C’est par une énigme cartographique que s’ouvre le livre du journaliste et écrivain Frank Westerman, Les ingénieurs de l’âme. L’ouvrage retrace l’essentiel d’une longue et passionnante enquête à travers les grands travaux hydrauliques soviétiques.
Il remarque que le golfe du Kara-Bogaz — large excroissance sur la côte orientale de la mer Caspienne — apparaît sur certaines cartes et disparaît sur d’autres... Il croisera, dans ses recherches, l’œuvre de Konstantin Paoustovski, qui l’amènera par hasard à la rencontre de cette génération d’écrivains soviétiques — emmenés par Maxime Gorki — dont la fonction première était de faire l’éloge des grandes réalisations du socialisme. (Toutes les citations de ce billet sont tirées du livre de Frank Westerman, Les ingénieurs de l’âme, dans sa traduction française chez Christian Bourgois éditeur, Paris, 2004.)
Ces écrivains soviétiques allaient de pair avec les ingénieurs hydrauliciens ou de génie civil qui concevaient ces immenses projets. Il ne suffisait pas de construire ces gigantesques barrages ou ces canaux de navigation. Encore fallait-il faire savoir non seulement qu’ils existaient, mais encore qu’ils étaient « merveilleux » et symbolisaient l’idéal socialiste. Les écrivains devaient contribuer au « formatage » des esprits des citoyens soviétiques : pour Staline, ils devaient devenir — aux côtés des ingénieurs civils bâtissant ces immenses infrastructures — les ingénieurs de l’âme, chargés de célébrer cette grandeur soviétique.
C’est en comparant une série d’images satellites de différentes périodes qu’un chercheur hydrologue californien découvre, en 1983, que le golfe de Kara-Bogaz (littéralement « gueule noire » en turkmène), large excroissance située au sud-est de la mer Caspienne, a laissé place à une immense tache blanche... Le golfe a disparu ! Que s’est-il passé ? Comment un volume d’eau aussi important a-t-il pu s’évaporer en seulement quelques années et se transformer en une immense poudrière de sel ?
Le Kara-Bogaz ne livrait pas là son premier mystère. Depuis plus de trois siècles, il est à l’origine de légendes fortement ancrées dans l’imaginaire des marins de la région. En 1727, un navigateur russe tente l’exploration du golfe à partir de la mer Caspienne, mais échoue car « son équipage avait vu au loin un goulet écumant où l’eau de la mer s’engouffrait avec une force inouïe et avait refusé l’ordre de s’engager dans la passe » (Encyclopédie soviétique).
Un siècle plus tard, en 1847, le Lieutenant Jerbtsov, explorateur des mers et cartographe du tsar, entreprend de relever les contours de la mer Caspienne et « découvre », selon le récit qu’en fait Konstantin Paoustovski dans Le Golfe de Kara-Bogaz (1932), les « côtes lugubres et l’entrée du Golfe ». Nombreux sont les témoignages des marchands et navigateurs sur la peur que leur inspirait l’entrée du Kara-Bogaz. Ils racontaient alors des histoires effrayantes, prétendaient que l’entrée du golfe « était un tourbillon qui menait à un gouffre où l’eau de mer était engloutie dans des failles », que les bateaux « y chaviraient sans laisser de traces », que les pêcheurs s’y aventurant « étaient avalés et dissous corps et biens comme dans un étang d’acide »… Les bateliers évitaient à tout prix « cette chute d’eau de mer qui faisait un tel vacarme qu’ils craignaient d’être entraînés dans les enfers ». Mais il faut plus que cette sinistre réputation pour impressionner le lieutenant Jerebstov, qui entreprend de s’engager dans le fameux détroit et décrit, dans son carnet de bord, la manière dont son bateau est porté, chahuté par un courant « impétueux » et puissant tout au long de la passe pour arriver finalement « dans un océan de calme et de silence ». Il y découvre un « monde salé » et des colonies de flamants roses.
Les marins des temps anciens savaient-ils que la mer Caspienne était le théâtre de brusques variations de niveau ? Comme l’eau du golfe s’évapore plus vite qu’elle ne peut être remplacée, son niveau est presque toujours inférieur de quelques mètres par rapport à celui de la mer, phénomène qui a pu, au cours des siècles, transformer la passe en véritable chute d’eau de mer. C’est d’ailleurs aux rapides et sensibles fluctuations du niveau de l’eau et aux solutions de régulation envisagées par l’État soviétique que le golfe de Kara-Bogaz doit une grande partie de ses malheurs. Frank Westerman raconte à quel point les plans quinquennaux et les grands ouvrages hydrauliques furent des « attaques déclarées contre la nature vierge » et rappelle une des citations les plus improbables de Maxime Gorki, qui clamait que « sitôt terminée la lutte des classes, l’homme soviétique aura les mains libre pour mener le combat contre son dernier ennemi : la nature ».
La mer Caspienne a perdu environ 3 mètres de hauteur entre 1930 et 1977, ce qui représente environ 10 % de sa surface [1], sans que les scientifiques ne puissent vraiment se mettre d’accord sur les raisons de ce phénomène spectaculaire. Parmi les thèses avancées figure celle, relayée en haut lieu dans les années 1970, de la responsabilité apparemment évidente du Kara-Bogaz, « chaudron d’évaporation inutile, une gueule insatiable qui avalait les eaux précieuses de la mer Caspienne ».
