« Pati pa rivé »
Être parti ne veut pas dire qu’on est arrivé
(Proverbe haïtien)
« Waak betta dan sidong »
Mieux vaut marcher que s’asseoir
(Proverbe jamaïcain)
Ce récit commence dans la salle de bain d’une maison délabrée. Un squat. Nous sommes lundi soir. De retour du travail, Courtney est assis là. Il fume un spliff de ganja et de grabba et chante de sa voix grave :
« Just another monday morning blues
bills to pay and the kids want shoes
another Monday morning blues
it’s not easy living downhere in the ghetto
cause everyday is another trial don’t you know ».
Courtney appartient à cette catégorie de voyageurs dont parlent rarement les récits de voyage. Le lieu qu’il habite ne ressemble pas non plus à ces adresses qu’on trouve dans les guides touristiques. Ce sont ces voyageurs mal-connus que nous voudrions vous faire connaître ici.
À chaque fois que je retourne voir Courtney, je ne peux m’empêcher de me remémorer ces vers d’un poète jamaïcain. Le créole jamaïcain est à gauche, la traduction en français est à droite :
Mi nevah have noh time Je n’ai jamais le temps Wen mi reach Quand je rentre Fi si noh sunny beach De voir une plage ensoleillée Just people a live in shak Juste des gens qui vivent dans des cabanes People livin back-to-back Des gens qui vivent dos-à-dos Mongst cackroach an rat... Parmi les cafards et les rats...
En créole jamaïcain, la maison se dit yaad. C’est le même mot qui sert à décrire le pays depuis l’étranger. Hélas, le pays ressemble chaque jour un peu plus à cette maison éventrée sur la plage.
Nous sommes dans la commune de Harbour View, en banlieue de la capitale Kingston. Il y a quelques années, Caribbean Terrace était encore un quartier de nantis. Ministres et hommes d’affaires y habitaient ou y possédaient une maison secondaire pour passer le week-end au bord de la mer, à quelques centaines de mètres du célèbre cinéma de plein air.
Les plus riches, et les plus arrogants, construisaient littéralement sur la plage, à quelques dizaines de mètres de l’eau turquoise de la Caraïbe. Mais l’ouragan Dean, en 2007, est venu battre les cartes et redistribuer le jeu. Couverte par des vents déchaînés, une armée tapie au fond de l’eau est montée au front. Elle a renversé les murs d’enceinte, bombardé les fenêtres à coups de galets, défoncé les portes à coups de troncs d’arbres. La mer a battu en retraite assez rapidement une fois les vents partis souffler plus loin, emportant dans sa fuite des morceaux de mobilier et déposant une épaisse couche de sable. Bien qu’elle ait dès lors repris ses allures calmes, l’avertissement a été bien compris. Les résidents ont déguerpi vers les montagnes, rendant l’endroit à ses propriétaires : une foule à pinces, à pattes et à ailes.
La mer tolère mal l’arrogance. Elle aime être approchée avec humilité. C’est pourquoi elle chasse ceux-ci et accepte ceux-là. Greatest, comme Courtney, est de ceux que la mer a acceptés ici, en lieu et place des ministres et des hommes d’affaires.
Tous deux sont de grands voyageurs. Pas des voyageurs de grande distance, évidemment — un passeport jamaïcain est une carte de prisonnier plus qu’un sésame pour l’étranger. Plutôt des voyageurs de la survie. Deux gouttes d’eau dans le flot de migrants qui naviguent vers une vie plus digne. Ils appartiennent à ce groupe de centaines de millions de personnes fuyant les campagnes des pays tropicaux pour tenter leur chance dans la jungle urbaine des capitales. Ryad Assani-Razaki a bien exprimé le choc ressenti :
À la suite d’un voyage interminable sur un sentier, qui s’est progressivement transformé en une route cabossée puis en voie pavée, nous sommes arrivés aux abords de la ville qui allait devenir mon univers. Nous sommes arrivés en fin d’après-midi, à l’heure de pointe. J’ai assisté, horrifié, à un cauchemar de moteurs pétaradants, d’odeurs d’essence en combustion, d’hommes et de femmes énervés qui hurlaient des insultes. Fous, mendiants et vendeurs ambulants couraient en zigzaguant entre les voitures à chaque ralentissement […] La jungle urbaine m’a accueilli avec violence. […] Ils vivaient […] dans des huttes de tôle bâties au bord des routes, sans infrastructure. Les zones où ils habitaient se transformaient petit à petit en dépotoirs, et les autorités finissaient par les chasser pour détruire leurs maisons insalubres...
