Bob Marley entre deux mondes

#musique #reggae #jamaïque #caraïbes

6 février 2015

 

par Romain Cruse

Photographies de Romain Philippon

C’est un petit village qui s’étend le long d’une route perdue dans les montagnes calcaires, à neuf miles de la route principale, en direction du marché de Claremont. Pour Robert Nesta Marley, plus connu sous le surnom de « Bob », l’histoire a commencé ici, il y a 70 ans aujourd’hui. C’était le 6 février 1945, dans une maison humble depuis laquelle on aperçoit à perte de vue une mer de petites collines verdoyantes ondulant sous l’écume légère des nuages bas. Le paysage typique du cœur de la Jamaïque rurale, le « jardin » de l’île.

« The biggest man you see was once a baby »

Près de trente ans plus tard, Bob expliquera dans une interview que le reggae prend sa cadence dans le mouvement lent mais déterminé des paysans qui creusent cette terre et coupent les herbes en chantant.

La danse est celle d’un travailleur qui marche... Le reggae porte la force de la terre »
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Peinture murale à l’entrée de Trenchtown (Kingston).
Photo : Romain Philippon.

Lorsque les questions d’un journaliste sont vraiment trop bêtes, Bob se contente d’ailleurs souvent de lui répondre qu’il n’est qu’un agriculteur.

Play fool fi ketch wise »

Le village de 9 Mile sera aussi le dernier arrêt du cortège funèbre qui ramène un corps meurtri par les tournées, le cancer et les dernières tentatives de cure en Allemagne. Coming in from the Cold... En Jamaïque, il est courant que les caveaux funéraires soient protégés par des grilles et des cadenas. Pas tant par peur du retour de l’esprit du mort que par celle, plus palpable, des voleurs qui pillent les sépultures à la recherche des biens précieux du défunt et d’ossements à revendre aux pratiquants de l’Obeah. Bob est enterré là dans un caveau scellé, avec sa vieille Bible usée par des années de lecture quotidienne, sa guitare et un ballon de foot ; à son doigt la chevalière en or massive offerte par le fils de l’empereur éthiopien Hailé Sélassié.

[…] chacun suit son chemin Dans le vaste monde. Pour revenir au point de départ »

Dany Laferrière, L’énigme du retour.

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« Drive slow or else... » Rue de Trenchtown (Kingston).
Photo : Romain Philippon.

Les hommes marquent les lieux autant que les lieux marquent les hommes. Pour l’anthropologue Sidney Mintz, la Jamaïque de l’époque est caractérisée par le passage de la « discipline de l’esclavage » à la « discipline de la faim ». La majorité des Jamaïcains survivent d’une économie informelle qui est une évolution historique directe du système de marché développé par les esclaves, dans les interstices de l’économie de plantation.

À la campagne, les hommes sont le plus souvent paysans ou maçons, les femmes sont higglers – des petits commerçants informels qui achètent de la nourriture à la campagne ou des vêtements à l’étranger pour les revendre sur le grand marché de Kingston. Les autres émigrent en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. La production et le trafic de ganja – le nom local du cannabis – deviennent progressivement le premier secteur d’une économie en crise structurelle. C’est sur ce plan de fond que se dessine le parcours de la famille de Bob Marley.

« This is Trenchtown rock… I’ll give the slum a try »

« Simmer Down »

Simmer Down, Le premier tube enregistré par Bob Marley, sort en Jamaïque en 1963. Il a tout juste 18 ans. Après avoir quitté la campagne de Saint Ann pour tenter sa chance en ville, sa mère Cedella est finalement partie chercher un avenir aux États-Unis, pour échapper à la misère du ghetto jamaïcain. Elle espère faire venir son fils dès que possible. En attendant, « Robbie » Marley dort ici et là dans le ghetto de Trenchtown, parfois chez le père de son ami Bunny, le plus souvent dans une cuisine collective près de chez Georgie :

I remember when we used to sit in a government yard in Trenchtown, and then Georgie would make the fire light, it was log wood burning through the night, and we would cook cornmeal porridge, of which I’ll share with you… »

