« A cheap holiday in other people’s misery, I don’t wanna holiday in the sun, I wanna go to the new Belsen, I wanna see some history, ’cause now got a reasonable economy. »Sex Pistols, « Holiday in the sun », Never mind the Bollocks, Here are the Sex Pistols, Virgin Records (Londres, 1977)
Violence et tourisme ne font à priori pas très bon ménage. Lorsqu’une région touristique sombre dans la guerre, connaît des émeutes ou subit des actes de terrorisme, elle est désertée et s’effondre économiquement.
Des pays comme l’Égypte, en profonde mutation après la « révolution » de 2011 et encore très instable politiquement, luttent pour réhabiliter un secteur touristique essentiel pour l’économie. Mais si les événements ont contribué à vider les lieux traditionnellement touristiques (ils y reviendront une fois que la situation sera plus calme), ce sont parfois les lieux-même de la violence qui deviennent des centres d’intérêts et peuvent se trouver transformés en attractions touristiques.
La guerre est un thème privilégié dans de nombreux musées d’histoire, et les champs de bataille sont indéniablement des attractions touristiques (y compris Waterloo et Gergovie…). On voit progressivement apparaître, du Vietnam au Liban en passant par la Lituanie et le Cambodge, des parcs thématiques et historiques imaginés à partir de contextes de violence : guerre, terrorisme, dictature ou génocide.
Entre traumatisme et dérision : les tunnels de Cu Chi
Le cas du Vietnam est souvent présenté comme un exemple paradigmatique d’une reprise du tourisme dans un contexte « post-conflit ». De nombreux vétérans américains reviennent régulièrement sur les lieux de la guerre. Le secteur touristique vietnamien s’est opportunément adapté à cette dynamique, en reconstituant — sous la forme d’un parc à thème historique — l’un des sites les plus sanglants du conflit vietnamien : Les tunnels de Cu Chi, situés dans les environs de Hô Chi Minh-ville (ex-Saigon).
Ce réseau de tunnels destiné à protéger la guérilla Viêt-Cong des bombardements américains est désormais préservé par le gouvernement. Certaines parties du parc mémorial ont dû être adaptées pour les touristes occidentaux : des tronçons de tunnels ont été élargis pour permettre le passage des Nord-Américains et des Européens, généralement plus grands et corpulents que les Vietnamiens…
La visite guidée débute par un film d’introduction qui glorifie les « héros de guerre Viêt-Cong », plusieurs fois présentés comme des champions de « l’anéantissement des Américains » :
« With a common heart in mind young people in Cu Chi communes have registered their names to the so called "circle of destroying Americans". »
Un combattant est ainsi proclamé triple lauréat dans sa catégorie, après avoir tué plus d’une centaine de GI’s...
Une voix féminine, sur fond de musique folklorique plutôt joyeuse, parle de la région de Cu Chi avant la guerre comme d’un jardin d’Éden ; sur l’écran, de ravissantes jeunes filles ramassent des fruits et récoltent du caoutchouc. Cette image est d’ailleurs reproduite dans les prospectus publicitaires du site, où les soldats Viêt-Cong sont symbolisés par... des jeunes filles avenantes.
Dans la suite de la visite, les propos du guide, lui-même vêtu d’un uniforme nord-vietnamien, oscillent entre humour noir et tragédie. À l’étape des « booby traps » — ces pièges destinés à surprendre et tuer les GI’s explorant les tunnels — les guides se lâchent carrément : « Tiger trap… Like Tiger beer… Same, same, but different ! » Les touristes ont ensuite la possibilité de traverser un tunnel, d’essayer des armes de l’époque ou de revêtir les uniformes Viêt-Cong pour apprécier, comme le clame le guide, « le goût de la guerre comme un vrai soldat ! »
Avec dérision et ironie, le Vietnam est parvenu à transformer l’un des sites de la guerre les plus traumatiques de son histoire en un parc thématique « disneylandisé ».
Le « Stalin world »
Dans un autre contexte géographique et historique, la création du parc « The Stalin world » dans le sud de la Lituanie, de son nom officiel « Grūto Parkas », a suscité des commentaires sarcastiques dans les médias :
« Vous avez sans doute toujours cru que la dictature stalinienne n’avait aucun rapport avec Disneyland. Et bien, maintenant, si ! »« Stalin World », City Paper’s Baltic Worldwide
Inauguré en 2001, ce parc à thème historique revient sur l’histoire de ce que les Lituaniens appellent « l’occupation soviétique » du pays, y compris les périodes les plus noires comme les déportations de populations vers les goulags.
