Gwendolyn Warren, Détroit et la géographie

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27 septembre 2021

 

Le nom du mythique Detroit Geographical Expedition and Institute (DGEI) est généralement associé à celui de son directeur, le géographe William Bunge (1928-2013), rarement à celui de sa directrice, Gwendolyn C. Warren. Les livres du premier, Fitzgerald. Geography of a Revolution (1971) et Nuclear War Atlas (1988) reprennent pourtant certaines informations — et, pour le deuxième, les graphiques — qui se trouvent dans les Field Notes, soit les comptes-rendus des travaux du petit institut, publiés de 1969 à 1971. Gwendolyn Warren et la géographe Cindi Katz ont procédé à une re-contextualisation de la genèse du projet du DGEI, montrant comment « les mythes sur la praxis radicale peuvent jouer des tours à l’histoire et à la géographie, où certaines personnes et certains lieux acquièrent un statut culte tandis que d’autres sont éclipsées » [1].

par Nepthys Zwer

L’institut dans son histoire

Avec David Harvey, l’historiographie de la géographie a fait de Bunge, homme blanc charismatique et universitaire rebelle (au point d’être élevé au rang de « martyre académique »), l’un des deux pères de la géographie militante, radicale ou critique. Dans son ombre, le rôle de Gwendolyn Warren passe facilement inaperçu. Il est vrai qu’elle n’est pas géographe, qu’elle est une femme et, en plus, qu’elle est noire. Toute sa vie, elle a été une « community organizer », une administratrice dans les secteurs publics de la santé, de l’éducation et des services sociaux en Californie, en Floride et en Géorgie.

Elle a 18 ans quand elle cofonde avec Bunge le Detroit Geographical Expedition and Institute (DGEI). Elle est alors une leader activiste des droits de la communauté noire dans sa ville natale de Détroit, à la tête d’un groupe de jeunes, les « Infernos », qui organisent des piquets de grève et, notamment, un boycott du lycée pour dénoncer l’indigence des conditions d’étude. La vie de la population noire à Détroit est faite de misère, d’insalubrité, d’avenir bouché.

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Les 21 maisons de Gwendolyn Warren. Il s’agit des maisons, dont certaines infestées de rats, qu’elle a habitées durant son enfance à Détroit.
Field Notes No. 3, entre les p. 29-30.

Dans les années 1960, Détroit va mal, son tissu urbain se décompose. Tandis que la production automobile fuit la ville, les Blancs fuient son centre. On est à l’époque du Black Power et des luttes pour les droits civiques.

Aux gentils mâles géographes blancs [2] qui veulent aider la communauté pauvre du centre, la jeune femme explique où le bât blesse : faute de ressources et d’infrastructures, les jeunes de la communauté noire n’ont pas accès aux études.

Naît alors un projet de collaboration entre la recherche et la société civile — une démarche de recherche-action participative absolument exemplaire — qui permettra à plus de 500 jeunes femmes et hommes d’être formées en géographie appliquée avec la collaboration de l’université et l’État du Michigan. Ces personnes, même si elles n’ont pas pu transformer cette compétence en atout professionnel et social, ont, selon Warren, été profondément et positivement transformées par l’expérience.

Les « folk geographers » [3] du DGEI pratiquaient des « expéditions » sur le terrain et cherchaient à comprendre, à documenter et à cartographier les logiques spatiales à l’œuvre dans une grande ville états-unienne. Leur approche n’était ni idiographique ni quantitative, mais bel et bien orientée vers une géographie de terrain.

Le deuxième regard

Le regard que porte Gwendolyn Warren sur cette succes-story trans-communautaire est pourtant plein de nuances et moins lisse. Il y a son-histoire-à-lui, celle qui s’est imposée, et son-histoire-à-elle.

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Les expéditions de Détroit.
Field Notes No. 3 entre les p. 10 et 11.

Quand William Bunge demande à la jeune activiste noire de servir d’interface entre son groupe de recherche et la population noire, objet de ses enquêtes, elle reste d’abord dubitative. Elle se souvient que « les mots utilisés par Bunge étaient excitants ; le changement était possible, mais la chose qui ressortait le plus était la désapprobation qu’il exprimait envers les Blancs. C’était laid et bien pire que les déclarations faites par les Noirs sur d’autres Noirs » (p. 67). Selon elle, Bunge, le communiste, s’imaginait en homme de la rue, se déclarant lui-même être « nègre » (il prétendait être harcelé pour sa négrophilie par le système académique), ce qui prouvait qu’il n’avait aucune idée de ce que ce mot signifiait.