« No woman nuh cry »

La célèbre ballade « No woman no cry » est écrite pour Alpharita, dite « Rita », Anderson, qu’il rencontre à cette époque. Le 10 février 1966, Bob épouse celle qu’on connaîtra désormais comme Rita Marley. Ceci, dit-il alors, pour permettre de faciliter sa venue aux États-Unis après lui. Le lendemain du mariage Bob part en effet s’installer chez sa mère, dans le Delaware, pour travailler dans une usine Chrysler. Son talent de compositeur se précise déjà avec l’une de ses premières chansons à double sens – ce qui deviendra une de ses spécialités –, qui relate à travers les mêmes mots son expérience du travail de nuit aux États-Unis et une sorte de rêve érotique de retrouver sa femme à la Jamaïque :

The sun shall not smite I by day, Nor the moon by night ; And everything that I do Shall be upfull and right. And if it’s all night, It got to be all right ! (…) Working on a forklift In the night shift ; Working on a night shift, With the forklift, from A.M. (Did you say that ? Why did you say that ?) to P.M. (Working all night !) »

« Night shift »

On entend que la méthode d’écriture de Marley est elle aussi déjà bien au point.

Le fait que Marley travaillait ses chansons dans un exercice d’“oraliture”, un processus qui impliquait de former la musique et les paroles ensemble, nous en dit long sur la façon dont [il] réussit ce mélange organique entre paroles et son dans ses chansons. Vous ne l’auriez jamais vu travaillant d’arrache-pied pour caser une parole sur une ligne. À la place, il laissait l’espace du mot trouver sa propre connexion avec le son »

Kwame Dawes, Bob Marley, Lyrical Genius, Bobcat Books, 2002.

En créole jamaïcain, « work » désigne aussi bien le travail que l’acte sexuel [1]. Travailler au lève-charge (forklift) peut tout aussi bien faire référence à un travail précis, à l’entrepôt, qu’à une position sexuelle. C’est d’ailleurs durant cette première période d’émigration que Marley écrira bon nombre des chansons érotiques de son répertoire, comme « Guava Jelly » ou encore « Stir it up », qu’il enregistre à son retour à la Jamaïque huit mois plus tard :

It’s been a long long time, that I’ve got you on my mind, now you are here it’s so clear, what we could do just you and me… stir it up »

« Stir It Up »

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Bull Bay, non loin de la maison de la famille Marley.
Photo : Romain Philippon.

Le peu d’argent économisé aux États-Unis sert à enregistrer ces titres qui racontent la déchirure de la séparation liée à l’émigration et les joies du retour :

Long time, we nuh have no nice time (…) this is my heart to rock you steady (…) I’ll give you love the time you ready »

« Nice time »

Bob est rapidement dégoûté de la vie aux États-Unis. Il est décidé à vivre de sa musique coûte que coûte, à la Jamaïque. Il enregistre désormais avec les Wailers pour leur propre label, et Rita distribue les vinyles à vélo dans Kingston. Ses premiers hits dans les « charts » jamaïcains ne lui rapportant rien ou presque, et la vie dans la maison d’une tante de Rita devenant oppressante, il enregistre un titre en guise de nouveau départ :

Chances are, we gona live now… Though my days are feeled with sorrow, I see years of bright tomorrows… »

« Chances are »

Nous sommes en 1967, Bob qui a 22 ans part s’installer avec Rita qui en a 21 dans la maison de sa mère, à 9 Mile. Alors que Rita est enceinte du premier enfant de Bob, lui part chaque matin travailler aux champs avec ses cousins, à dos d’âne.

Des années après, quand on l’appelait la première star internationale du Tiers Monde (…), je m’attachais toujours à rappeler aux gens comment il en était arrivé jusque-là. À St Ann, il n’avait qu’un vêtement que je lavais chaque soir pour lui... »

Rita Marley with Hettie Jones, No woman no cry, my life with Bob Marley, éd. Hyperion, New York.