Villiunas Malinauskas, après avoir fait fortune dans l’exportation de champignons, de baies et d’escargots, décide dans les années 1990 d’investir une partie de son capital dans la création d’un parc thématique sur cette période historique ressentie par de nombreux Lituaniens comme traumatique. Cent-onze statues monumentales des figures communistes et plus d’un million et demi d’artefacts (timbres, médailles, pièces de monnaie, etc.) ont ainsi été réunis dans ce parc, situé au milieu de marais infestés de moustiques. Villiunas Malinauskas explique : « C’est de l’Histoire, authentique, vivante… Aussi douloureuse soit-elle ! Pourquoi devrions-nous l’occulter ? Dans d’autres pays, comme la Biélorussie ou l’Ukraine, les statues ont été soit volées, soit détruites… La création d’un tel parc y est impossible. En Lituanie, heureusement, on est arrivé à temps ! […] J’ai été bien soutenu par la population. On a même fait un sondage et 87 % des gens ont répondu qu’un tel parc était nécessaire. »
Bien que la plupart des éléments exposés viennent du secteur privé, le gouvernement lituanien a tout de même permis l’acquisition de 39 statues. Le fondateur du parc est actuellement en conflit avec certains sculpteurs à propos des droits d’auteur sur ces œuvres. Sept d’entre eux se sont constitués en association et réclament 6 % du revenu annuel de l’exploitation du parc.
Villiunas Malinauskas refuse toute concession, arguant que ces statues n’existeraient plus sans son intervention. Il ajoute qu’à l’époque communiste il n’existait pas de législation sur les droits d’auteur : « Quand mon père a été déporté en Sibérie et qu’il mourait de faim, ces sculpteurs étaient presque millionnaires ! »
L’architecture du parc est basée sur celle des goulags. Des miradors entourent le site, d’où des haut-parleurs diffusent en continu de la propagande soviétique d’époque. Le centre d’information imite les maisons de la culture des années 1940 et 1950. Les chemins en bois qui guident les visiteurs dans le parc sont ceux des goulags sibériens…
Une cafétéria propose aux visiteurs affamés des « menus soviétiques exotiques » tels que son « menu nostalgie » : saucisse à la moutarde, anchois et oignons, le « nostalgia bortsch », ainsi que le « Deer’s Eye cocktail » (2 dl de vodka pure).
Des jeux datant de la période soviétique sont disposés ça et là, accompagnés par la diffusion d’enregistrements des paroles d’enfants de cette époque. L’audio-guide disponible pour les visiteurs revient précisément à ce stade de la visite sur la comparaison entre le site et Disneyland : « Lorsque les visiteurs arrivent à proximité de ces terrains de jeux pour enfants, ils pensent que nous avons réconstitué Disneyland à Gruta. Mais ce n’est pas Disneyland, ces terrains de jeux de style soviétique, très simples, font partie de notre histoire, et nous avons aussi souhaité montrer ce à quoi ils ressemblaient ».
Le site Internet du parc présente ces aires de jeux comme un « Luna Parc soviétique » : « Les enfants pourront s’amuser sur les mêmes aires de jeux sur lesquels leurs parents et grands-parents avaient l’habitude de jouer ».
On trouve aussi dans « The Stalin world » un zoo regroupant près de 150 espèces d’animaux et d’oiseaux. Une cafétéria propose une sélection de plats d’époque afin de permettre aux visiteurs de s’immerger pleinement dans cette période historique.
Ici aussi, comme au Vietnam pour les tunnels de Cu Chi, de l’ironie et de la dérision. Des statues de Lénine, Staline ou Brejnev sont placées dans une réserve qui symbolise la « répression soviétique ». C’est en périphérie, dans des marais loin de la capitale… Un peu comme si on les avait déboulonnées une seconde fois, pour les mettre dans un univers carcéral (le goulag, donc) reconstitué. Ce parc permet peut-être aux Lituaniens de se confronter à cette période sombre de leur histoire et de désacraliser ce passé traumatique ; il permet aussi de préserver ce patrimoine. Sans cette initiative, la plupart de ces symboles du passé auraient sans doute disparus.
Auschwitz Land
S’il est un lieu de mémoire, de souffrance et de violence que l’on ne peut assimiler à un parc thématique sans provoquer une authentique indignation, c’est sûrement le camp de concentration préservé d’Auschwitz-Birkenau. Et nombreux sont ceux qui refusent de le considérer comme un site touristique.
Annette Vieviorka, dans son livre Auschwitz. La mémoire d’un lieu (Hachette, Paris, 2005) le qualifie pourtant de « Musée-Auschwitz » et rappelle que le site a reçu 25 millions de visiteurs depuis la fin de la guerre. Rémy Knafou constate qu’un seuil symbolique a été franchi en 2008 :
« Avec 1,2 million d’entrées dans le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, le nombre des visiteurs en une année a dépassé celui de ceux qui y ont trouvé la mort entre 1940 et 1945 (au moins 1,1 million de victimes, juives à 90 %). En 2010, un nouveau record d’affluence a été dépassé dans ce qui est le plus grand cimetière du monde avec 1,4 millions de visiteurs »« Auschwitz, lieu touristique ? », Via@, Revue internationale interdisciplinaire de tourisme, 2012.