Pour l’aider dans le périple de la vie, ses parents lui ont donné tout ce qu’ils pouvaient : un nom. « Greatest », le meilleur. À lui de s’en débrouiller...
Le voyage n’a pas le même sens lorsque l’on se déplace avec un passeport d’un pays riche et une carte bancaire en poche, quand on quitte sa campagne natale avec pour seul bagage un nom et quelques dollars jamaïcains.
Greatest connaît une vague tante qui habite à Bull Bay, en banlieue de Kingston, au bord de la mer. Avec des matériaux récupérés, il construit avec un de ses cousins un abri d’une pièce en bois sous tôle, sans cuisine ni salle de bains.
La cour donne sur la plage. Pas ces plages dorées sur lesquelles des touristes sentant l’anti-moustique dégustent des cocktails quand la lumière de fin de journée transforme le paysage en tableau naïf. Pas non plus l’une de ces rares plages de sable gris encore accessibles aux Jamaïcains, autour des marais infestés de crocodiles, et sur lesquelles s’entassent les échoppes, les sound systems et les vendeuses de poisson frit.
Plutôt une de ces décharges sauvages de bord de mer, sur lesquelles on regarde à deux fois avant de poser un pied entre des couches-culottes usagées (les fameux « missiles scud » du ghetto), des cadavres de chien gonflés, des morceaux de métal rouillé en tout genre, des bois flottés et mille et un objets en plastique plus ou moins identifiables. Construite sans fondations, la maison de fortune se déplace de quelques mètres lorsque la mer déchaînée s’engouffre dans les ruelles sablonneuses du quartier.
L’endroit est particulièrement pauvre et rares sont les pêcheurs à posséder leur propre bateau. L’arrivée de nouveaux venus dans cet univers marqué par le manque n’est pas appréciée. Les circuits informels de la pêche et de la vente du poisson sont déjà établis et nous nous trouvons au cœur d’une communauté marquée par la violence politique (une « garnison »).
Pour s’en sortir, Greatest fait d’abord la navette entre Bull Bay et sa campagne natale de Portland. À Bull Bay, il revient avec des noix de coco et des fruits à pain, qu’il vend sur le bord de la route. Parfois il arrondit les fins de mois en trafiquant des perroquets, une espèce protégée. Son cousin est plus jeune et plus roublard. Il aide les pêcheurs à pousser leur barque à terre au retour de la journée. Il grappille quelques poissons au passage. Il traîne un moment sur la grève et récupère aussi les prises jugées invendables, en raison de leur état de fraîcheur douteux.
On ne possède pas de matériel réfrigérant à bord et les poissons sont seulement abrités du soleil sous des feuilles de bananier séchées. Une vente tourne mal, la police est sur lieux rapidement. En Jamaïcain, on dit qu’ils « mordent ». Les forces de l’« ordre » en uniforme, casques, gilets pare-balles et armés de M16, tentent d’obtenir de l’argent en échange de leur discrétion. Greatest n’a malheureusement pas grand-chose sur lui. Un oncle qui habite en ville se manifeste quelques jours plus tard et lui donne une chance. Il paye le bail de 10 000 dollars jamaïcains (100 euros) et lui offre en plus de quoi s’acheter une vingtaine de mètres de filet de pêche pour se lancer.
Ne possédant pas de bateau, il part en mer sur un tube (une chambre à air de camion) rapiécé, obtenu pour quelques centaines de dollars jamaïcains dans un magasin de réparation informel. La communauté se trouve en effet juste en bas des carrières dans lesquelles viennent s’approvisionner les entreprises de construction de la capitale.
On dit ici d’un bon conducteur qu’il connaît tous les trous de la route. Les chambres à air des roues de ces camions s’arrangent bien avec des rustines de vélo. Elles ne se dégonflent ensuite que très lentement, ce qui laisse le temps de relever les filets ou de tenter d’attraper un brochet (snook) ou un tarpon au vif avant de regagner la rive pour aller faire regonfler. C’est ainsi qu’on devient tubeman.
