Des cartes communautaires pour appréhender son propre monde

6 juin 2017

 

Réfléchir au quotidien de nos lieux de vie est essentiel pour les connaître, apprendre à les gérer et à en prendre soin. Cela implique de mettre de côté les préjugés, les interprétations et les valeurs absolues, de consacrer du temps et de l’énergie à la re-découverte critique et joyeuse des caractères distinctifs qui les animent. Et, à travers cela, développer le sentiment d’appartenance des habitants pour un lieu. Les cartes communautaires — dans l’expérience italienne dénommée Mappe di Comunità — retracent un parcours créatif, une réflexion locale, collective et inclusive autour de ces enjeux.

par Donatella Murtas

architecte spécialisée dans le patrimoine local et les écomusées

Le concept de Parish Maps est né en Angleterre au début des années 1980, fruit de l’heureuse intuition de Common Ground, une association à but non lucratif qui, très tôt, a choisi de travailler à la compréhension et à la valorisation du patrimoine local, à travers la participation, active et créative, des communautés. La sensibilité, la maîtrise des thématiques et de la méthodologie traditionnelles appliquées au territoire ont permis à la géographe Sue Clifford et à la designer de mode Angela King, toutes deux membres des Amis de la Terre, puis fondatrices de Common Ground, de constater que les outils classiques de cartographie (et plus généralement de représentation du territoire) étaient inadaptés. Ils étaient notamment impuissants à évoquer la dimension locale, sa qualité, ses significations et son sentiment d’appartenance.

Des cartes thématiques de tout type – topographiques, géologiques, hydrologiques, pédologiques, forestières, etc. – s’entassent sur les bureaux des professionnels et des chercheurs. Elles décrivent les lieux de façon qualitative et sectorielle, en se basant sur des représentations et des langages spécialisés, en contribuant – consciemment ou pas – à créer une distance entre ceux qui y vivent et ceux qui les décrivent. Livres et manuels rapportent des études très approfondies, mais pas toujours accessibles à tous — à cause de leur langage spécialisé, de leur manque de disponibilité ou de leur coût.

Des cartes de perception (ou cartes cognitives) peuvent décrire l’espace de façon plus qualitative, mais elles sont le plus souvent le résultat de réflexions individuelles et subjectives, plutôt que des représentations collectives des valeurs distinctes d’un lieu, pouvant naître d’une discussion au sein d’un groupe de travail élargi.

Selon la perception de Common Ground, se perdait ainsi la valeur de la dimension la plus importante de l’habiter les lieux : celle de la quotidienneté. Or ce sont justement les lieux quotidiens, ceux qui sont vécus tous les jours, qui demandent la plus grande attention de la part de tout le monde. Ce sont eux, bien plus que les excellences, qui, petit à petit, de façon imperceptible, courent le risque de devenir silencieux, banalisés, indifférents et inexpressifs. Ceci non pas parce qu’ils n’ont rien à dire, mais parce qu’on a, par distraction, perdu la capacité de les observer, d’écouter leurs messages et leurs histoires, d’en distinguer les détails, d’en comprendre les stratifications et la trame invisible, rassurante et structurante du quotidien, un antidote contre l’extranéité, le dépaysement et l’indifférence.

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La préparation de la Mappa di Comunità de Castel San Pietro dans le Canton du Tessin (Suisse)
Photo : Donatella Murtas, avril 2014

L’idée anglaise des Parish Maps, importée plus tard en Italie sous le nom de Mappe di Comunità, naît de la prise de conscience de cet enjeu critique, en imaginant un nouvel instrument d’enquête territoriale. Cet instrument, délibérément provocateur et inhabituel, propose des réponses non absolues — mais partagées et nées d’une participation collective — à la demande de signification des lieux et du rôle de leurs habitants. Les Parish Maps représentent les lieux comme ils sont perçus par celles et ceux qui en ont l’expérience directe, et qui en sont les meilleurs connaisseurs.

La centralité de chaque lieu et une application sans frontières

Pour Common Ground, il n’existe pas de définition absolue de la centralité et de la marginalité. Ceci dépend du point de vue à partir duquel on observe les choses et le monde. Si, de façon arbitraire, on établit que ce sont les habitants qui doivent observer les lieux qu’ils habitent, alors l’affirmation de leur centralité devient une donnée de départ, assumée collectivement, une règle de base, une affirmation révolutionnaire qui permet de remettre au centre de l’attention le moindre petit lieu perçu comme le cœur de son propre monde. Le lieu de l’enquête devient alors cette portion de territoire dans laquelle les habitants se reconnaissent, celle dont ils ont la connaissance directe et par rapport à laquelle ils se sentent – ou pourraient se sentir – fidèles, protecteurs et attentifs, celle où l’on mesure le caractère unique et distinctif de la communauté qui l’habite, définie comme « la plus petite arène dans laquelle la vie est vécue ».

