Retour en décembre 2014. Les grandes organisations internationales avec lesquelles nous travaillons ne sont qu’à un deux pas du « MuseumQuartier Wien » et deux de ses musées - le « Mumok » (musée d’art moderne) et le musée « Léopold » - où nous pouvons retrouver un peu de calme et de sérénité dans la beauté des œuvres.
Vienne est assez calme en ce mois de décembre froid et sec. Cette capitale ressemble à une petite ville provinciale. Les marchés de Noël de l’hiver ont remplacé les orchestres de l’été qui « envalsaient » les passants avec Strauss ou Lanner.
Le « Museum Quartier Wien » est un lieu magique, hors du temps ; presque hors de la Ville.
Dans ce qui a servi autrefois d’écuries pour les chevaux de l’empereur, sont installés — autour d’une large cour intérieure — des musées et des galeries dédiés à la peinture, l’architecture, la danse ou le cinéma. On y trouve aussi un musée pour enfants (Zoom) très original.
À l’entrée se dresse toujours le monument à la mémoire de Marcus Omofuma, un citoyen nigérian assassiné par la police dans un vol de la Balkan Air lors de son rapatriement forcé en mai 1999.
Le musée Léopold et le « Mumok » offrent des parcours artistiques très originaux qui permettent de découvrir les peintres et les œuvres en ordre dispersé. Les stars se mélangent aux inconnus, le XVIIe siècle fricote avec le XXe. D’ailleurs, c’est écrit sur un des murs du musée :
Il est vain de vouloir toujours tout classer ».
Voici une sélection de quelques œuvres que le hasard a mis sur notre chemin, promenade qui nous permet de faire la connaissance de quelques peintres autrichiens. Il est impossible de dire pourquoi celles-ci et pas les autres : ce sont des émotions artistiques, parce qu’ « Il est vain de vouloir toujours tout expliquer rationnellement »...
Prêt pour la balade ?
On l’appelait « Mopp ». C’était un peintre expressionniste, grand ami d’Egon Schiele, avec qui il partageait « un amour immodéré pour la peinture ». Ils étaient tous deux assez fiers de dire qu’ils « vivaient dans un grand dénuement et avaient souvent faim mais qu’ils arrivaient à faire tout ce qu’ils voulaient en art, et qu’ils étaient tout à fait heureux ». [1]
Le regard de l’enfant, assez déterminé, est à la fois sombre et doux. Les compositions de couleurs sont très intéressantes : le rouge profond, mais pas agressif, le bleu bien chaud et tendre mais soutenu, et le petit point jaune de la balle est comme un soleil pâle qui éclaire un peu le portrait. Et sous le bras gauche, une ombre assez osée, d’un noir léger, donne à cette œuvre un subtil relief.
Dans l’embrasure de la porte, tout n’est que douceur et plaisir... ce tableau familial respire le bonheur, et la lumière y est magnifique. Ce peintre autrichien, après avoir beaucoup peint des paysages naturels, s’est spécialisé dans la représentation peinture de scènes de la vie quotidienne des paysans aux alentours de Vienne.
Dans le musée Léopold, on pouvait trouver cette toile entre deux tableaux d’Egon Schiele. C’est ce qui rendait encore plus spectaculaire ce beau jeu d’ombres et de lumières, un modèle du genre pour les cartographes...
Voici une de ces « tranches de vie » paysannes où la mise en scène est très « travaillée » : la lumière, la position des objets, des personnages et des animaux. Dans cette composition, rien n’est dû au hasard, il s’agit d’acteurs dans un décor (presque) de théâtre avec plusieurs plans ; comme dans une carte en somme...
Nous voici au cœur de Vienne, dans le quartier de Brigittenau. Karl Stark a produit de nombreuses œuvres sur ce quartier, mais ce tableau représente un beau mélange de « formes et de couleurs », deux éléments qu’il « aimait faire dialoguer ». Des immeubles en diagonales croisées, des façades blanches inondées de lumières mélangées aux toits gris sombres pour dramatiser cette scène urbaine et affirmer les contrastes. Tous les éléments sont des coups de pinceaux épais, « des formes abstraites qui, assemblées, font naître un paysage concret ».
Il faut remonter tout en haut du musée Léopold pour découvrir les salles consacrés à Gustav Klimt, et s’émerveiller devant ce tableau magistral. On n’y retrouvera pas la sensualité extrême de Judith ou du baiser mais côté « vie » un enchevêtrement d’amour et de chaleur : et une belle composition de couleurs complémentaires froides pour la mort et chaudes pour la vie sur un fond gris-verdâtre pour les mettre en valeur.
Et voici une toile d’un peintre inconnu côtoyant la star des stars de la peinture autrichienne... Hans Böhler va voyager tout autour du monde à partir de 1910 jusqu’au début de la première guerre mondiale ; ces explorations seront la source d’une inspiration infinie. Ce tableau est un écho au portrait d’enfant de Max Oppenheimer, veste bleue sur fond rouge dégradé presque jusqu’au blanc au niveau du visage, sans doute pour mieux en faire ressortir l’expression.
Pas facile, Egger-Lienz... C’est un artiste exigeant et intraitable qui se fâche facilement. Il critique sévèrement et publiquement certains de ses pairs, provoquant un conflit (artistique) d’une telle ampleur qu’il finit par quitter son poste à l’académie des beaux-arts de Weimar pour se retirer dans son Tyrol natal où il se spécialise dans la figuration des paysans et des scènes de la vie rurale.
Mais il se garde de la tentation de transformer ses tableaux en scènes idylliques et légères. Au contraire, ses figurations sont très concentrées, épaisses et lourdes, tout comme les mouvements de ses personnages qui, chez Egger-Lienz, sont aussi « monumentaux » que ses représentations des bâtiments :
Je ne peins pas des paysans ou des paysages, je peins des formes et des mouvements ».