Sans qu’il ne s’en rende compte, les préjugés raciaux, sexistes et homophobes affleuraient partout dans ses propos [4]. L’attention portée par le géographe surtout à son lieu de résidence, Fitzgerald — importance du lieu encore renforcée par la publication de son livre — biaisait également ses approches.

L’histoire, telle que rapportée par Warren et Katz, est plus précise. Dans le courant des années 1960, après l’intercession de Bunge auprès des autorités, une dynamique collaborative s’était mise en place dans les quartiers noirs (organisation de soirées dansantes, création d’un restaurant collaboratif) du fait des « Infernos », mais les 5 jours d’émeute de l’été 1967, quand la population noire de Détroit se révolte contre le harcèlement policier, rebattent les cartes [5].

Warren accepte alors une coopération avec les géographes au sein du DGE, qui devient DGEI, l’adjonction du mot « Institute » mettant en avant la dimension éducative que doit prendre le projet. C’est en focalisant la recherche sur la situation des enfants et en favorisant l’éducation que ce travail se révélera si puissant. Warren et Bunge ont trouvé un terrain d’entente : elle dirige l’institut, il s’occupe de la recherche, le temps de former une personne pour le remplacer. Il a fini par comprendre qu’un Blanc peut difficilement s’impliquer dans la « recherche communautaire ». L’institut devient ainsi un véritable outil d’émancipation de la communauté noire. Il accepte toute personne s’investissant effectivement et avec succès dans les projets de recherche et les études, ce qui lui permet d’intégrer ensuite un cursus universitaire public.

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La célèbre page de garde des Field Notes.
Field Notes No. 2.

Malgré son succès, le projet est sur la sellette. En 1970, l’estocade mortelle sera portée au DGEI par des administrateurs noirs qui entendent éliminer de l’université, dirigée à présent par un Noir, ces pauvres de Détroit (exemptés de frais de scolarité) et dont l’enseignement semble inorthodoxe. Warren, accusée d’être la marionnette de Blancs de gauche, part étudier le droit à Washington D.C.

La cartographie critique et radicale en tant qu’outil permettant de dénoncer et de lutter contre l’injustice spatiale a aujourd’hui fait ses preuves. Le principe des explorations imaginé par Bunge s’est répété avec succès dans d’autres lieux et il ne s’agit pas de minimiser son rôle fondateur dans ce champ de la géographie. Mais cet autre regard porté sur une expérience vécue par son actrice principale, celui d’une femme noire qui n’a pas connu les grâces de l’histoire, montre bien les ressorts de toute construction mythologisante. Les enjeux de pouvoir se logent décidément partout.

Bibliographie

Gwendolyn C. Warren, Cindi Katz et Nik Heynen, « Myths, Cults, Memories, and Revisions in Radical Geographic History Revisiting the Detroit Geographical Expedition and Institute » dans Trevor J. Barnes et Eric Sheppard, Spatial Histories of Radical Geography. North America and Beyond, John Wiley and Sons Ltd., 2019, p. 59-85.

Discussion entre Gwendolyn Warren et Cindi Katz : https://vimeo.com/111159306

Les Field Notes se trouvent sur le site d’Antipode : https://antipodeonline.org/2017/02/23/dgei-field-notes/ :
 Field Notes No. 1 : The Detroit Geographical Expedition (1969)
 Field Notes No. 2 : School Decentralization (1970)
 Field Notes No. 3 : The Geography of the Children of Detroit (1971)

Gwendolyn Warren, « No Rat Walls on Bewick » dans Field Notes No. 3, p. 25-35 (Bewick est à l’époque une rue du Détroit pauvre).

William Bunge, Fitzgerald. Geography of a Revolution [1971], Athens/Georgia, University of Georgia Press, 2011.

William Bunge, Nuclear War Atlas, Oxford, Basil Blackwell, 1988.

Sur la cartographie radicale, voir :
Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz, Cartographie radicale. Explorations, Paris, La Découverte, 2021.

↬ Nepthys Zwer

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