Parish (en anglais, la « paroisse ») désigne le lien étroit entre personnes et lieux, leur interdépendance vitale et constructive. Parish, une subdivision administrative minime d’un grand territoire, mais un terme qui évoque en même temps l’appartenance à une communauté. Un terme qui indique le partage de quelque chose et qui formule explicitement une question simple : Qu’avons-nous en commun ? « Dans les années 1890 la “paroisse” est la juridiction civile qui représente le plus petit théâtre de la démocratie. Depuis lors, beaucoup de choses ont changé, les frontières ont été remodelées et les quartiers n’ont plus le même périmètre » (Clifford & King, 1996).

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Bistagno (Piémont, Italie)
Photo D. Murtas

Le concept de l’initiative et ses réalisations séduisent et inspirent aussi bien les personnes directement impliquées dans la construction des cartes que celles qui les reçoivent en cadeau, qui, intriguées les découvrent en observateur extérieur. Qu’elles soient fonctionnaires des administrations publiques, professionnels, petits et grands habitants. C’est la raison pour laquelle les cartes communautaires se diffusent rapidement, à travers un bouche à oreille spontané et convaincu, porté par ceux qui les ont directement expérimentées et en ont saisi tout le potentiel. Dans cette floraison de cartes et d’attentions pour la précieuse spécificité locale (local distinctiveness), Common Ground continue à être un point de référence inspirateur, solide et discret, qui soutient et encourage les nombreux groupes locaux osant se lancer dans cette fascinante aventure.

Lieux, patrimoine local, paysage : la magie des cartes

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The Parish of Poling
Projet West Sussex, 2000. Photo : D. Murtas

Au fil des années, les Parish Maps diffusent cette approche consistant à porter attention à la dimension locale, à identifier les connaissances non écrites et particulières au lieu, à documenter et accompagner les changements, à utiliser les capacités individuelles des participantes, à mettre en évidence les relations et interdépendances entre personnes et lieux, et à faire émerger un tableau d’ensemble. Les cartes, ainsi conçues et réalisées, se présentent comme un instrument formidable à la portée de tout le monde. Au début des années 2000, le Laboratorio Ecomusei de la région du Piémont a fait siennes les motivations et modalités de réalisation des Parish Maps, et a importé en Italie le terme anglosaxon de Parish Maps, le traduisant librement en Mappe di Comunità, pour mieux en mettre en avant la dimension participative. Le système éco-muséal piémontais, qui faisait alors ses premiers pas, était intéressé à trouver un instrument efficace, simple, direct, accessible à tout le monde, capable de mettre en évidence les multiples relations entre le patrimoine local et sa communauté de référence — les deux grandes catégories à la base de l’institution éco-muséale. Ces cartes se veulent, à la fois, un recensement participatif, un business plan, un auto-portrait et une biographie collective.

Toujours au début des années 2000, le concept de paysage, tel que décrit dans la Convention européenne du paysage, fait son entrée en force. La Convention, un document (PDF) proposé par le Conseil de l’Europe, le définit comme « une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations », et donne des « Mesures spécifiques » pour sa mise en œuvre, à partir de la « sensibilisation », de la formation et de l’éducation, et déclenche alors une demande de méthodologies participatives, innovatrices, inclusives, multidisciplinaires et de pensées ad hoc. De nouveau, les cartes communautaires réussissent à exprimer toute leur valeur et sont utilisées comme un instrument d’enquête sur les paysages et les perceptions des populations.

S’il est vrai que, dans les premières périodes, les cartes reposent sur l’implication des personnes âgées pour documenter le patrimoine local matériel et immatériel, la participation s’étend plus tard à d’autres générations à travers le transfert de connaissances. Et désormais, les cartes impliquent les enfants et les jeunes et, ce faisant, se construit un instrument de longue haleine pour la connaissance critique du monde et pour une approche éducative multi-disciplinaire.

Les cartes forment un instrument d’apprentissage par l’expérience et les sorties sur le terrain, dans lequel le paysage devient le premier livre écrit en trois dimensions que l’on apprend à lire ensemble, en marchant, en observant, en touchant, en posant des questions, en le représentant.

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Carignano (Piémont, Italie)
Photo : Donatella Murtas, 2011

Mais comment construit-on une carte communautaire ?

La réalisation concrète de ces cartes commence par quelques questions, que l’on va se poser collectivement et réciproquement : Où sommes-nous ? Qu’est-ce qui différencie ce lieu des autres lieux ? Quels sont les ingrédients qui le composent ? Qu’est-ce qui est important au niveau personnel, collectif et pourquoi ? Quelles sont les qualités naturelles de ce lieu ? Quels savoirs individuels ? Comment pouvons-nous partager les connaissances ? Quel style et quelle modalité utilisons-nous pour dessiner ou construire la carte ?

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Vallée Bormida (Piémont, Italie)
Photo : D. Murtas

Tout cela prend la forme d’un processus cyclique :
— chercher
— demander
— récolter
— sélectionner
— composer
— recoudre
— mettre en relation
— imaginer
— raconter
— dessiner
— construire
— impliquer
— connaître
— prendre soin
etc.