Malgré cette affluence, et bien que regroupant tous les services nécessaires — boutique, parkings, toilettes, restaurants, cartes postales —, la dimension touristique d’un site comme Auschwitz est loin de faire l’unanimité. Lieu de mémoire, de recueillement oui, mais attraction touristique, non !
L’historien britannique Tim Cole, qui a bien analysé la transformation du patrimoine de l’Holocauste en attraction touristique, met en garde contre les distorsions historiques qu’une telle dynamique peut entraîner. Ce qu’il appelle « Auschwitz land » est, affirme-t-il, de plus en plus déconnecté de l’histoire originale du site :
« Essayer de représenter la complexité de ce passé dans un parc à thème contemporain aussi morbide a des conséquences : ce tourisme de passage menace de banaliser le passé, de domestiquer le passé, et finalement de l’abandonner complètement. »Tim Cole, Selling the Holocaust : From Auschwitz to Schindler. How History Is Bought, Packaged, and Sold, Routledge, Londres, 2000.
Les théories de Tim Cole sur la commercialisation et la banalisation de l’Holocauste sont certes provocantes et qualifier le site actuel d’Auschwitz de « thème-parc morbide » peut paraître excessif. Mais le processus de commercialisation qui accompagne le site est une réalité et, par exemple, l’organisation d’événements du genre « enterrement de vie de garçon » à Auschwitz représente le pire de la banalisation d’un tel lieu.
L’agence britannique « Last night of freedom » propose ainsi de cocher la « case culturelle » et de participer à une visite du site parmi d’autres activités traditionnellement liées à ce genre d’événements, comme le paintball et le striptease :
« Bien que ce ne soit pas exactement la première chose à laquelle vous penseriez pour un tel week-end, beaucoup de ceux qui visitent Cracovie sentent comme une obligation de venir montrer leur empathie dans ce lieu triste et émouvant [...] Pour ceux souhaitent venir, les transferts, un guide professionnel, l’entrée du musée et des boissons non alcoolisées sont inclus dans le prix d’une excursion qui restera comme une expérience inoubliable, qui donnera à réfléchir et laissera chaque visiteur « engourdi » pendant toute la durée du voyage de retour en bus vers Cracovie ».
Une autre agence, « Chilli Sauce », propose une offre similaire, mais mentionne tout de même sur son site la dimension « particulière » de ce type d’excursion :
« Ce n’est certainement pas pour tout le monde, mais venir exprimer du respect et de l’empathie à Auschwitz sera sans aucun doute une des expériences les plus fortes et déstabilisantes de votre vie ».
Pizzas Ghetto et Jurassic Park mémoriel
Jáchym Topol, un auteur de l’underground littéraire tchèque, revient aussi sur le destin touristique de sites traumatiques dans son roman burlesque et cynique L’atelier du diable. Les personnages, tels le narrateur et son oncle Lebo, refusent de voir disparaître les vestiges du camp de concentration de Theresienstadt dans l’actuelle République tchèque et misent sur le tourisme pour sa préservation.
En créant un « Jurassic park mémoriel » et en vendant des « pizzas Ghetto », ils cherchent à attirer touristes et survivants sur ce lieu de mémoire. Devenant un spécialiste dans ce domaine, le narrateur se rend ensuite en Biélorussie, que l’auteur décrit comme le pays le plus traumatisé de la Seconde guerre mondiale, mais dont le traumatisme est le moins reconnu : « On parle tout le temps des camps de la mort en Pologne… Tous les chemins mènent à Auschwitz, mais il n’y a pas que la Pologne ! alors il faut que ça change ! »
Il décrit la compétition mémorielle — puis touristique — qui s’engage entre ces sites, et conclue avec ironie que l’importance de ces nouvelles attractions touristiques devrait être proportionnelle à la souffrance dont ces lieux sont le symbole. Dans cette fiction, au-delà du burlesque et de l’ironie, Jáchym Topol décortique des enjeux contemporains encore peu explorés.
De plus en plus de sites de « terreur » sont conservés suivant une dimension historique et testimoniale. Ils s’intègrent dans un « marché touristique » où des lieux iconiques tels qu’Auschwitz peuvent être considérés, suivant la vision cynique de Jáchym Topol, comme les plus rentables, que ce soit en termes financiers, de reconnaissance ou d’image.
Le Vietnam, la Lituanie et la Pologne ont donc misé sur le tourisme pour préserver ce patrimoine. En faisant ce choix, des interprétations particulières du traumatisme sont proposées et perçues de manière différenciée selon les liens que chacun entretient avec l’Histoire. S’ils choquent et scandalisent, ces parcs thématiques de l’horreur permettent aussi la préservation de la mémoire, et à la population de pouvoir se confronter à un passé souvent encore très douloureux.