Sémiologie graphique. Les diagrammes, les réseaux, les cartes. Avec cet ouvrage semble s’ouvrir un nouveau champ de connaissances, la « sémiologie graphique », ou science de la représentation graphique des données. L’expression a été soufflée à Bertin par le linguiste et sémioticien Georges Mounin, qui d’ailleurs accueille l’ouvrage avec force compliments, dans les pages du journal Le Monde du 16 mars 1968. Il y salue Bertin comme le « Saussure de la sémiologie graphique ». Pourquoi s’attarder sur cette publication, à un demi-siècle de distance ?

par Gilles Palsky

Professeur, université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

La raison en est simple : le traité de Jacques Bertin s’est imposé comme une sorte de doxa cartographique et a modelé la pratique de générations de cartographes depuis les années 1970. En 2011, à l’occasion du congrès international de cartographie de Paris, j’avais rendu hommage à Bertin, mort l’année précédente, et j’avais pu mesurer son influence et toute l’actualité de ses idées en m’appuyant sur le nombre de citations de la Sémiologie recensées dans Google Scholar entre 2000 et 2010. Les références au traité de Bertin étaient nettement plus nombreuses que celles concernant les autres « classiques » de la cartographie contemporaine. L’expérience, reconduite en 2017 (avec toutes les limites que présente un tel sondage), donne un résultat très voisin.

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Nombre de citations des ouvrages classiques de cartographie dans « Google Scholar » pour la période 2000-2017
Résultats enregistrés le 1er mai 2017

Cet écho toujours très contemporain de la pensée de Bertin justifie un retour sur son ouvrage majeur, au delà de tout opportunisme commémoratif. Il est impossible de restituer la richesse et la complexité d’un traité de 430 pages. Je me limiterai dans un premier temps à souligner quelques caractères permettant d’en apprécier l’originalité au moment de sa parution. Je montrerai ensuite que cet ouvrage jugé alors stupéfiant s’inscrit toutefois dans un contexte intellectuel qui l’éclaire, bien que Bertin ait choisi de s’en abstraire. Enfin, en adoptant un point de vue plus critique, j’essaierai de pointer quelques limites de l’œuvre de Bertin, ou « angles morts » de la sémiologie graphique.

Un traité fondateur

La Sémiologie graphique présente d’emblée un certain nombre de caractères novateurs. Sa première originalité est de ne pas être un manuel de cartographie, mais de prendre en compte l’ensemble de l’expression graphique, soit, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, « les cartes, les diagrammes et les réseaux », ces derniers entendus ici comme des graphes d’interrelations. Ces différents modes constituent « la partie rationnelle du monde des images [1] » (1973, 6), la partie « non-rationnelle » rassemblant photographies, tableaux, etc.

L’ensemble des moyens graphiques est désigné par Bertin comme « la » graphique, un système qu’il considère comme monosémique, c’est-à-dire que ses éléments, ou signes, ont une signification fixée à l’avance et unique, ce qu’exprime par exemple la légende d’une carte (1973, 6). Cette approche compréhensive fait de Bertin un précurseur dont se réclament non seulement les cartographes, mais aussi les spécialistes de l’analyse visuelle des données ou du graphic design.

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Le problème graphique
Toutes les images qui suivent sont des pages du livre dans l’édition de 1967.

Un second caractère nouveau tient au principe-même qui sous-tend l’ouvrage, et que l’on peut identifier comme un changement de paradigme, en ce qui concerne les représentations graphiques et plus particulièrement la cartographie. Jusqu’ici, la « bonne représentation » devait essentiellement être précise et complète. Avec Bertin, la priorité devient l’efficacité de la communication. Le troisième chapitre de la Sémiologie commence par un exercice de virtuosité, puisqu’à partir d’une même information (la répartition de la population active suivant les trois grands secteurs économiques, dans les départements français), Bertin construit une centaine de représentations graphiques différentes, diagrammes ou cartes. Face à cet éventail de possibilités, comment faire un choix raisonné, exempt de subjectivité ?

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Série quantitative
JB, 1967.

