Itinéraire viennois : des livres, des sculptures et des cartes

#Art #Sculpture #Cartographie #Itinéraires #Découverte #Réfugiés #Urban_matter

2 mai 2015

 

J’aime bien ces petites missions très courtes. Réunions, discussions, on invente les projets et les cartes qui vont avec. Deux jours à Vienne ou trois jours à Berlin. J’aime assez bien, parce qu’en plus du boulot, c’est aussi une manière de découvrir la ville autrement, d’en apprivoiser un peu de l’atmosphère et des événements insolites que le hasard place sur nos itinéraires.

par Philippe Rekacewicz

La journée commence au petit déjeuner à l’hôtel-pension Walzerstadt de la Zieglergasse dans le quartier cosmopolite et très dynamique de Neubau (septième district), où se concentrent beaucoup de galeries d’art et quelques lieux « alternatifs » emblématiques.

La pension Walzerstadt c’est le genre de lieu que l’on pensait disparu. Une vraie clé pour la chambre, et une chambre comme à la maison ou presque pour quarante ou cinquante euros selon la saison. C’est simple et doux. Voilà un petit hôtel tenu par un Syrien arrivé en Autriche avant la guerre, qui a voulu en faire un espace chaleureux, confortable et familial. Avec en prime un accueil parfait, c’est tout à fait réussi.

Les clients et le personnel réunis dans la petite salle à manger discutent joyeusement. Il y a là quelques touristes, des ingénieurs en mission, des enseignants venus assurer des séminaires à l’université, et tout le monde s’adresse à tout le monde dans un intéressant mélange de langues - allemand, français, arabe, italien et japonais. On parle de tout, mais surtout de politique, de la Syrie, de l’État islamique, de l’Arabie Saoudite, de la France, des bombes, de Bachar, du danger, des morts, des réfugiés. Tout est mélangé. Puis un des employés syriens se lève et nous demande :

Croyez-vous qu’il y ait un espoir ? »

Le gérant emploie quatre personnes : trois Syriens (qui ont fui la guerre) et un Iranien (qui a fuit le régime des mollahs). Ils sont réfugiés ou demandeurs d’asile.

L’un d’eux m’explique :

Je suis arrivé il y a deux ans. J’étais étudiant en architecture à Alep, j’ai même eu mon diplôme. En arrivant en Autriche, j’ai tout de suite déposé une demande d’asile. Le parcours a été long et douloureux. Mes sœurs sont en Égypte et à Dubaï.

Mes parents ont bien tenté de s’établir au Caire, avec les filles, mais ils n’ont pas réussi à s’adapter, ils sont revenus à Alep, dans leur appartement qui se trouve (toujours) dans un quartier contrôlé par les forces gouvernementales. Je ne veux même pas imaginer à quoi ressemble leur vie. Je leur parle par Internet assez souvent. Ils me disent que la vie continue et que les enfants vont à l’école. Mais ils se sentent en sursis, puisque, disent-ils, “on ne sait jamais quand et où les bombes vont tomber”. C’est le hasard. »

La voix est immensément douce, et son visage se transforme soudain en un grand sourire.

J’ai dû apprendre l’allemand en accéléré. Le seul problème pour ma formation, c’est que l’Autriche ne reconnait pas mon diplôme à « un pour un » et je dois repasser les examens les plus importants pour valider le diplôme complet. »

Tout le monde retourne à son poste : qui à la réception, qui à la cuisine, et — comme si la musique descendait du ciel — une symphonie de Mozart s’invite dans le hall principal. Il est tout de même l’heure d’aller au boulot…

En sortant sur la Zieglergasse qu’embellissent les premiers rayons de soleil du printemps, on voit en face de l’hôtel, à l’angle avec la Westbahnstrasse, une sorte de cabine téléphonique penchée : on a l’impression qu’elle s’est cassée le pied.

C’est en réalité une petite bibliothèque publique. Le principe est simple : en passant on ouvre la porte et on choisit un ou deux livres, sans nécessairement avoir à les remplacer.

Ici en Norvège, dans notre petit village au bord du fjord, nous avons aussi une bibliothèque publique, ou plutôt ce qu’on appelle une « micro-bibliothèque » : la « brøgge boga » en dialecte local (soit Brygge bøker en norvégien littéraire ou « bokmål ») — littéralement les « livres du port » en dialecte — mais que l’on peut bien sûr traduire par « bibliothèque du port ».

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En haut, la bibliothèque ouverte de Frank Gassner à l’angle Zieglergasse et Westbahnstrasse à Vienne. En bas, Brøgge boga, La « micro-bibliothèque municipale » de Narestø, commune d’Arendal, Norvège. avril 2015.

Cette « bibliothèque ouverte » est un projet de Frank Gassner. Il y en a deux à Vienne. Celle-ci a été installée en 2010, la seconde se trouve au croisement de Grundsteingasse et de Brunnengasse dans le quartier Ottakring-Brunnenmarkt.

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La bibliothèque ouverte de Frank Gassner, 2015.
Angle Zieglergasse et Westbahnstrasse.

L’itinéraire se poursuit, avec le tram 49 qui redescend la Westbahnstrasse jusqu’au Museumsquartier et la station de métro du Volkstheater où passe la ligne U-3 (U-Bahn). La qualité du métro de Vienne, c’est que c’est un espace ouvert. C’est un métro qui aime les contrebassistes et les parents avec landaux, poussettes et enfants qui vont avec : pas de portillons automatiques, de murs d’acier et de verre infranchissables comme à Paris pour prendre un exemple tout à fait au hasard.