« Don’t you look at me so smug, and say I am going bad, who are you to judge me and the life that I live ? »

« Judge me ? »

Une caractéristique du chemin de vie de Bob Marley est son positionnement constant à la limite entre deux mondes. C’est sur cette ligne de crête qu’il évoluera tout au long de sa vie, « au bord du précipice », comme le résumera son ami Lee Jaffe. Bob naît de la rencontre de deux mondes et de deux époques. À sa naissance, sa mère se décrit elle-même comme une enfant. Elle a 17 ans et est la fille d’un agriculteur influent dans la région, du nom d’Omeriah Malcom. Un « grand monsieur d’un mètre soixante » dont la généalogie remonte directement aux esclaves dits Kromanti — les plus craints par les planteurs en raison de leur caractère rebelle et de leur connaissance de l’art de la guerre et des secrets des plantes à poison.

Le père de Bob appartient à d’autres mondes. C’est un vieil homme, un blanc, qui patrouille à cheval dans le canton pour surveiller les domaines de la couronne. Il est issu d’une riche famille de Jamaïcains qui habitent dans la banlieue résidentielle de Kingston. Norval Marley dit à la jeune Cedella avoir cinquante ans, mais il en a sans doute facilement dix de plus. La rencontre d’une adolescente noire de la campagne et d’un vieil homme blanc de la ville, dans une Jamaïque coloniale qui bascule lentement vers l’indépendance.

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Village de pêcheur de 9 Mile, Bull Bay.
Photo : Romain Philippon.

Robert Nesta Marley est en effet né dans une île qui chavire elle-même entre deux mondes. L’autonomie de la Jamaïque s’amorce dans les années 1950, et l’indépendance est officielle en 1962. C’est justement l’année du tout premier single enregistré par ce jeune métis de 17 ans, fils de Blanc difficilement accepté dans le ghetto « noir », et fils de Noire rejeté par sa famille blanche, qui appartient aussi à une génération rejetée en bloc, elle aussi, par ses aînés, celle des « rude boys » (les « insolents »).

Bob Marley devient indépendant en même temps que son île. Leurs parcours resteront inextricablement liés : pendant que la Jamaïque affirme son caractère au sein des mouvements tiers-mondistes, Bob affirme le sien en suivant les rude boys et les rastas…

« Let me tell you this : I am a duppy conqueror »

Bob Marley prend aussi pied dans la sphère culturelle jamaïcaine au basculement de deux mondes. La musique traditionnelle jamaïcaine, fortement influencé par la soul et le jazz noir-américains, devient le joyeux ska qui chante gaiement l’indépendance sur une rythmique rapide. Mais ces espoirs sont de courte durée.

Les gens ont vite compris que ça n’avait rien d’une véritable indépendance (…) et à mesure que le tempo de la musique a commencé à ralentir – genre, la fête est finie – ils ont commencé à observer attentivement ce qui se passait »

Jimmy Cliff, cité dans Bass Culture, « When Reggae was King », Lloyd Braddley, Penguin, New York, 2001.

C’est à cette époque que nait le reggae, plus lent et avec des lignes de basses écrasantes comme la chaleur dans les rues poussiéreuses de Kingston – où l’on attend le bus alignés dans l’ombre famélique des poteaux électriques pour échapper aux rayons assassins du soleil. Ce mouvement accompagne un basculement spirituel, dans les ghettos de Kingston ouest, où le christianisme des masses est secoué par la forte poussée du mouvement rasta. C’est dans ce bouillonnement intellectuel, culturel et musical que la carrière de Marley prend son essor.

Bob est aussi né à la frontière des mondes visibles et invisibles. Son grand-père Malcom est connu pour pratiquer l’Obeah africain, et les gens du village disent que le jeune enfant a lui-même des dons pour lire l’avenir dans les lignes de la main. À l’âge de 18 ans, alors que sa mère est aux États-Unis et qu’il s’est fait virer de la cour qu’il squattait à cause de sa relation avec une jeune fille (« on ne veut pas de sang blanc dans la famille »), Bob Marley demande au producteur Coxsone chez qui il travaille à l’époque de l’héberger. Celui-ci lui propose de dormir dans la salle d’enregistrement, sur une vieille porte en bois posée à terre, après les sessions.