En s’inspirant du « coût mental de la perception » de Georges Zipf, Bertin, qui s’appuie sur la notion d’efficacité, écrit :

Il importe donc de définir un critère précis, mesurable, à partir duquel on puisse classer les constructions, définir incontestablement la meilleure et expliquer, s’il y a lieu, pourquoi certains lecteurs préfèrent une construction et certains une autre. Nous appellerons ce critère “l’efficacité”. »

« L’efficacité » est définie par la proposition suivante :

… si pour obtenir une réponse correcte et complète à une question donnée, et, toutes choses égales, une construction requiert un temps d’observation plus court qu’une autre construction, on dira qu’elle est plus efficace pour cette question ». (1967, 139).

Il s’agit pour le dessinateur de produire des images, c’est-à-dire des « formes perceptibles dans l’instant minimum de vision » (1967, 142).

Une représentation est assimilée à une série de questions auxquelles un lecteur doit pouvoir répondre à moindre coût mental. Le lecteur est donc intégré au processus, en tenant compte de ses capacités.

Il s’ensuit la troisième grande innovation du traité : l’exposé, non d’une méthode, mais d’une « grammaire » inédite, qui repose sur l’analyse préalable de l’information (le signifié) et des moyens du système graphique (le signifiant). Cette grammaire est composée de règles qui sont le gage de l’efficacité recherchée. Bertin détaille des règles de construction et des règles de lisibilité. Les premières s’appliquent à la transformation de l’information en dessin (construction en une image, emploi correct des variables visuelles, etc.), les secondes sont destinées à faciliter la lecture compte tenu des capacités de l’œil humain (densité de symboles, seuils de lecture et seuils de séparation des figurés, etc.).

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Les variables visuelles : taille, valeur, grain, couleur, orientation, forme.
JB, 1967.

Ce survol ne saurait être complet si l’on n’évoquait les procédés de traitement graphique des données imaginés par Bertin. En effet, l’image, ou forme efficace, n’admet d’après l’auteur que trois variations visuelles, les deux dimensions du plan et une variable dite de troisième dimension, ce qui permet de traduire trois « composantes » de l’information. Dans le cas d’une carte, l’ordre géographique mobilise les deux dimensions du plan, donc la « carte-image » n’admet qu’une variable supplémentaire (1967, 173 et 321). Lorsque l’information est complexe, il faut la simplifier préalablement.

Il s’agit par exemple, pour des unités spatiales caractérisées par plusieurs indicateurs statistiques, de dégager des types d’espaces correspondant à certaines combinaisons de ces indicateurs. Les possibilités d’analyse statistique sont brièvement signalées par Bertin, mais il leur préfère des méthodes de traitement visuel, mises au point au sein de son laboratoire : matrices ordonnables, fichiers-images, éventails de courbes. Plusieurs de ces outils demandent une manipulation manuelle, faite de permutations et de reclassements. Ainsi pour les matrices, le laboratoire de Bertin conçoit un matériel facilitant la procédure, fait de petits cubes troués et de tringles (matériel dit « domino »). Bertin évoque volontiers sa découverte de la « mobilité » de l’image comme un moment déterminant dans l’évolution de sa pensée, et considère le traitement visuel des données comme l’aspect le plus original de ses travaux. Il le développe dans sa monographie de 1977, La graphique et le traitement graphique de l’information, insistant sur l’importance de la « graphique dynamique » :

Ce point est fondamental. C’est la mobilité interne de l’image qui caractérise la graphique moderne. On ne “dessine” plus un graphique une fois pour toutes. On le “construit” et on le reconstruit (on le manipule) jusqu’au moment où toutes les relations qu’il recèle ont été perçues » (1977, 5).

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Pourcentages
JB, 1967.

Avec cet ouvrage, l’ordre des priorités change. Les méthodes de traitement sont exposées en premier lieu et de façon détaillée (175 pages), les principes généraux de sémiologie n’occupant ensuite qu’une cinquantaine de pages.

Un ouvrage hors sol ?