Les phases du choix, de l’argumentation des choix, de la composition spatiale et de la réalisation à proprement parler des cartes surviennent selon des étapes dessinées sur mesure. Celles-ci privilégient le rôle subjectif du groupe de travail, en tant que protagoniste et véritable responsable de l’initiative. Vu la multitude des variables en jeu liées au patrimoine, à la communauté, à la perception des valeurs et aux modalités de représentation, chaque carte est différente des autres. Subjective, elle raconte un point de vue d’un groupe de travail dans un moment donné. Elle peut se reconnaître car elle est unique et impossible à répéter. En somme, ce sont toujours les personnes impliquées qui font la différence. L’enthousiasme est infectieux et une fois l’idée proposée – faire une carte –, on obtient toujours de bons résultats, et d’autant plus si le passage de l’idée à sa réalisation est fait avec enthousiasme sincère. Les personnes sensibles perçoivent la différence et se mobilisent : les enseignants, les jeunes, les familles, la communauté. Dans ce monde souvent fatigué et bruyant, on retrouve la légèreté des choses, magie à l’état pur.

Si, à première vue, les cartes peuvent être perçues comme un exercice apparemment banal et fermé sur lui-même, c’est pourtant l’inverse qui se produit au final. Participer à la réalisation d’une carte de communauté permet à chacune de grandir, comme individu, en termes de prise de conscience de ses propres capacités, de disponibilité à l’écoute, de curiosité et d’envie de s’engager à la première personne, mais aussi comme citoyen, dans le soin et la mise en valeur de la qualité de ses propres lieux, villages et paysages. En observant l’assiduité des groupes de jeunes impliqués dans la réalisation des cartes on est impressionné par la signification tangible de l’expression « construire son propre monde », sa propre géographie, pour savoir se déplacer toujours plus à l’aise, se retrouver, comprendre la signification de l’observation, développer la capacité de voir le détail et l’image d’ensemble au même temps.

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Détail de la Mappa di Comunità de Castel San Pietro dans le Canton du Tessin (Suisse)
Photo : Donatella Murtas, avril 2014

Voici quelques commentaires récoltés à la fin des parcours de réalisation des cartes. Il a été demandé aux jeunes d’écrire des pensées brèves, d’instinct, de façon spontanée en leur disant que les commentaires seraient anonymes :

— Ce projet est le plus beau et le plus amusant que j’aie jamais fait ;
— Ce que j’ai le plus aimé c’est quand nous sommes allés voir, avec le petit bus, notre village d’en haut ;
— Le plus beau a été le travail d’équipe, car si on n’avait pas travaillé tous ensemble on n’aurait pas réussi à faire la carte ;
— La chose que j’ai le plus aimée a été d’interviewer les personnes. J’ai découvert que l’église proche du cimetière s’appelle Pieve ;
— Ce projet est très amusant et la partie que j’ai le plus aimée a été dessiner et imaginer ;
— Colorier les numéros et découper ont été les deux activités qui m’ont le plus plu ;
— Le projet nous a beaucoup amusés en groupe et, parallèlement, il nous a fait apprendre de nouvelles choses de notre petit village. Personne n’aurait jamais imaginé que notre vieux bourg cachait tant de secrets. »

Ce qui est beau dans les cartes c’est que, ce qui soutient le parcours n’est pas, par choix, une méthode à appliquer de manière mathématique et absolue, mais plutôt une série d’étapes, calibrées en fonction des capacités, des facteurs favorables et défavorables, et du temps à disposition. Comme pour le voyage, l’objectif n’est pas d’arriver à destination, mais de faire l’expérience du parcours, pas à pas.

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Vallée Bormida (Piémont, Italie)
Photo : Donatella Murtas, 2011

Réflexions

Les expériences anglaise et italienne ont souligné que la richesse de tout territoire est constituée non seulement des objets et des bâtiments importants, mais surtout des savoirs, des connaissances ponctuelles et diffuses, spécifiques et locales, associées à la sensibilité des habitants. C’est la reconnaissance partagée d’un patrimoine collectif qui crée la communauté.

Mettre cette connaissance et la culture au centre du développement signifie décider d’investir dans son propre avenir, en privilégiant la formation de contextes dans lesquels pourront fleurir des énergies vitales, constructives et créatives, la confiance et l’intégration. L’immédiateté propre au langage cartographique Mappe di Comunità, la fraîcheur de leur narration, le fait de faciliter la participation en font un instrument capable de démarrer et de renforcer des énergies locales, premier pas important pour définir les objectifs, les modalités présentes et futures d’une action commune au niveau local.

Pour construire l’avenir, il faut de la sensibilité.

↬ Donatella Murtas


Pour en savoir plus :

 Sue Clifford, Angela King, From place to PLACE : maps and Parish Maps, Common Ground, Londres, 1996.

 Donatella Murtas, “Mappe culturali : di persone e di luoghi”, in Signum - La rivista dell’Ecomuseo del Biellese, Provincia di Biella e Regione Piemonte (PDF), 2004, anno 2, n°1, pp.25-26.

 Kim Leslie, A sense of place. West Sussex Parish Maps, West Sussex County Council, 2006.

 Sue Clifford, Maurizio Maggi, Donatella Murtas, Genius Loci. Perché, quando e come realizzare una mappa di comunità, Strumenti IRES, 2006.

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