Sa femme Rita, qui le rencontra cette année-là, raconte qu’il chercha très vite à partir, car cette pièce était visitée régulièrement la nuit par un esprit. Conscient de cette faiblesse, le producteur Joe Higgs emmènera le trio répéter chaque nuit dans l’enceinte du cimetière de May Pen. S’ils n’ont plus peur des « duppy », les esprits des morts, ils n’auront plus peur de rien. Après cela, plus rien ne l’empêchera de se produire sur scène : il se produira à Kingston avec une balle dans le bras et un bandage autour de la poitrine, juste après une tentative d’assassinat ; il chantera dans la fumée des gaz lacrymogènes de la police anti-émeute du Zimbabwe, et même, à Pittsburgh, le soir de l’annonce par son médecin d’un cancer incurable à un stade très avancé.

« It takes a revolution to make a solution… I don’t want live in the past »

Le travail avec Lee Scratch Perry apprit à Bob – et par la même occasion, à Peter Tosh et Bunny Wailer – « que vous n’avez pas à suivre la mode ou à faire nécessairement ce que l’on vous dit, et que, dans bien des cas, le meilleur moyen d’obtenir quelque chose est de titiller les événements avec un bâton pointu. En compagnie de Scratch, ils s’immergèrent […] dans une absence totale de crainte, à la limite du terrorisme, au sens musical comme au sens littéraire [2] ». Bob Marley a 26 ans lorsque sort son titre Trenchtown Rock, au début de l’été 1971.

Il fit en Jamaïque l’effet d’une bombe (…). Pour les jeunes du pays, la mélodie aux sonorités bien jamaïcaines, la pulsation du rythme et le discours orgueilleux retraçaient les frontières invisibles entre “eux” et “nous”. Trenchtown Rock fut numéro un dans l’île pendant cinq mois, et fit de Bob Marley un héros national. En Jamaïque, où la culture des bidonvilles et la musique qui la véhicule sont le seul moyen d’expression du pauvre, Trench Town Rock eut un effet dévastateur, et contribua à promouvoir des manières de penser et d’être qui allaient bouleverser le pays. En célébrant le côté positif de la réalité de Trenchtown, les Wailers s’affirmaient (…) comme les porte-parole du ghetto et des couches défavorisées. Et cet honneur ne leur fut jamais contesté »

Stephen Davis, Bob Marley, Ed. Arthur Barker, 1983.

Mais imposer cette musique révolutionnaire sur les radios tenues par la bourgeoisie jamaïcaine ne se fit pas sans peine.

Bob et [son ami footballeur professionnel] Skill Cole étaient tellement furieux [que la musique des Wailers ne passe pas à la radio malgré son succès populaire] qu’ils décidèrent de passer aux actes. Accompagnés par Frowzer et Take Life, deux jeunes gunmen que Bob prétendait réhabiliter, ils firent une descente aux studios de la JBC (…) pour essayer d’obtenir quelques passages à l’antenne. Skill balançait de manière désinvolte la batte de base-ball qu’il utilisait souvent comme canne, et Take Life se curait les ongles avec son couteau à cran d’arrêt pendant que Bob discutait avec les malheureux disc-jockeys qui avaient eu la malchance de se trouver là. Les arguments de Bob étaient simples : leur vie serait en danger si [son dernier titre très en vogue] (…) n’était pas diffusé »

Lee Jaffe et Jeremy Kroubo, Bob Marley & les Wailers – 1973 – 1976, Camion Blanc, 2013.

« We free our people my music… we come from Trenchtown »

Le quartier de Trenchtown est un autre de ces espaces entre deux mondes qui jalonnent la vie de Marley. Les quartiers de Kingston-ouest ont en commun d’avoir vu le jour au cours de chantiers lancés par le ministre du logement de l’époque, pour loger les membres de son parti. Le Jamaican Labor Party (JLP) fait raser les bidonvilles de « Back’O Wall », pour construire Tivoli Gardens et Denham Town notamment, dans lesquels il entasse ses supporteurs.