Une fois dans la station, ne prenez surtout pas les longs escalators qui mènent directement sur les quais. Même si vous êtes en retard, prenez donc ce petit escalier à peine visible, aux circonvolutions compliquées, qui se trouve sur la droite. À mi-étage, vous tomberez sur ceci :

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La vitrine mystérieuse de la station de métro Volkstheater.
Vienne, 2015.

Même en cherchant bien, il n’y aucun panneau, aucune inscription... Si c’est une œuvre d’art, il n’y a pas de nom d’artiste ni de titre d’œuvre... Est-ce une ancienne petite boutique désaffectée où l’ancien gérant, farceur, aurait laissé cette « installation » incertaine ?

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Woman with a purse, 1974.
Duane Hanson (1925-1996), « Ludwig goes pop », Mumok, Vienne.

Comme par hasard, au Musée d’art moderne, le Mumok, qui se trouve à deux pas d’ici, se tient une exposition rétrospective très intéressante sur le pop art — « Ludwig goes pop » où sont exposées deux œuvres étonnantes du sculpteur américain Duane Hanson qui résonnent assez bien avec cette œuvre mystérieuse venue d’on ne sait où, qui est peut-être une discrète évocation de l’expo... Mais cet « homme d’affaires » la tête dans les toilettes est une sculpture (ou une installation artistique, je ne sais pas trop comment l’appeler) d’une facture moins subtile que celle de l’artiste américain.

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Bowery derelicts (Bowery Bums), 1969.
Duane Hanson (1925-1996), « Ludwig goes pop », Mumok, Vienne.

Prenons maintenant le métro jusqu’à la station « Herrengasse ». Au 12 de la rue du même nom, on peut apercevoir, pour peu qu’on lève légèrement la tête, ces deux étonnants reliefs muraux, un peu allégoriques, qui représentent des hommes en plein travail.

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Reliefs muraux sur la Façade le hôtel Radissonblu, Herrengasse 12 à Vienne.
« L’artisanat fait bouger le Monde » et « Un commerce florissant est le fondement du bonheur », année 1915.

C’est l’architecte d’origine tchèque Franz Krasny qui, pour le compte de la banque de crédit autrichienne fondée en 1896, a construit ce bâtiment en 1914 et 1915, et sur la façade duquel il a adjoint ces deux grandes « pubs » : au vu des titres, elles sont apparemment dédiées à la gloire du capitalisme de marché ou à la valeur travail, et assez « durables » puisqu’elles ont exactement un siècle d’existence...

A quelques dizaines de mètres de là se trouve l’ensemble architectural massif du Freyung où est hébergé « The International Peace Institute » (IPI) : je dois y passer la journée pour discuter de quelques projets. L’IPI est une ONG internationale présidée depuis 2005 par le diplomate norvégien Terje Rød-Larsen.

Rød-Larsen est une personnalité politique intéressante et controversée. Il a été successivement ambassadeur et conseiller spécial pour le processus de paix au Moyen-Orient en 1993, puis coordinateur spécial dans les Territoires palestiniens occupés en 1994 et 1995. Il rejoint le gouvernement travailliste en 1996 où il devient ministre du plan, mais démissionne après la révélation du scandale Fideco (il est pris la main dans le sac d’un délit d’initié qui lui a permis de réaliser plusieurs centaines de milliers de couronnes norvégiennes de bénéfices). Sa carrière en Norvège est alors terminée, mais il peut encore exercer une activité internationale dans des institutions non gouvernementales.

Malgré son implication dans ce scandale financier, j’ai quand même beaucoup de sympathie pour Rød-Larsen parce qu’il a joué un rôle important en Palestine occupée et colonisée, et s’est beaucoup investi pour défendre la cause et les droits des Palestiniens.

Cet engagement lui a valu de solides inimitiés au sein du gouvernement israélien à l’époque, lequel ne cessait de pester publiquement contre lui, notamment en lui répétant que « s’il aimait autant les Palestiniens, il n’avait qu’à les prendre tous avec lui, en Norvège ».

Le local de l’IPI, par un accord avec la galerie d’art bäckerstrasse 4, est aussi un lieu d’exposition où un artiste différent est exposé tous les six mois ; cette fois, c’était le tour d’Olaf Osten...

Dans la grande salle de réunion, on est reçu par cette majestueuse composition :

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Pendeln 064, Wien, MuseumsQuartier, crayons de couleur sur calendrier de poche.
Olaf Osten, 2011.

C’est un tirage géant (environ 2 m × 3 m) d’une œuvre réalisée en petit format : cette carte fait partie d’un ensemble de 16 esquisses réunies dans le « Skizzenbuch Wien ! publié par... le Mumok et fait en réalité 10,5 cm × 14,8 cm.

Dans le couloir on peut voir celle-ci :

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Pendeln 084, Plot auf Linwand, crayons de couleur sur calendrier de poche.
Olaf Osten, 2012.

L’approche d’Olaf Osten, c’est la juxtaposition de deux univers : le calendrier (le temps) et les dessins de la ville de Vienne (l’espace). On est en même temps dans la dimension 2 et 3. Il dessine aussi bien des monuments, des bâtiments que des scènes de rue. C’est aussi une œuvre qui symbolise la fusion entre l’échelle continentale et l’échelle de la ville.

Dans les bureaux sont disséminées d’autres œuvres de cet artiste qui joue autant avec l’infini — le ciel — que les détails urbains : les lumières de la ville.

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Tableaux tirés de la série « Fernsehen I-49 bis », huiles sur toile (chaque tableau mesure 50 cm × 50 cm).
Olaf Osten, 2012.
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Tableaux tirés de la série « Fernsehen I-51 », huiles sur toile (chaque tableau mesure 180 cm × 180 cm).
Olaf Osten, 2012.