Vaincre une mer déserte et fermée

Deux #documentaires émouvants sur les #migrants traversant la #Méditerranée

9 mai 2014

 

Mare chiuso (Mer fermée), de Stefano Liberti et Andrea Segre, et Mare deserto (Mer déserte) d’Emiliano Bos et Paul Nicol sont deux « documentaires-enquêtes » sur le thème de la migration ; ils portent ici un regard sans complaisance sur la mort de milliers de personnes migrantes en Mer Méditerranéenne et pointent les responsabilités. Pour les migrants, c’est avant tout le lieu du désespoir.

Par Cristina Del Biaggio

chercheuse post-doc à l’Université d’Amsterdam

L’histoire de Mer fermée se déroule dans un triangle géographique. Elle commence en Italie, avec un jeune homme d’origine sub-saharienne qui se promène dans un village, en Italie du Sud, dont on va comprendre qu’il s’agit de Crotone, en Calabre. Le film se transporte ensuite en Tunisie, dans un camp de réfugié du HCR. Puis, quelques scènes sont filmées dans l’enceinte de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg.

Les histoires des migrants, filmées avec dignité et respect, sont reconstruites avec grande précision. Dans le camp tunisien, les réfugiés ont du mal à dissimuler leurs émotions lorsqu’ils se remémorent leur voyage.

JPEG - 209.2 kio
Dans le camp de Choucha en Tunisie (Mare chiuso)

On peut voir dans leurs yeux briller la joie quand ils évoquent le navire italien venu les secourir. Ils avaient alors, la certitude d’être déjà en Italie. On peut lire l’expression du désespoir lorsqu’ils racontent, les yeux vides, comment les soldats italiens, en pleine mer, les ont livrés à un bateau militaire libyen...

Alors même que ces migrants étaient en mer, le premier ministre italien de l’époque, Silvio Berlusconi, signait un « accord d’amitié » avec la Libye. Il s’agit du fameux traité de Benghazi, du 30 août 2008, qui autorisait ce qu’on appelle en anglais les « push back », c’est-à-dire le retour forcé des migrants de là où on pense qu’ils viennent, alors même qu’ils sont en mer, encore dans les eaux internationales (ou alors qu’ils viennent juste de traverser la frontière). Après l’adoption de cette loi, l’Italie a eu un mal fou à se défendre devant la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui est, dans un sens, assez rassurant.

Le verdict de Strasbourg n’est pas « tombé » pendant le tournage du film, mais, en février 2012, la Cour a condamné l’Italie pour avoir violé le droit des migrants de trouver un refuge sûr quand ils savent leur vie menacée. Il Manifesto titrait, le 24 février 2012 : « Aujourd’hui, c’est l’Italie qui a été renvoyée, et non pas ses immigrés. »

La mer est donc « fermée ». On ne passe pas. Retour à l’envoyeur pour ceux qui sont pris. Arrivés en Libye, ces migrants ont été amenés à la prison de Zliten, où ils ont été violentés. Puis, en février 2011 éclate la guerre civile. Pour les migrants, c’est le moment de repartir... Il n’y aura pas beaucoup de solutions : la plupart vont tenter de fuir vers la Tunisie où le HCR installe des camps d’accueil en toute hâte. Mais tous n’auront pas cette chance, et pour ceux qui restent bloqués par les combats, le seul choix possible sera de reprendre la mer. C’est ce que fera Abukurke...

JPEG - 259.3 kio
Portrait d’Abukurke (Mare Chiuso)

Abukurke est aussi un des protagonistes de Mer déserte. Ce deuxième documentaire, produit par la télévision suisse de langue italienne, retrace les histoires de neufs survivants d’un voyage dramatique. 9 survivants seulement sur 72 personnes (dont deux enfants) embarquées à Tripoli : Dan, Bilal, Elias, Girma, Maryam, Khabbadi, Filmon, Mohammed et Abukurke. Neuf personnes qui n’auraient jamais dû se rencontrer mais dont les destins se sont croisés le temps d’une traversée qui ne devait durer que quelques heures. (À la suite de cette affaire tragique, le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) a décidé en 2011 de porter plainte contre l’OTAN, l’Union européenne et les pays de la coalition en opération en Libye pour non assistance à personnes en danger. Visionscarto.net aura l’occasion de revenir prochainement sur ce procès).

JPEG - 477.4 kio
Camp de réfugiés à choucha en Tunisie (Mare deserto)
JPEG - 566.9 kio
Demandeur d’asile en attente au camp de réfugiés à choucha en Tunisie (Mare deserto)

Très gros plan sur le visage d’Abukurke quand il raconte comment, alors que leur bateau était en panne, il a agité à bout de bras le cadavre d’un des deux enfants pour attirer l’attention d’un hélicoptère passant au-dessus de leurs têtes. Mais cet hélicoptère ne s’arrête pas. Un peu plus tard, il y en aura un autre, un hélicoptère militaire qui va hélitreuiller de l’eau, des biscuits, une corde, et... s’en aller. Les naufragés verront aussi, une dizaine de jours plus tard, un bateau de pêche qui s’approchera, et qui s’en ira aussitôt.

Voilà pourquoi les réalisateurs du film vont définir la Méditerranée comme une mer « déserte ». Très fréquentée, puisqu’elle regorge de navires, mais virtuellement déserte, complètement déserte puisque aucun d’entre eux n’esquisse le moindre mouvement pour secourir un bateau en détresse.

Il y a dans le secteur, en plus du trafic normal et au moment même où ce bateau dérive, une dizaine de navires de guerre sous commandement de l’OTAN, et quelques autres navires militaires français, américains et anglais. On est alors en plein cœur de la guerre en Libye. Les réalisateurs du film montrent avec cette enquête méticuleuse que l’OTAN, qui coordonnait les opérations navales, a violé le droit maritime international. La Convention de Londres de 1989 stipule que « tout capitaine est tenu, autant qu’il peut le faire sans danger sérieux pour son navire et les personnes à bord, de prêter assistance à toute personne en danger de disparaître en mer ». Mais pour les capitaines de cette armada déployée au large des côtes libyenne, la patera est restée « invisible », hors de vue des radars les plus sophistiqués...

JPEG - 175.2 kio
Arrivée à l’aéroport de Rome (Mare deserto)

Sans boussole, sans GPS, le bateau dérivera au gré des courants et reviendra s’écraser sur les côtes libyennes, non loin de son point de départ.

Emprisonné, maltraité, menacé de mort avec ses compagnons d’infortune, Abukurke reprendra la mer six mois plus tard et arrivera finalement sur l’île de Lampedusa (Italie) avec deux autres survivants.

Il a « réussi ». Il est arrivé en Europe, il a su vaincre une Méditerranée déserte et fermée...

Pour acheter ou regarder les documentaires :

 Mare chiuso (Mer fermée), livre+DVD de Stefano Liberti et Andrea Segre, 82 pages, juin 2013.
 Mare deserto (Mer déserte) d’Emiliano Bos et Paul Nicol, 52 min., diffusé le 19 juin 2012.

#recension
#migrations
#méditerranée
#asile
#libye
#italie
#documentaires