À son arrivée au pouvoir, le People National Party (PNP) rénove et construit à Arnett Gardens et à Trenchtown, avant d’y loger ses propres partisans. Ces deux mondes hermétiques ne sont séparés que par un « gully » (cours de rivière bétonné pour limiter les crues) ou par une avenue. Très rapidement, Trenchtown se retrouve sur la « ligne de front », la zone tampon dans laquelle les affrontements armés entre gangs politiques sont les plus violents.

Il s’agit pour les « bad Johnny », les bandits de la mythologie populaire jamaïcaine, de chasser les partisans du parti adverse pour gagner des voix dans la circonscription. Trenchtown, le quartier de Bob Marley, délimite les deux mondes jamaïcains du JLP et du PNP, et, derrière eux, les deux mondes de la guerre froide : le premier est clairement conservateur et affilié aux États-Unis, le second est vaguement socialiste et moins hostile aux positions de Cuba et de l’URSS. Entre les deux camps, les jeunes tombent et les mères pleurent :

« Woman hold her head and cry, cause her son has been shot down in the street and died from a stray bullet…. Comforting her I was passing by, she cried : I know Johnny was a good man »

Dès que sa carrière internationale décolle, Bob Marley ajoute un nouvel entre-monde à son existence en s’installant dans la maison mise à sa disposition par son producteur Chris Blackwell, dans les beaux quartiers de Kingston, à deux pas de la résidence du gouverneur. Là, il installe le studio d’enregistrement dans les anciens locaux des domestiques noirs et il y reprend certains de ses vieux titres :

« slave driver the table is turned, slave driver you gona get burn »

La rencontre de deux mondes : finalement, le jeune Noir du ghetto accède au quartier auquel son nom de famille blanc aurait dû le prédestiner dans cette société raciste et hermétique. Mais Bob amène le ghetto chez les bourgeois...

I want to disturb my neighbors as I am feeling so right, I want to turn up my disco, blow them to full watts tonight, in a rub a dub style… You haffi tired fi see wi face… »

« Bad card »

Entre ces deux mondes, le chanteur vit bel et bien au bord du précipice. Lorsqu’il accepte de participer à un concert de paix organisé par le PNP, quelques jours avant que celui-ci n’annonce la tenue d’élections anticipées, le chanteur est victime d’une tentative d’assassinat par un gang du JLP qui débarque chez lui en pleine nuit. « Can’t trust no shadows after dark… »

« Revolution »

You ‘round the back, in the kitchen up the steps Vibes and weed, we follow your trail but Josey beat me to the bang (…) He run in on you and lift the M16 But the manager run in, right into you Right into the way (…) Bam bam bam bam bam From Josey gun Josey riddle him tigh, shower him back He scream and I scream and all you say is Selassie I Jah Rastafari

Marlon James, History of Seven Killing, New York, Riverhead books, 2014.

Une cinquantaine de balles sont tirées sur le chanteur. L’une d’entre elles est restée près de son coude gauche ; les chirurgiens ayant toujours craint que l’enlever ne paralyse ses doigts, l’empêchant à jamais de retoucher sa guitare. Rita est touchée à la tête et le manager faillit être envoyé directement à la morgue. Quelques jours plus tôt, Bob disait justement à ce dernier :

Don Taylor pendant que tu étais absent, l’autre jour, un blanc est venu ici et il m’a dit que si je ne dilue pas un peu mes lyrics (…) ils vont me reprendre mon visa et je ne pourrai plus aller en Amérique (…). Je lui ai dit de se casser de chez moi avant que je ne le frappe »

Cité dans Marley and me, the real Bob Marley Story told by his manager Don Taylor, Don Taylor and Mike Henry, Kingston Publishers Ltd., 1995.

