En regardant la série Masters of the Air, puis en lisant des articles sur l’extraordinaire pilote de bombardier « Rosie » Rosenthal, j’ai été litéralement projeté dans un monde presque surréaliste. Après la guerre, il a notamment été l’assistant du procureur américain lors du procès de Nuremberg, interrogeant des personnages clés tels que l’ancien chef de l’armée de l’air allemande, Hermann Göring.
Le procès de Nuremberg, organisé par les Alliés pour juger ce qui restait de l’Allemagne nazie, a joué un rôle essentiel dans l’établissement d’une jurisprudence pour traduire devant les tribunaux toutes celles et ceux responsables de crimes de guerre et d’atrocités.
Dans l’article de Wikipédia sur le procès, on peut lire ceci (c’est moi qui souligne) :
Outre les juristes, il y avait de nombreux chercheurs en sciences sociales, des psychologues, des traducteurs et des interprètes, ainsi que des graphistes, ces derniers ayant réalisé de nombreuses figures utilisées pendant le procès. »
Je découvrais, incrédule ou presque, que des graphistes avaient créé des graphiques pour ce procès ! C’était irrésistible, il fallait vraiment aller voir à quoi ressemblaient ces figures.
La visualisation des données se surpasse souvent lorsque l’humanité connaît le pire, comme l’a récemment montré la période du Covid-19 : nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui se sont arrêtéravages du choléra à Londres (1854) de John Snow (1813-1858), le « Diagramme des causes de mortalité au sein de l’armée en Orient » (1858) de Florence Nightingale (1820–1910), ou encore la célèbrissime « Carte figurative des pertes successives en hommes de l’Armée française dans la campagne (napoléonienne) de Russie en 1812-1813 » (1869) par Charles Minard (1781–1870).
es pour essayer de comprendre un graphique linéaire qui indiquait le taux de mortalité de cette maladie transmissible et dévastatrice. Grand nombre de graphiques statistiques et de visualisations mythiques sont des représentation de la mort [de la mortalité ?] comme le montre par exemple la carte desOn a sous-estimé le rôle des graphiques d’information pendant la Seconde Guerre mondiale : de la propagande d’influence aux plans secrets, en passant par les opérations sur le champ de bataille et l’organisation de la survie des peuples persécutés, la diffusion de ces figures en grand nombre a été constante tout au long de cette tragédie mondiale. Et pourtant, aucune n’est vraiment devenue emblématique.
En explorant les archives du procès de Nuremberg, j’ai découvert une série de graphiques dont je présente ici quelques exemples. Bien qu’ils ne représentent qu’une fraction des preuves présentées, ils révèlent l’immense portée et l’importance des procédures. Étant donné la gravité du sujet - il s’agissait de juger des crimes contre l’humanité -, je dois les présenter avec quelques mises en garde :
- La plupart de ces photographies proviennent de l’US Army Signal Corps. Je les ai trouvées principalement dans les Archives nationales des États-Unis et, dans une moindre mesure, au Musée commémoratif de l’Holocauste à Washington. Les légendes sont d’origine, j’ai juste ajouté quelques détails entre parenthèse ;
- Ces figures ne représentent qu’une infime partie de ce qui s’est passé pendant le procès. Je ne le commenterai que brièvement, car nous n’en savons pas encore assez pour les replacer dans leur contexte, et nous ne savons pas non plus quel a été son impact sur les procédures et les jugements.
Ce qui est vraiment frappant, c’est que beaucoup de ces représentations visuelles étaient immenses, et pouvaient recouvrir tout un pan de mur... Elles occupaient une place centrale proéminente dans la salle d’audience, comme ces énormes cartes montrant la « chaîne de responsabilité » nazie :
La plupart de ces grandes figures sont des organigrammes, qui aident à replacer les accusés dans le système politique, et expliquer l’organisation du commandement et la responsabilité des nazis, ce que montre cette photo : la fonction et l’échelon d’Ernst Kaltenbrunner, directeur du Reichssicherheitshauptamt (Office central de la sûreté du Reich - RSHA) [1], dans le système policier allemand.
Ernst Kaltenbrunner a été l’un des principaux responsables de l’Holocauste. Il était le troisième chef du RSHA, qui comprenait la Gestapo. Kaltenbrunner a été le membre le plus haut placé de la Schutzstaffel (SS) à être jugé, condamné à mort et exécuté par pendaison en octobre 1946. Himmler était plus haut placé, mais il s’est suicidé en mai 1945 pendant le procès au cours duquel il a été reconnu coupable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
L’organigramme ci-dessous a été spécialement assemblé pour montrer où, précisément, se situait le Dr Karl Brandt pour établir le niveau de ses responsabilités. Il a été reconnu coupable d’avoir coordonné des expérimentations sur les humains, ainsi que d’autres crimes de guerre, puis condamné à mort et enfin pendu le 2 juin 1948.
Dans les archives, toutefois, il y a beaucoup moins de figures, organigrammes, cartes ou représentations visuelles, que de photos qu’on trouve en nombre très important. Sans doute pour renforcer l’accusation, les magistrats ont décidé d’afficher des « éléments de preuve » sous la forme de montages composés à la fois de graphiques et de photos :
Il faut reconnaître que l’affichage en grand de l’organigramme, sur mur de la salle d’audience (et même dans le bureau du procureur Russel !), avait une certaine puissance, et permettait d’identifier immédiatement la fonction et le grade des accusés (dans l’illustration ci-dessous, on voit clairement Wilhelm Stuckart [2] placé directement sous l’autorité de Himmler).
Si beaucoup de ces figures « monumentales » semblent avoir été conçues pour être exposées dans la salle d’audience, les archives des pièces à conviction en contiennent également beaucoup d’autres. On y trouve des dizaines de cartes thématiques, de graphiques linéaires, de diagrammes à secteurs et de diagrammes à barres.
En voici deux exemples :
Vous pouvez consulter la fiche wikipedia d’Oswald Ludwig Pohl et l’organigramme qui montre sa place dans le système politique du Reich nazi.
La carte intitulée « Exécutions de Juifs par l’Einsatzgruppe A » et estampillée « Secret Reich Matter » indique le nombre de Juifs et Juives exécuté
es (symbolisé es par des cercueils) dans les États baltes et en Biélorussie à la fin de l’année 1941. La légende en bas de page indique que « le nombre estimé de Juifs encore disponibles [était] de 128 000 ».L’omniprésence et la taille immense de ces représentations visuelles semblent montrer que les organisateurs du procès de Nuremberg pensaient permettre un accès plus direct et plus efficace à l’information, et croyaient en leur pouvoir de persuasion.
Les cartes ont aussi cette double capacité à informer ou à tromper quelque soit les domaines : elles peuvent être utilisées à bon escient, par les abolitionnistes, les suffragettes, les réformateur
es du système de santé, les chasseur es de nazi es ou les activistes du climat. Elles peuvent aussi être utilisés pour pervertir la réalité, manipuler les peuples. Elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles ne sont que des outils, des vecteurs qui rendent visible la connaissance.Les cartes et figures publiées ici ne représentent qu’une infime partie de ce que contiennent les archives, j’espère que cet article suscitera des vocations. Pour celles et ceux qui souhaiteraient explorer plus avant cette mémoire, ces archives vous attendent.