Les trois moissonneurs d’Albin Egger-Lienz est aussi proche, par le style massif, de celui-ci que l’on doit à Alfons Walde, originaire du Tyrol, qui se reconnaissait aussi du mouvement de la « nouvelle objectivité ».
Lerch fût un membre éminent du « Hagenbund », tout comme Albin Egger-Lienz ou encore Oskar Kokoschka. Cette association d’artistes sera, dans le premier tiers du XXe siècle, le lieu de rencontre le plus riche, le plus prolifique et le plus fou de l’avant-garde viennoise. Le mouvement cubiste y affrontera celui de la « nouvelle objectivité » dont se reconnait Lerch. Elle sera dissoute par les Nazis en 1938. Lerch s’enfuira à New York où il s’établira définitivement.
Cette jeune fille assise, c’est la troisième résonance du rouge sur le bleu — en référence au portrait d’enfant d’Oppenheimer (voir plus haut). Le vêtement rouge sur le fond bleu est ici conçu dans une gradation binaire beaucoup plus froide.
Et puisqu’on est toujours dans le rouge et le bleu (deux couleurs « lourdes » en cartographie lorsqu’on les utilise ensemble dans une teinte dense), on peut découvrir grâce à un tableau du peintre norvégien Edvard Munch une quatrième évocation de ces deux couleurs, avec toujours ces vêtements rouges plutôt légers, et cette fois-ci un fond bleu « naturel » représenté par l’eau dans une atmosphère de calme et de sérénité ; sentiments peu communs chez Munch...
Voici encore un beau jeu d’ombre et de lumière offert par le peintre autrichien Anton Kolig, autre membre du groupe des copains de la Sécession viennoise, avec Egon Schiele et Oskar Kokoschka entre autres. Les couleurs sont brillantes et les mouvements dynamiques (c’est le « peintre du geste ») dans cette œuvre qui rappelle grandement — dans la forme — le tableau de Matisse (1869-1954) « La danse » peint en 1909.
Ici, c’est pour l’émotion. Ce n’est pas seulement le titre qui est tendre, mais aussi les couleurs et les gestes, bien que les formes soient très légèrement angulaires.
Leopold Birstinger est aussi l’auteur d’une étonnante mosaïque intitulée « La mère et l’enfant », elle aussi très tendre, que l’on peut voir au Dreyhausenstraße 46 dans le quartier Penzig à Vienne, au rez-de-chaussée d’un ensemble de logements sociaux.
On peut d’ailleurs consulter la liste des logements sociaux du quartier Penzig construits dans les années 1920, avec pour chacun d’eux une brève description architecturale et artistique (ces bâtiments sont souvent ornés de mosaïques ou de sculptures). L’histoire de la construction de ces quartiers est évoquée dans l’article de Sophie Hochhäusl, Otto Neurath et « l’orchestration » de la politique urbaine.
Sans transition, en quelques pas, dans la salle voisine, on pénètre dans l’univers « futuriste » du cubisme, avec en particulier des œuvres du peintre italien Gino Severini dont ce magnifique autoportrait qui, dans les formes et les couleurs, pourrait presque figurer une carte !
Tout y est : les couleurs douces (ocre clair/jaune et vert sur fond gris), les ombres, le relief et surtout une dynamique figurée ici en de très beaux mouvements qui mélangent des courbes et des lignes droites. On a l’impression que rien n’est laissé au hasard, l’œuvre est une composition rigoureuse.
Mais comme le musée Leopold mélange tout, dans cet univers cubiste, on a trouvé ce tableau de Picasso en vis-à-vis de l’œuvre de Gino Severini : mêmes teintes, mêmes ombres, bien que le style soit beaucoup moins angulaire, mêmes mouvements... J’admire toujours l’aspect des courbes et des formes rondes chez Picasso, qui ont si souvent été une source d’inspiration dans les choix de représentation de dynamiques pour ma production cartographique.
Dernière peinture avant de quitter le musée, ce « tableau-carte » de Schiele qui fait partie d’une trilogie réalisée en 1915 et en 1916 à Krumau (aujourd’hui appelé Český Krumlov) où il séjournait fréquemment. Le tableau représente une belle courbe, mais l’atmosphère et le style de l’œuvre sont cubistes. Ça ressemble à un plan de ville où tout est chaud, dans les couleurs jaune orangée et ocre jaune, avec quelques pointes de rouge vif pour donner le relief, et... une petite façade bleue, toute froide, symbole de l’élément unique, exceptionnel, qui se distingue de l’ensemble, du « courant général ».
Nous quittons le musée Leopold pour le musée d’art moderne voisin (le Mumok) qui pratique aussi le mélange des genres où — hasard ou non — nous découvrons une toile abstraite de Giacomo Bella, dont Gino Severini a été l’un des plus fidèles élèves. Encore un beau mélange de courbes et de droites, de bleu et de jaune, de couleurs qui fusionnent et superposent sans vraiment se fondre.
Ce peintre et photographe hongrois a travaillé avec Otto Neurath et a enseigné jusqu’en 1928 au Bauhaus.
Comme celles de Kasimir Malevitch et Vassily Kandinsky, ses compositions ont littéralement « fondé » les bases sur lesquelles la cartographie thématique moderne s’est construite : le mariage des formes ponctuelles, linéaires et surfaciques, l’intensité des couleurs selon la surface occupée, les mouvements, la dynamique générale, les superpositions ou les fusions d’éléments graphiques... Kandinsky a conceptualisé toutes ces approches dans « Points et lignes sur plan » publié en 1923...
En mémoire d’Alice B.