Comme souvent l’incident donne lieu à une chanson :

Political violence fill your city yeah, don’t involve rasta in your sehseh, rasta don’t work for no CIA »

« Rat Race »

« Running away… »

Deux jours après la tentative d’assassinat, alors que la moitié du groupe reste introuvable et après de longues tergiversations, Bob joue tout de même son concert gratuit au Stade National de Kingston. Il ouvre la soirée par une version nerveuse de sa chanson « War ».

« War »

Le lendemain à l’aube, une escorte militaire l’accompagne jusqu’à l’aéroport d’où il s’envole pour les Bahamas, puis s’exile à Londres. Il y enregistre les albums les plus connus de sa carrière, et y vit en compagnie d’une ancienne Miss Monde jamaïcaine. Il enchaîne aussi les tournées en Amérique, en Europe, au Japon et dans le Pacifique, parfois suivi de la limousine d’une des filles d’Omar Bongo. C’est l’époque de ses innombrables aventures sentimentales plus ou moins éphémères, d’un chapelet de chansons d’amour et de la naissance d’un nombre incalculable d’enfants hors mariage.

« … but you can’t run away from yourself »

Mais il est ramené à la réalité de son île par la visite à Londres de deux célèbres chefs de gangs. Ceux-ci lui décrivent un chaos sans nom, qu’on sait aujourd’hui largement orchestré par la CIA pour renverser le gouvernement socialiste de M. Manley, et l’implorent de rentrer pour un nouveau concert de paix. D’après eux, lui seul peut ramener la paix dans les ghettos.

« Rise up fallen fighters, rise and take the stance again, the who fight and run away live to fight another day »

« Heathen »

Le concert se déroule à Kingston le 22 avril 1978. Un ami proche de Bob, du nom de Jacob Miller, y réunit sur scène Bucky Marshall, Claudie Massop, Tek life et Tony Welsh dans une chanson intitulée « Peace Treaty »

Les principaux chefs des gangs politiques sont là (à partir de 3 minutes 50 secondes), chantant la mise en œuvre du traité de paix (en fait, certains ont profité du concert pour faire rentrer des armes et la bataille reprendra rapidement…).

Quelques heures plus tard, c’est Bob Marley qui fait venir sur scène Edward Seaga et Michael Manley, les leaders des deux partis politiques concurrents au nom desquels les gangs mettent le pays à feu et à sang. Sur l’une des chansons les plus complexes de Marley, « Jamming »...

« Jamming »

... il unit leurs mains au-dessus de sa tête (à 4 minutes). Le moment est à la fois tendu et unique, à l’image de la performance de Marley – qui dira plus tard, submergé par la déception, qu’il aurait dû profiter de l’occasion pour les tuer tous les deux [3].

« Jah knows how much I tried… »

À l’époque esclavagiste, les conteurs avaient l’art d’appeler les travailleurs à la révolte en racontant des histoires alambiquées et emplies d’ironie. L’appel se devait d’être discret, sans quoi tout soulèvement était étouffé dans l’œuf par la torture et l’assassinat des leaders.

De la même manière, les esclaves s’entraînaient partout au combat en se cachant derrière l’apparence de la danse : capoeira du Brésil, Danmyé des Antilles… C’est dans cette veine que se lit la chanson « Jammin » de Bob Marley – sans aucun doute l’une des chansons qui résument le mieux la complexité du personnage et de son écriture.

À l’image de l’homme, la chanson est d’apparence très simple et la première écoute amène à penser qu’il s’agit d’une simple chanson invitant à danser et faire la fête. Pourtant c’est un hymne révolutionnaire et une chanson hautement spirituelle, qui peut tout aussi bien être lue comme une belle chanson d’amour (voir une chanson érotique – slack en jamaïcain). Elle est tout cela à la fois grâce au raffinement de la construction, à la simplicité des termes employés, et surtout grâce à la polyvalence du verbe choisi au cœur de la chanson.