L’un des aspects les plus surprenants de l’ouvrage de Bertin est qu’il semble ne puiser à aucune source. « La Sémiologie graphique est un livre unique, écrit C. Koeman en 1971. L’absence d’une bibliographie et de notes justifie par elle-même cette épithète. » À dire vrai, le défaut de références n’est pas total : de rares auteurs sont mentionnés dans le corps du texte, et Zipf, cité plus haut, fait l’objet d’une unique note de renvoi. De fait, la réflexion s’est avant tout élaborée à partir de l’expérience accumulée au sein du laboratoire de cartographie que dirige Bertin à l’EPHE (puis EHESS). Elle repose sur la compilation d’une masse de documents graphiques, l’exercice d’un regard critique à leur égard, la recherche de principes directeurs permettant de les classer. Elle tient encore aux travaux réalisés pour les chercheurs de l’École, à cette nécessité de répondre dans un bref délai à une demande multiforme et pluridisciplinaire. Bertin a ainsi élaboré, selon l’heureuse expression de R. Estivals, « la théorie de sa pratique » (Estivals, 2000).

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Couleurs
JB, 1967.

L’auteur de la Sémiologie n’essaie pas de se situer par rapport à la linguistique ou aux théories et procédures sémiologiques, ni n’utilise un vocabulaire permettant ouverture et dialogue (Metz, 1971, 758—). Son attitude est la même à l’égard de la théorie de l’information, qu’il exclut de sa réflexion dès les premières pages de son traité (1967, 9). Cette distance par rapport à ces deux ensembles théoriques est clairement revendiquée :

Dois-je dire que tous mes essais pour appliquer les éléments de ces deux systèmes préalables ont été infructueux ? Que durant plus de trois années je m’y suis employé sans succès (mais non sans réflexions constructives) et que pour en sortir, car à un moment donné il faut bien faire le point, j’ai structuré l’ensemble de mes observations de la manière qui m’a paru le moins détestable » (Bertin, 1971, 768).

Cette position est soutenue par Georges Mounin, dans le compte-rendu qu’il livre au journal Le Monde en 1970 : « Bertin se serait perdu à vouloir faire entrer dans un cadre linguistique a priori les réalités qu’il découvre ». Pourtant, que la « première théorie organique d’un système sémiologique (ou sémiotique) autre que les langues naturelles » (Mounin, 1970, 227) s’isole de la théorie générale des signes reste surprenant.

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Diagramme : la crise cubaine des missiles de 1962
JB, 1967.

Cette pratique de la terre brûlée n’interdit pas de pointer quelques éléments du contexte intellectuel de l’ouvrage. Si Bertin prétend laisser de côté la théorie de l’information, son traité porte la marque du fameux modèle de la communication de Shannon et Weaver (1948) visant à la transmission optimale des messages. Le schéma « source → émetteur → canal → récepteur → destinataire » met l’accent, au-delà du « canal » (qui peut être une carte) sur les processus au sein d’un système, et propose surtout d’accorder les caractères sémantiques des messages avec les capacités des destinataires.

L’intrusion du destinataire, ou lecteur de la carte, est comme nous l’avons dit un aspect fondamental de la Sémiologie. On remarque d’ailleurs qu’à la même période, une mutation similaire se ressent dans la cartographie anglo-saxonne, avec le mouvement du cognitive map-design, issu des travaux d’Arthur H. Robinson (Palsky, 2012).

Un autre aspect contextuel, auquel il a été prêté peu d’attention jusqu’ici, est l’éclosion et l’épanouissement du mouvement structuraliste, en particulier en France, à partir du milieu des années 1950. Plusieurs caractères rapprochent l’œuvre de Bertin de ce courant de pensée, comme son intérêt pour les « composantes » permettant de réduire la diversité des données, ou encore l’accent qu’il met sur les relations qui existent entre les données ainsi qu’entre les signes graphiques. La notion de variable visuelle a ceci de radicalement nouveau qu’elle permet à Bertin de placer son analyse, non au niveau du signe, mais des rapports au sein d’une série de signes. Il propose ainsi une sorte de schème d’organisation du langage graphique, éloigné des approches formelles qui prévalaient dans les traités antérieurs de cartographie. On peut noter avec amusement que Mounin, qui voyait en Bertin le « Saussure de la sémiologie graphique », avait dit de Saussure, le fondateur de la sémiologie moderne, qu’il était un « structuraliste sans le savoir » (Mounin, 1968). Structuraliste sans le savoir, Bertin l’est sans doute lui aussi.