Pour les gestionnaires de l’eau, la question devenait politique. « Laissons Kara-Bogaz mourir d’une mort héroïque comme un soldat au front ! La lagune doit être sacrifiée pour utiliser ailleurs l’eau si rare ! » déclare avec enthousiasme le sous-ministre des eaux et forêts, entrant de fait en conflit ouvert et brutal avec le ministère des affaires chimiques qui exploite le sulfate de sodium, le sel miraculeux : la région du Kara-Bogaz est alors le centre majeur de l’industrie du sel en Union soviétique.
Il fut décidé de fermer le passage, ce qui fut fait en février 1980, alors que le niveau de la Caspienne recommençait à monter depuis trois ans déjà. Mais les ingénieurs soviétiques n’ont apparemment cru qu’à un sursaut temporaire. Seul un petit canal permettait le passage d’un filet, les ingénieurs avaient prévu qu’il y aurait de l’eau dans le Kara-Bogaz pour encore vingt-cinq ans.
À la stupéfaction générale, la lagune s’est asséchée dix fois plus vite que les prévisions de l’Institut des questions hydrauliques. À l’automne 1983, c’en est fait du Kara-Bogaz : il est complètement à sec. Les flamants roses meurent en masse, les petites crevettes de saumure dont ils se nourrissent ayant disparu. La lagune s’est muée en un immense désert recouvert d’une couche de cinquante centimètres de sel précipité, emporté par les vents et salinisant les régions alentour sur des centaines de kilomètres, jusque dans les contrées russes de la Terre Noire…
Avec la fermeture du détroit, c’est aussi le rôle de régulateur hydrologique naturel (qui maintenait la salinisation à un niveau assez bas) qui disparaît, et l’augmentation de la teneur en sel à des niveaux supérieurs à 15 grammes par litre dans le sud de la Caspienne entraîne une véritable hécatombe dans la population d’esturgeons [2].
Devant ce désastre, au printemps 1992, le Turkménistan, qui vient alors de déclarer son indépendance, décide de « reprendre au désert le golfe de Kara-Bogaz » et détruit le barrage pour rétablir le contact entre la mer et le golfe. Les responsables politiques se retrouvent alors sur la digue pour applaudir l’ouverture du passage : ceux-là même qui, une dizaine d’années plus tôt et exactement à la même place, se réjouissaient de sa fermeture !
Entre-temps, l’endiguement du golfe avait entraîné l’effondrement de l’industrie du sel. Pourtant, le pourtour du Kara-Bogaz est sans doute la plus grande source mondiale de matière première pour l’industrie chimique. L’exploitation commence au début du siècle de manière traditionnelle, et ne s’industrialise qu’au tournant des années 1930. Les capacités de production annuelle sont énormes : 400 000 tonnes pour le sulfate de sodium (utilisé dans l’industrie du verre, de l’alimentation animale et des détergents), 100 000 tonnes de bischofite (défoliant utilisé pour la moisson mécanique du coton), 35 000 tonnes d’epsomite (utilisé pour la papeterie, la tannerie — traitement du cuir — et l’industrie textile), 10 000 tonnes de glauberite (industrie pharmaceutique) et 20 000 tonnes de chlorure de sodium (sel de cuisine) [3]. À partir de la fin des années 1930, le déclin du niveau de la mer Caspienne et le changement des conditions chimiques ont provoqué une dégradation de la qualité du sel, l’épaississement de la saumure accélérant la précipitation du sel en chlorure de sodium, produit de moindre valeur par rapport au sulfate de sodium. Dans les années 1940 et 1950, l’industrie passe de l’exploitation extérieure des bassins à l’exploitation souterraine des ressources piégées sous plusieurs mètres de sédiments [4].
L’histoire finit bien. Ou presque. Après la destruction du barrage, il n’a fallu que quelques mois — à raison de 700 mètres cube par seconde — pour remplir à nouveau la lagune (période pendant laquelle, par un insolite hasard historique, le niveau de la mer Caspienne continuait à monter…), dissoudre la croûte de sel et faire revivre flamants roses, canards et pélicans. Le Kara-Bogaz avait presque entièrement retrouvé son équilibre écologique. Seule l’industrie chimique, dépendante d’un système gestionnaire entre-temps disparu, n’a pas survécu à cet épisode tourmenté de la vie de la lagune.
La passion des cartes depuis toujours...
Frank Westerman raconte comment, lorsqu’il était enfant, fasciné par les grandes cartes qui recouvraient les murs de sa classe, il voulait devenir géomètre arpenteur et cartographe. Tout près du bord de la carte figurant l’Europe, il y avait deux points noirs. Selon la légende de la carte, deux villes de plus d’un million et demi d’habitants, situées « hors d’Europe ». « Moscou et Gorki », avait dit le maître en précisant que Gorki (redevenue Nijni-Novgorod - la Nouvelle Novgorod) « était une ville fermée où les gens étaient envoyés en punition sans jamais pouvoir en sortir ! » Cela, écrit-il, donnait le vertige : pas tant l’idée de la ville-prison, mais plutôt celle qu’il puisse encore exister si loin des villes aussi peuplées...