« Jamming » est une vieille expression empruntée au monde du jazz américain, il s’agit d’improviser avec d’autres musiciens. Dans la Jamaïque contemporaine, « jammin » veut dire « faire la fête », « danser », « passer un bon moment ». On l’utilise aussi dans le sens « danser » ou « faire l’amour avec une femme ». « Jam pon di kaana » peut aussi simplement signifier passer un moment entre amis, au coin de la rue.

C’est ainsi que la chanson « Jammin » peut être « lue » à la fois comme une chanson d’amour crue (« Jah knows how much I tried to keep you satisfied »), comme une invitation à danser pour une femme (« jam by my side »), comme une invitation générale à venir faire la fête et danser ensemble pour oublier l’oppression (« cause everyday we pay the price… ») ou encore comme une invitation à recréer la musique jamaïcaine en improvisant ensemble, en jouant la musique et en dansant (« they think jammin was a thing of the past »), en référence aux musiques d’esclaves qui ont donné naissance aux premiers « dancehall » [4] ; sans oublier de rendre grâce à Dieu (« singing, Holy Mount Zion […] we jamming in the name of the Lord »). Sur une version « live », on notera les différentes attitudes du chanteur (sourire, regard droit/visage grave, poing levé/yeux fermés et attitude spirituelle, etc.) durant la chanson, passant d’un niveau de lecture à l’autre en emmenant littéralement avec lui son public.

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Peinture murale à Trenchtown (Kingston).
Photo : Romain Philippon.

Si l’on se rappelle que Bob cherche avant tout à « libérer le peuple par la musique », et si l’on prend en compte l’héritage des danses d’esclaves et des contes caribéens dans lesquels les incitations sont subtiles et masquées, il est encore possible de réécouter l’ensemble du morceau comme une invitation générale à la révolte (en prenant « jammin » dans le sens familier « foutre le bordel »), à la lutte sociale (« no bullet will stop us now […] neither can we bought or sold, you all defend your rights »), au marronnage (« they think jammin was a thing of the past »), le tout dans une sorte de théologie de la libération (« we jammin in the name of the Lord »).

Et ce d’autant plus que, dans les montagnes de St Ann, les gens pratiquent encore à cette époque un héritage africain qu’ils appellent le « Jamma » : lorsque l’on doit accomplir une tâche collective pénible, comme le creusement de tranchées ou de fosses pour planter les ignames, un leader chante les mots du jamma et les autres reprennent le refrain en chœur. On creuse ainsi en rythme, porté par la chanson et une tâche qui pouvait tout d’abord paraître impossible s’accomplit en douceur.

On pourrait dire que Bob Marley nous prend là où nous sommes venus à sa rencontre : nous sommes là pour passer un bon moment, danser, écouter de la musique. C’est depuis là où nous nous sommes rendus volontairement à sa rencontre qu’il nous emmène exactement là où il veut aller : la révolte pour l’égalité. Du jammin festif au jamma collectif pour la justice.

« Vous voyez, c’est tout le problème de l’éducation. Lorsque vous parlez à certaines personnes, vous devez d’abord leur parler de ce dont elles parlent avant de leur parler de ce dont vous parlez [5] ». Ou, selon les mots d’un journaliste du Los Angeles Time : « Ses fans viennent pour la musique, mais ils remportent avec eux le message… [6] ».

« Lord I’ve got to keep on moving… »

Ce chemin éreintant entre les mondes a conduit Bob Marley de 9 Mile à New York, de Trenchtown à Londres, de Paris à Tokyo, du Zimbabwe à la Suède, en passant par la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Éthiopie, les Açores, Trinidad… Cette course permanente consomme la flamme, même pour un sportif accompli. C’est d’ailleurs lors de l’un de ses footings quotidiens qu’il s’effondrera à Central Park en septembre 1980, en bout de course. La course contre la montre d’un homme qui va mourir à l’âge de 36 ans :

Chacun porte en soi la même somme
D’énergie à dépenser
Sauf que la flamme est plus vive
Quand son temps pour brûler
Est plus bref »

Dany Laferrière, L’énigme du retour.

↬ Romain Cruse.