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Variables
JB, 1967.

Il faut enfin rappeler (Palsky et Robic, 2000) que la Sémiologie graphique s’inscrit dans un courant d’intérêt global pour les images de toute nature et pour leur signification. Bertin est porté par cette vague : on le voit écrire dans Communications (Bertin, 1970), collaborer au groupe « Gens d’image [2] » ou à l’équipe « Schéma et schématisation [3] » entre 1964 et 1967. Le traité de 1967 est un jalon important dans l’histoire des recherches sur les communications visuelles. Umberto Eco range Bertin aux côtés de Johannes Itten, de Roland Barthes ou d’Erwin Panofsky dans la description du champ sémiotique qu’il donne en 1972 (Eco, 1972, 17).

Déconstruire la Sémiologie

Comme il y a dix commandements, les variables visuelles sont au nombre de huit. Les règles de la sémiologie sont invariablement brandies comme un mantra par les cartographes, professionnels ou académiques, principalement francophones. Cette invocation accompagne souvent leurs lamentations quant à l’avalanche contemporaine de cartes médiocres, qui témoigneraient d’un « degré zéro de l’écriture ».

Évaluer l’apport de Bertin, c’est cependant mesurer également les limites de son traité, ses angles morts, à l’aune de la réflexion contemporaine. Cette question des règles est un point important. Plusieurs cartographes anglo-saxons (Waldo Tobler, Christopher Board, Mark Monmonier) ont très tôt souligné l’absence de base expérimentale à tous ces « commandements », leur caractère rigide et péremptoire. Cela ne les disqualifie pas pour autant, puisqu’ils peuvent relever d’une juste intuition.

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Cartogrammes
JB, 1967.

En revanche, cela peut inciter à un nouveau regard critique sur la grammaire bertinienne, et à récuser le fétichisme de la « bonne » carte, unique et conforme. On ne peut s’enfermer dans cette question des règles qui permettraient de construire la juste carte, sans tenir compte du discours de la cartographie critique, formulé à partir des années 1990. John Brian Harley, le principal représentant de cette pensée critique, regrette dans un texte célèbre (Harley, 1991) que les cartographes ne s’intéressent qu’aux règles techniques, juridiques ou graphiques, et ne s’inquiètent guère des valeurs transcendantales des cartes, de leur justesse morale et sociale. Quel type de carte est bon, quelle sorte de cartographie est juste ? Pourquoi l’excellence graphique serait-elle le seul critère pour en juger ? La cartographie ne peut être réduite à « l’application de règles de dessin inflexibles » (Harley, 1991), même si celles-ci justifient au final l’existence sociale des cartographes professionnels et conforte leur position surplombante d’experts du visuel.

Les réflexions de Harley introduisent aussi une forme de relativisme culturel dans une discipline qui ancre son discours dans l’efficacité et la communication. Des cartes sont faites, loin des règles de la sémiologie, voire des simples conventions de la cartographie occidentale, qu’il s’agisse des cartes personnelles ou collectives élaborées en ligne à l’aide d’interfaces de programmation (API), ou des formes issues des cartographies autochtones ou participatives. On ne peut les appréhender en se contentant d’un discours normatif. Il faut admettre la possibilité de sémiologies alternatives, qui n’auraient pas pour principe premier l’efficacité.

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Semis de points
JB, 1967.

Cette question nous conduit à souligner ce qui constitue le principal point aveugle du système de Bertin : les notions de règle, d’efficacité ou d’« image » ne prennent pas en compte les aspects culturels de la lecture d’une représentation graphique, et en particulier les apprentissages préalables.