Pêchant la nuit, Greatest vend le poisson le matin tôt avant les grosses chaleurs, et somnole l’après-midi en regardant quelques DVD pirates. Rapidement, apprenant l’opportunité, un cousin d’une vingtaine d’années se joint au groupe. Il espère trouver à proximité de la capitale de quoi nourrir ses trois jeunes enfants restés à la campagne, avec deux mères différentes. Puis deux amis du même village viennent gonfler les rangs de l’équipe.
Tous nos voyageurs de Portland exploitent le filon de la pêche au tube. Les derniers venus cultivent un peu la terre en plus sur les hauteurs de la baie. Parfois, lorsqu’un meilleur emploi (formel ou non) se présente, on abandonne son tube et l’odeur de poisson pour quelques jours, ou quelques semaines. On travaille alors dans la boucherie d’un oncle ou dans l’épicerie d’une tante pour quelque temps. Tous reviennent à la pêche un jour ou l’autre. Cyan work fi rich dit le dicton : « on ne devient pas riche en travaillant » (pour un employeur).
Les pêcheurs établis du quartier refusent cependant cette nouvelle concurrence ; particulièrement les pêcheurs de langoustes qui opèrent à proximité du rivage, dans le rayon d’action des tubemen. Ces derniers sont accusés de ramasser les langoustes qui étaient, jusque là, une chasse gardée. Les pêcheurs de langoustes sont du village, et du canton de Saint Thomas.
Les tubemen sont considérés comme des étrangers. Le ton monte. Lors d’une sortie au tube, un équipage sur une barque attaque l’un des jeunes à coup de harpon. Blessé à la tête, la chambre à air crevée et un pied pris dans le filet, il est rejeté par la mer sur la grève. Il décide de déménager un kilomètre plus à l’ouest, dans un ancien quartier riche dont les villas du bord de mer ont été ravagées par un cyclone. Il squatte rapidement une maison abandonnée du front de mer, après l’avoir vidée discrètement du sable qui recouvrait le sol sur près de 50 cm d’épaisseur. C’est ainsi que nous nous retrouvons dans la salle de bain délabrée où chantait Courtney il y a quelques instants...
Tout ce qui est récupérable a déjà été dépecé par les scrap metal men et autres rôdeurs à la recherche de matériaux monnayables. Jusqu’aux carrelages des salles de bain, câbles électriques en cuivre et tuyauteries en plomb. Rapidement, Courtney et Greatest bouchent les fenêtres béantes avec du contreplaqué.
Ils nettoient les lieux, branchent discrètement une chambre, située à l’arrière, sur le réseau électrique de la rue, connectent sans se faire voir ce qu’il reste de canalisations d’eau à la maison voisine... Une cuisine est reconstituée : une vieille jante fait office de plaque à charbon et une glacière ramassée sur la plage après un orage fait évier l’après-midi, après avoir servi à transporter le poisson à vendre le matin.
Courtney est lui originaire des campagnes de Saint Catherine, dans le centre du pays. Il a tout d’abord tenté sa chance dans le ghetto de Allman Town, dans le centre-ville de Kingston. Mais son emploi de jardinier dans une résidence huppée des beaux quartiers de Beverly Hills lui prend tout son temps sans pour autant lui permettre de payer un loyer. Même dans un quartier aussi délabré que Allman Town. C’est ainsi qu’il va finir son périple dans ce squat de Harbour View, au côté de Greatest et de ses cousins de Portland.
Une femme plus âgée, se présentant comme la fille des propriétaires, tente de temps à autre de collecter un loyer — en vain. Parfois, une poignée de policiers fait irruption tôt le matin. On se réveille alors en sursaut avec un fusil d’assaut pointé sur la tête et on est traîné énergiquement vers la salle principale. Les « brutes » contrôlent si la maison n’abrite pas l’un des nombreux wanted men dont on passe régulièrement le portrait à la télévision.
Ils cherchent des armes, prennent la ganja qui traîne. Une descente plus musclée de la police spéciale finit par avoir raison de l’arrogance légendaire des pêcheurs. Les hommes de la police spéciale sont visiblement plus sportifs que les simples policiers. Ils sont aussi plus armés et débarquent en grappe d’une vingtaine, habillés tout de noir. Certains portent une cagoule. Devant nos pêcheurs alignés comme à l’école devant le proviseur, le corps bien droit et le regard au sol, le chef d’équipe rappelle avant de partir qu’on ne lui demande pas de compte en cas de bavure. Le groupe de tubemen se disperse une nouvelle fois. Le voyage reprend. Jusqu’à ce que l’un d’entre eux trouve un autre lieu propice.
