Surpris, les conducteurs de « tap tap », de camionnettes et de moto-taxis jetaient littéralement leurs véhicules sur le côté pour les éviter. Il est écrit « Jésus est grand » en grosses lettres au-dessus du pare-brise du bus couché dans l’herbe.
Il semble effectivement que tous les passagers s’en sortent à peu près indemnes. Difficile de dire si le pare-brise est plus fissuré après qu’avant l’accident. Des chauffeurs de taxi-moto se sont garés pour aider. Des écolières en uniforme bleu et blanc se sont arrêtées pour observer la scène, sac-à-dos en équilibre sur la tête. On assiste déjà les passagers qui sortent hébétés par les fenêtres.
L’argent est loin et sauf. Les sirènes du convoi ne sont déjà plus qu’un mauvais souvenir. En face du lieu de l’accident, se tiennent des dizaines de petites échoppes des loteries locales, surnommées « borlettes ».
Ces échoppes de jeu de hasard pullulent en Haïti et sont facilement reconnaissables à l’écriteau « Banque » qui est peint sur la devanture, suivi du nom de la chaîne (« Patience », « Rapidité », « La confiance »). Les Haïtiens les plus modestes préfèrent « investir » leur argent, par sommes modiques mais répétées (10, 15 ou 25 gourdes) dans ces établissements de jeu que dans les vraies banques. Comme l’explique un joueur :
En Haïti il y a trois façons d’épargner. Tu peux épargner à la banque mais les banques s’effondrent ; tu peux cacher ton argent chez toi mais tes enfants veulent ton argent ; ou bien tu peux épargner dans les borlettes. Dans les borlettes au moins tu as une chance de gagner » [1].
Les institutions bancaires solides, les vraies, celles vers lesquelles fonçaient le convoi de fonds il y a quelques minutes, sont hors d’accès du commun des Haïtiens, qui se débattent dans les sphères informelles et ne peut fournir de justificatifs (de propriété, de travail…). Ceci ne saurait durer, les grosses institutions financières ont compris depuis une dizaine d’années la rentabilité du marché des micro-crédits et autres activités financières surtaxées visant les masses pauvres.
En attendant, le trafic a déjà repris son plein sur la route nationale et une moto-taxi, chargée d’un matelas deux places, vient de doubler un concurrent qui transporte trois adultes et un jeune enfant. Odeur de charbon de bois et de friture dans l’air.
Sur le bord de la route, des artisans ont recommencé leur activité qui consiste à découper des troncs d’arbres en planches à la scie à main, sans outillage électrique.
Ce banal accident de la circulation, pour lequel ni la police ni les services de secours ne se sont déplacés, est symbolique de la fracture entre deux mondes dans ce pays : l’arrogance de l’argent, et de ceux qui le détiennent, et le déni d’humanité des classes pauvres, même dans la première « République noire ». Cet exemple souligne à quel point l’indépendance a rarement résolu le problème des classes sociales dans la Caraïbe.
La caste blanche a parfois été remplacée par une élite noire et/ou mulâtre (voire indienne au Guyana ou à Trinidad) qui l’imite à tous points de vue (dans sa manière de gouverner, d’entreprendre, de se loger, de manger, de s’habiller…). En Haïti, l’un des symboles de cette passation de pouvoir est la majestueuse citadelle de Milot, qui se trouve à quelques kilomètres de Cap-Haïtien, et qui a été classée au patrimoine mondial de l’Unesco en 1982. Elle est construite en pierres scellées à la chaux et à la bagasse de canne, sur un éperon rocheux qui domine la plaine du nord, la Baie de Cap-Haïtien et la Baie d’Acul.
Achevée en 1820, elle fait partie du système de défense mis en place suite à la révolution haïtienne, pour prévenir un retour des colons français. Plutôt que de défendre directement les centaines de kilomètres de côtes, les révolutionnaires haïtiens décident d’établir un réseau de places fortes sur les sommets. Ils y postent plus de trois cent cinquante pièces d’artilleries, dont des mortiers de plus de 5 tonnes pris aux Français lors de l’affrontement contre les troupes envoyées par Napoléon en 1802 et 1803. Les moulures du bronze indiquent l’histoire de ces canons.
L’un d’entre eux porte l’inscription « Cayem », du nom d’une ville d’Arabie. Il est indiqué sur le côté qu’il a été moulé à Barcelone en octobre 1792. Il semble qu’il ait ensuite été pris par les Français lors d’une bataille contre l’Espagne et confié en 1802 au Général Leclerc. Les troupes haïtiennes l’ont ensuite pris lors d’une bataille militaire. Ces canons, employés par les colons français, puis par les premiers gouvernements haïtiens, soulignent l’aspect symbolique du lieu : les armes destinées à opprimer le peuple haïtien ont juste changé de mains. Les statues à l’effigie des révolutionnaires haïtiens, qui trônent fièrement sur la place centrale de la ville miséreuse de Cap-Haïtien, montrent des chefs « noirs » apprêtés comme les colons français de l’époque, perruque et chapeau bicorne inclus.
À la fin du mois de novembre 2013, la visite du président Michel Martelly dans ce haut lieu symbolique se déroule sous la protection des troupes de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah). Pendant ce temps, les rues de Port-au-Prince et de Cap-Haïtien sont rendues impraticables par des manifestations géantes réclamant sa démission.
Des soldats « blancs » surarmés et postés sur des tanks protégeant une marionnette, au milieu d’une foule de paysans « noirs » en débardeur et sandales en plastique, allant à pied et à dos d’âne...