Dès 1971, C. Metz estimait que Bertin aurait pu se préoccuper d’étudier les liens qui unissent le code technique de la graphique aux « multiples codifications socioculturelles que l’on peut voir à l’œuvre dans la civilisation où les graphiques sont en usage » (Metz, 1971, 766). Dans l’introduction nouvelle de l’édition de 1973 de la Sémiologie, Bertin règle le problème en proclamant que la graphique est un « système monosémique », ce qui évacue a priori toute interprétation ou discussion :

Cette distinction est fondamentale car elle donne tout son sens à “la graphique” par rapport aux autres formes de visualisation. Qu’est-ce, en réalité, qu’employer un système monosémique ? C’est consacrer à la réflexion un moment pendant lequel on cherche à réduire au maximum la confusion, pendant lequel, dans un certain domaine et pour un certain temps, tous les participants s’accordent sur certaines significations, et conviennent de ne plus en discuter » (Bertin, 1973) [4].

C’est une posture assez extravagante et pourtant régulièrement ressassée.
Son enjeu est clair : maîtriser la communication, et poser les règles d’un système « purifié », c’est-à-dire exclusivement scientifique, rigoureux et neutre. C’est oublier que même si une légende prédéfinit une signification, un signe peut toujours en revêtir d’autres à la lecture. Un signe n’est jamais purement dénotatif, il connote également, et toutes ses connotations sont transférées sur l’objet. Une carte a plus qu’un sens littéral : elle développe aussi des significations métaphoriques, ou symboliques.

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Le semis régulier de cercles de taille croissante
JB, 1967.

Poursuivons l’analyse : chez Bertin, la lecture de la carte est assimilée à la seule perception visuelle. « Percevoir un graphique demande deux temps de perception. 1. De quelles choses s’agit-il ? 2. Quelles sont les relations entre ces choses ? » La perception renvoie à l’œil et à la vision (cf. l’image comme perceptible dans « l’instant minimum de vision »). Pour dire les choses simplement, Bertin méconnaît la dimension mentale de la lecture des images, et plus globalement, l’apport de la psychologie cognitive, qui n’est pourtant pas une nouveauté dans les années 1960 et 70. Pour lui, l’œil et la perception s’identifient à la pensée toute entière. On comprend pourquoi cela lui permet de construire un système qu’il imagine universel (simple mécanisme physiologique, identique chez tous les individus), mais aussi pourquoi les règles de sa grammaire sont données comme absolues, et pour tout dire a- ou trans-culturelles.

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Modèle global du décodage visuel
Comment lire un signe visuel
Groupe Mu, Traité du signe visuel : Pour une rhétorique de l’image, Seuil, 1992, page 91.

L’efficacité ne peut pourtant pas être absolue : elle dépend des habitudes perceptives, de l’éducation du regard, elle se construit. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que Bertin fissure quelque peu son édifice théorique en réintroduisant l’idée d’apprentissage :

De nombreuses observations montrent que le lecteur s’installe le plus souvent au niveau élémentaire de lecture et qu’il éprouve des difficultés à adopter les niveaux moyens et plus encore le niveau d’ensemble. Les rédacteurs graphiques contribuent à cette habitude en livrant encore à la consommation publique un trop grand nombre de figurations qui contraignent le lecteur à adopter la perception élémentaire. (Courbes en vrac, cartographie encyclopédique… Jeu des 7 erreurs !). Mais au fur et à mesure que les constructions en une image se multiplieront, que les rédacteurs observeront combien les figurations sont inefficaces ou installent l’information au niveau anecdotique, le lecteur apprendra à mieux utiliser les moyens perceptifs dont il est doté » (1967, 153).

C’est comme si on disait quelque chose comme : « les règles universelles de la sémiologie ne sont pas universelles mais elles le deviendront quand tout le monde les aura adoptées... »

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Volumes
JB, 1967.