La survie dans de telles conditions relève du miracle. On comprend avec eux la foi inébranlable qu’ont les Jamaïcains dans leurs religions respectives. Quand le poisson est abondant, on en vend une partie pour acheter du riz et quelques légumes. Pendant la saison, on achète parfois un nouveau jean et une chemise à une « vendeuse à la valise » qui passe de temps à autre dans le quartier.
En saison morte — la moitié de l’année — les rares poissons sont vendus pour acheter du « dos de poulet » bon marché (chicken back, autrement appelé ghetto steak, en fait le ventre du poulet) et de la farine pour faire les dumplin (épaisses galettes de farine de maïs et de blé qu’on fait bouillir). Quand l’un n’a rien, il compte sur la solidarité des autres. Quand personne n’a rien, on ne mange pas. Dans les chambres, on dort à deux dans un lit, tête-bêche. Ceux qui sont de passage dorment à même le sol ou sur un rebord de muret.
Si la misère est criante, il y a là une immense richesse culturelle. Ce sont les lieux que l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau appelle les « mangroves urbaines » :
La mangrove semble de prime abord hostile aux existences. Il est difficile d’admettre que, dans ses angoisses de racines, d’ombres moussues, d’eaux voilées, la mangrove puisse être un tel berceau de vie pour les crabes, les poissons, les langoustes, l’écosystème marin. Elle ne semble appartenir ni à la terre, ni à la mer un peu comme [ces lieux ne sont] ni de la ville ni de la campagne.
Patrick Chamoiseau, Texaco, 1992.
C’est dans ces lieux que la culture jamaïcaine s’est créée, se perpétue et se réinvente en permanence. Le plat national, ackee et morue, est un petit-déjeuner de pauvres qui ont conservé les habitudes rurales du jardin créole. La musique nationale est née dans le ghetto (le squat que nous décrivons ici est d’ailleurs situé à quelques centaines de mètres de la première maison de Rita et Bob Marley, à Bull Bay). La danse du reggae, explique Bob Marley dans une interview du documentaire Soul Rebel, c’est « un travailleur qui marche ».
Dans cette arrière-cour squattée, on trouve un dessinateur de talent, un chanteur de reggae à la voix soul, un deejay... C’est dans ces lieux qu’une des langues les plus vivantes du monde étend chaque jour son inventaire exubérant, décrivant « l’intraitable beauté du monde » en construisant sur les bases de l’existant des mots justes qui décrivent des phénomènes naissants.
Les métiers que les habitants du squat pratiquent, leur survie, leur foi, leur détermination dans l’épreuve, leur seule existence, sont un art en lui même. Un art de la survie dirait l’historien guyanien Wilson Harris. L’un des arts les plus créatifs et les plus vivants qu’il puisse exister. Ils sont, pour reprendre une nouvelle fois Texaco de Patrick Chamoiseau, « ce que la ville conservait de l’humanité de la campagne. Et l’humanité est ce qu’il y a de plus précieux pour une ville. Et de plus fragile... »
Alors que nous allons conclure cette narration, cette histoire, je ne sais plus très bien s’il est ici question de décrire le voyage des tubemen de Portland, de décrire en filigrane notre propre façon de voyager à la Jamaïque, à nous, auteur et photographe de cet article, ou alors de comprendre le voyage dans lequel nous sommes tous embarqués.
À son accession à l’indépendance, à la fin des années 1960, la Jamaïque a été poussée par ses élites économiques et politiques, ainsi que par bon nombre d’institutions internationales, vers les chemins d’un voyage néolibéral. Un voyage qui l’a conduit au naufrage actuel.
Les rats quittent le navire et se réfugient désormais à Miami, emportant le butin accumulé sur le dos des centaines de milliers des travailleurs jamaïcains. Des alchimistes qui changent de la sueur en or et qui s’enfuient avec le trésor, comme l’ont fait leurs lointains ancêtres flibustiers avant eux...
Oh please, don’t you rock my boat » — Bob Marley