La sémiologie graphique comme source pour la recherche en représentation graphique

La Sémiologie graphique conserve une dimension d’ouvrage mythique et fondateur, comme en témoigne encore la récente réédition de la version anglaise par un éditeur anglo-saxon de logiciels de SIG et de cartographie (Bertin, 2011). Chez les statisticiens et les spécialistes de la visualisation de l’information, l’intérêt envers les travaux de Bertin n’a pas faibli, depuis les années 1980. Quant aux cartographes, ils sont redevables à Bertin de l’émergence de leur discipline. Bertin leur a permis d’asseoir leurs préoccupations pratiques sur un arrière-plan théorique. Il a modifié la façon dont la cartographie était considérée dans le domaine académique, lui conférant une dignité scientifique et la libérant de la géographie, sa proche et encombrante parente.

L’une des réflexions les plus fréquentes à propos de la Sémiologie et de sa postérité, c’est qu’une bonne partie des cartographes contemporains oublient trop souvent les bonnes règles du traité. L’autre remarque récurrente est que la sémiologie graphique devrait être davantage adaptée à la cartographie sur écran, évoluer vers une « sémiologie infographique » (Laurini et Müller, 1997). Ce qui frappe dans les manuels de cartographie français les plus récents, c’est que la grammaire formulée par Bertin est soit reprise intégralement, soit modifiée de façon marginale.

Il est pourtant possible d’avancer une critique externe, qui pose que toute la discipline n’est pas nécessairement régie par le principe d’efficacité, ainsi qu’une critique interne, qui pointe la fragilité de certains concepts ou préceptes du discours sémiologique. Rendre hommage au traité de Bertin, cinquante ans après sa première édition, c’est sans doute l’envisager comme un champ de recherche plutôt que comme un ensemble de dogmes intangibles.

↬ Gilles Palsky

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Ombrages
JB, 1967

Sources citées dans le texte :

 Jacques Bertin (1967), Sémiologie graphique. Les diagrammes. Les réseaux. Les cartes, Paris/La Haye, Mouton ; Paris, Gauthier-Villars.

 Jacques Bertin (1970), « La graphique », Communications 15, p. 955-964.

 Jacques Bertin (1971), « Réponse à Christian Metz », Annales, Economies, Sociétés, Civilisations 26 (3-4), 768-770.

 Jacques Bertin (1973), Sémiologie graphique. Les diagrammes, les réseaux, les cartes, Paris/La Haye, Mouton ; Paris, Gauthier-Villars.

 Jacques Bertin (1977), La graphique et le traitement graphique de l’information, Paris, Flammarion.

 Jacques Bertin (2011), Semiology of Graphics : Diagrams, Networks, Maps, Redlands, Calif., ESRI Press.

 Umberto Eco (1972), La structure absente. Introduction à la recherche sémiotique, Paris, Mercure de France.

 Robert Estivals (2000), Théorie du schéma graphique, Paris, SSB.

 John Brian Harley (1991), « Can There Be a Cartographic Ethics ? », Cartographic Perspectives 10, p. 9-16.

 Cornelis Koeman (1971), « The principle of communication in cartography », International Yearbook of Cartography 11, p. 47-53.

 Robert Laurini, Jean-Claude Müller (1997), « La Cartographie de l’an 2000 », Revue Internationale de Géomatique 7 (1), p. 87-106.

 Christian Metz (1971), « Réflexions sur la “Sémiologie graphique” de Jacques Bertin », Annales, Economies, Sociétés, Civilisations 26 (3-4), p. 741-767.

 Georges Mounin (1968), Saussure ou le structuraliste sans le savoir, Paris, Seghers.

 Georges Mounin (1970), « La sémiologie graphique », in : Introduction à la sémiologie, Paris, Éditions de Minuit, p. 226-229. (Publication originale : Le Monde, 16 mars 1968).

 Gilles Palsky, Marie-Claire Robic (1998), « Aux sources de la sémiologie graphique », Bulletin du Comité Français de Cartographie 156, p. 32-43.

 Gilles Palsky (2012), « Map Design vs Sémiologie graphique : Réflexions sur deux courants de la cartographie théorique » (PDF), Cartes & géomatique 212, p. 7-12.

 George Kingsley Zipf (1935), The Psycho-biology of Language : An Introduction to Dynamic Philology, Boston, Houghton Mifflin company.

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